Sécularisation et Modernité

 Raymond Rizk  

 

Technique et Sécularisation

Notre époque est la première qui puisse espérer se libérer de la tyrannie de la nature physique. La technique ouvre à l'homme des possibilités qui semblent parfois infinies pour contrôler et transformer son cadre naturel et culturel et même pour modifier sa propre nature biologique. Cette puissance offerte par la technique est ambivalente. Beaucoup de signes nous montrent que le pouvoir de l'homme augmente plus rapidement que sa capacité de compréhension et d'utilisation positive de son pouvoir.

Cette puissance s'accompagne, entre autres, de la tentation d'affronter, et en quelque sorte de forger l'avenir en liquidant l'héritage culturel et éthique du passé et en coupant le lien de dépendance longtemps entretenu entre la société et la culture d'une part et la religion de l'autre.  Le monde d'aujourd'hui, grisé par son pouvoir, désacralise à outrance et va à grands pas dans les voies de la sécularisation qui est ce état de la société où l’être humain est plus ou moins conscient, plus ou moins implicitement défini par ses besoins de base, économiques, sexuels dominateurs. Dans ce monde dit “libre” fondé sur le bien-être matériel et sur une conception plus ou moins matérialiste de l’homme la transcendance est une sorte d’option “en plus”. Il ne sert à rien de nous dire que la sécularisation est un phénomène proprement occidental et qu'il n'aura pas la même influence dans nos sociétés orientales, toujours attachées à une soi - disante harmonie entre la religion et le monde. Je crois que c'est un processus irréversible et que ce n'est qu'une question de temps. Ayant presque abouti dans la plupart des pays d’Europe, où la société est déjà en quête d'elle-même, ce processus est en train de faire, sans que nous y prenions vraiment garde, de grandes avancées chez nous.

Effets bénéfiques de la sécularisation

Les effets bénéfiques de la civilisation technique et de la sécularisation sont évidents. Par l’exploration du cosmos et de l'humain et les nombreuses inventions qui l’ont accompagné, la durée de la vie s'est accrue, le nombre des hommes multiplié, la planète est en voie d'unification. La philosophie implicite de la culture occidentale est une philosophie de l'autre, accueilli dans son altérité et qui est liée à la démocratie qui ne donne à personne le droit d'imposer sa propre vérité. Par son appel à la raison, elle aide les hommes à se détacher des images naturelles et psychologiques et des concepts sur Dieu, et à se débarrasser d'un type de religiosité, mêlée de superstition et de formalisme, si courants dans la pensée chrétienne. En cela, elle détruit aussi les fausses images de l'homme, le dualisme esprit-corps qui ont marqué toute la civilisation des pays dits “chrétiens”.

Effets ambigus et pervers de la sécularisation

Mais la sécularisation a des effets ambigus, redoutables. Tout d'abord par les effets néfastes de la civilisation de production-consommation qu'elle encourage et qui contribue à une exploitation éhontée de l'homme et à la prolétarisation du tiers-monde et mène à une dilapidation sans retenue des ressources de la terre avec les destructions écologiques et la pollution que l’on sait. Puis par l’arrogance de l'homme Occidental et sa conviction inébranlable de la centralité du modèle occidental et de l’inanité de tout autre modèle. Et enfin et surtout, par les problèmes sociaux et éthiques alarmants qu’elle soulève. Le développement de l'industrie des armements de destruction massive, nucléaire et chimique, et leur entrée récente dans le marché de la contrebande et de l'action terroriste, font peser un danger grandissant sur l’humanité.

Le développement industriel sauvage assassine la nature et perturbe l’équilibre cosmique. Le vaste mouvement de populations qui draine les hommes vers les centres urbains met en question les structures sociales traditionnelles et coupe l'homme de la terre engendrant chez beaucoup l'apathie, la solitude ou la détresse. Le rythme infernal du changement avive les tensions entre les générations, perturbant le rapport de paternité-filiation, faisant éclater la famille. La libération des femmes n’empêche pas l'utilisation qui en est faite dans les médias et la publicité, les réduisant à un corps, objet de désir. L’omniprésence des médias et la manipulation qui en est souvent faite débilisent des secteurs entiers de la population et les habituent à la civilisation du prêt-à-penser. Les principes du "tout est permis", du "chacun est libre de faire ce qu'il veut", du "chacun pour soi", accompagnés du sentiment que même la vie est un bien de consommation, détournent la liberté retrouvée de ses pulsions. Les suicides, la dislocation du couple, la pratique débridée de la sexualité, l’érotisme et la pornographie de plus en plus généralisés, la banalisation de l’homosexualité et de l'avortement, l'acceptation de plus en plus étendue de l'euthanasie et des techniques de mort douce, la fécondation in-vitro, les mères porteuses, le danger des manipulations génétiques, etc... battent en brèche le principe de la vie don de Dieu (et des autres) dont l'homme n’est jamais le propriétaire mais qu’il est appelé à gérer au mieux. Ceci s'accompagne d'une remontée des peurs séculaires. La civilisation du “New Age” cache aussi en elle un nouveau Moyen-Age avec ses nouvelles épidémies (Sida, Ebola, etc...), ses luttes entre ethnies, nations et tribus, ses génocides déclarés ou larvés.

La civilisation de la sécularisation qui se veut exhaustive ne peut répondre aux interrogations essentielles de l’homme. Que font les Eglises?

On constate cependant de plus en plus que cette civilisation a des ratés et ne peut répondre aux grandes interrogations de l'homme devant la vie, la mort, l'amour et la beauté. Ainsi la quête du sens demeure. C'est le temps des pourquoi. "Pourquoi on est sidéré de joie devant la beauté? Pourquoi l'amour et pas seulement le sexe? Pourquoi la tendresse au lieu du désir? Pourquoi la métamorphose du désir en langage de tendresse? Pourquoi la mort, qu'on sait inévitable mais qu'on n'en ressent pas moins comme contre-nature? Enfin pourquoi les "droits de l'homme" s'il n'est qu'un robot conditionné par son patrimoine génétique et par son milieu?"(1). Vu le discrédit des Eglises, on ne trouve le plus souvent pas de réponses auprès d'elles, ou plutôt on n'a même pas l’idée de les y rechercher. On cherche ailleurs. On se rabat  sur les sectes, l’ésotérisme, le spiritisme et la magie. On a recours aux spiritualités de l'extrême Orient. On fuit la réalité et soi-même dans la drogue et les fausses extases pour "s’éclater". On se réfère aux voyants et aux astrologues pour essayer de cerner le présent et l’avenir.

Les Eglises, au lieu de se remettre en cause pour actualiser leur message, se hâtent de crier au scandale, sans toujours se rendre compte que les critères de référence de l’homme contemporain se sont déplacés. Comme l’a judicieusement noté S.B. le Patriarche Ignace IV dans sa conférence “Orthodoxie et Modernité” donnée en 1991 à la Faculté de Théologie d’Athènes:  “On dit que les jeunes n’ont plus le sens du péché... Ce n’est pas vrai que si nous interprétons le péché dans la perspective d’une obsession sexuelle ... Mais parlez aux jeunes de l’angoisse, de la nostalgie, du désespoir, de la drogue, de la tentation de suicide, de l’injustice sociale dans leur ville comme à l’échelle planétaire, de la guerre ou des catastrophes écologiques et vous verrez s’ils n’ont pas le sens du péché!” (2).   

Mais tout le monde n’en pense pas autant, et ceux qui le font hésitent souvent à traduire leurs paroles en actes. Les Eglises, qui se sont si généralement tellement bien ancrées dans le monde, tellement bien liées aux systèmes établis en oubliant très souvent leur rôle prophétique, se replient sur elles-mêmes en “ghetto spirituel”dans un isolement statique qui ne manque pas d'orgueil et de paternalisme et qui le plus souvent, à part de rares exceptions, s'exprime en une excommunication pure et simple du monde moderne se nourrissant d’un conservatisme étroit qui tourne souvent à l’intégrisme et au sectarisme.

Dans nos pays, bien que des couches toujours plus larges de la population (en général celles qui sont plus ouvertes à l'Occident et pour lesquelles tout ce qui en vient fait référence) soient désormais acquises à cette civilisation de la sécularisation, l'attachement encore vivace de nombreuses autres couches aux cultures traditionnelles, le système confessionnel toujours prévalant, les vues théocratiques de l'Islam et de certaines branches du christianisme, rendent la cassure entre l'Eglise et la société moins évidente, sinon moins réelle. La situation gagne en ambiguïté et encourage les comportements hypocrites et mensongers, tant de la part de l’Etat et de la société civile que de l'institution ecclésiale. C'est un peu le règne du statut-quo apparent, où chacun croit camper sur ses positions. Mais en fait, ce n'est là, pour les Eglises qu'une fausse sécurité et une sorte de fuite en avant, par peur d'affronter les vrais problèmes. L’échéance ne tardera pas à venir et le réveil n'en sera que plus amer. En fait, face à leur coupure d’avec la problématique de la majorité de leurs ouailles, les Eglises commencent à être désertées. Elles se trouvent aujourd'hui à bien des égards dans une situation minoritaire analogue à celle de l’époque apostolique.

Bien établies dans le système confessionnel, encore imbues d'une nostalgie des "temps glorieux" où elles régissaient la société, lentes à se démarquer de la mentalité et du langage hérités des sociétés patriarcales, les Eglises en arrivent souvent à perdre de vue leur raison d’être, qui n'est pas de régenter le monde ou d'en être les censeurs et les législateurs, mais de lui rappeler, dans l’humilité et par l'exemple vécu, comme le Maître, le sens et le respect des valeurs de vie pour l'homme et l’humanité. L'institution ecclésiale, en s'enfermant dans la logique de la défense des seuls "droits" de ceux qui dépendent d'elle, devient, qu'elle le veuille ou non, partisane, pratique le double langage, fait de la politique, et en vient à oublier qu'elle appartient à tous et que tout petit, tout opprimé, tout assoiffé de justice doit obligatoirement être, si elle veut être fidèle à sa vocation, l'objet de sa sollicitude. En ce faisant, elle cesse d’être Eglise pour s'enfermer dans les limites de la Millet, donc à se séculariser elle-même et à devenir souvent un objet de scandale plutôt qu'un instrument de salut. 

En attendant, bien qu'on soit en train d’expérimenter dans certains milieux un sursaut spirituel et une redécouverte d'une certaine éthique traditionnelle, de nombreux chrétiens de nos pays (beaucoup plus nombreux qu'on ne le pense ou qu'on ne veut l'admettre) adoptent les moeurs et le libre penser européens, encouragés d'ailleurs parfois en cela par des cellules "occidentalisées" d'Eglise et par des médias qui à longueur de journée exposent les modèles, parfois les plus pervers, d'une certaine civilisation occidentale. Les dérives sur le plan de l’éclatement de la cellule familiale, la dissolution des moeurs, le recours au spiritisme, à la magie, aux spiritualités orientales, sont devenues monnaie courante dans beaucoup de milieux, dont beaucoup de pratiquants. Les résultats de l’enquête menée pour le compte du An-Nahar concernant les moeurs de la jeunesse universitaire libanaise et son attitude vis-à-vis de la drogue ne laissent aucun doute sur les changements profonds qui ont eu lieu.

 

Sur le plan de l'appartenance ecclésiale, le syncrétisme est roi. Nous manquons de statistiques sérieuses pour évaluer la proportion des "confessionnellement inscrits" comme orthodoxes qui ont un quelconque lien avec l'Eglise. De nombreux prêtres de paroisse, tant dans les villes que dans les villages, indiquent que seulement 15 à 25 % de la population orthodoxe a des liens significatifs, de natures d'ailleurs diverses, avec l'Eglise, et que parmi ceux-là, seulement 6 à

12 % seraient régulièrement pratiquants. La majorité que l'Eglise ne semble point atteindre forme la grande masse des indifférents, dont la plupart sont pratiquement sécularisés ou en bonne voie de l’être. D'ailleurs,  même pour de nombreux pratiquants ou de gens "en contact" avec l'Eglise, toutes confessions  confondues, la foi est devenue une affaire personnelle, une relation verticale avec la déité, l'Eglise n’étant plus considérée que comme une dispensatrice de "services" (baptême, mariage mais aussi communion) où on prend seulement, et quand ça nous chante, ce dont on éprouve le besoin. De là le double langage qu’on tient avec les responsables de l’Eglise. On n'oubliera surtout pas de présenter ses voeux au Patriarche, à l’Evêque, au prêtre, à l'occasion de telle ou telle autre fête, et on se hâtera, aussitôt qu'ils ont le dos tourné, de les accabler de toutes sortes de critiques. Civilisation du mensonge et de la compromission, active ou tacite, établis en système.

Jalons pour le témoignage chrétien dans un monde en ébullition

Au seuil du troisième millénaire et face à la gravité du problème, pouvons-nous nous suffire de l’attitude auto-satisfaisante de nos Eglises? En fait, l'attitude chrétienne authentique ne peut s'identifier ni à l’intégrisme courant dans les milieus ecclésiastiques ni, d’ailleurs à l’activisme dans lequel se réfugient de nombreux chrétiens. La chrétienté autrefois pensait Dieu contre l'homme, et maintenant elle a tendance à penser la modernité contre Dieu. En ce faisant, elle trahit ses convictions intimes comme religion de l'Incarnation. En effet, Dieu et l'homme ne s'opposent pas, mais ils s'unissent et communient dans le Christ sans séparation ni mélange. Comme le dit le Métropolite Jean de Pergame (Zizioulas) cité par le Patriarche Ignace dans sa conférence de 1983 à la Sorbonne, “ni séparation qui serait liberté sans amour, ni mélange qui serait amour sans liberté”(3)."La sobre et patiente confrontation du christianisme avec les tâches culturelles, économiques et politiques et les nouvelles problématiques morales n'est pas nécessairement une regrettable concession à l'esprit du monde ... Elle n'est pas une perte d'enthousiasme dans le pouvoir de Dieu seul et de sa Parole. Il nous faut pouvoir bannir le double soupçon du théologien qui redoute que l'anthropologue ne relativise le message au niveau des synchrétismes et de l'anthropologue qui flaire dans l'assurance théologique une inculture qu'il taxe si souvent de dévastatrice"(4). Comme l'affirmait aussi le Patriarche Ignace IV, dans cette même conférence, il faut savoir "écouter avec une attention aimante et un total respect, ensuite rendre grâce pour la profusion des dons divins ... enfin se remettre à Dieu dans la prière et l'amour de l'autre lorsqu’apparaît une incompatibilité, une limite qui semble infranchissable"(5). “Ecouter, Aimer, Prier”. Eviter tout à la fois les anathèmes, le relativisme et tout syncrétisme.

Et le Patriarche de conclure que le christianisme devra s’ouvrir “à la fois à toutes les explorations du divin et à toutes les explorations de l'humain, sans autre critère en définitive que l'amour de l'un et de l'autre. Face aux Orients où tout se résorbe dans le divin, il posera l'homme et sa liberté. Face à l'Occident moderne qui croit libérer l'homme en reniant toute transcendance, il posera Dieu et son amour. A ceux qui pensent que le père doit tuer le fils, ou qui pensent que le fils doit tuer le père, il rappellera l'Esprit-Saint qui vient du Père et repose sur le Fils pour que le Fils soit égal à son Père”(6). Ce mode de présence des chrétiens au monde est celui "d'un partenariat prophétique"(7) qui est beaucoup plus dans la ligne de l'Evangile et l'esprit des Béatitudes que ceux de l'Eglise historique triomphante et dominatrice. Cette voie présuppose une réforme en profondeur de notre pensée et de notre vie, personnelle et communautaire, un retour sans compromission à nos sources évangéliques, et un souci missionnaire d’évangélisation dans un langage accessible à nos contemporains. Nous ne pouvons donc pas faire l’économie d'une réforme en profondeur, et tout azimut, si nous voulons être en mesure de continuer à porter témoignage au seuil de ce troisième millénaire, tellement lourd de défis, mais aussi de promesses.

Je me contenterai de souligner ce qui me semble le plus impératif de faire sur le plan de la vie personnelle des chrétiens et celui de la vie et du témoignage de l’Eglise, celui de la mission, de la réforme du langage et de la communication ainsi que celui de la réforme de la catéchèse et de la rencontre de la culture et de la science étant couverts par les autres membres de ce panel.

La vie personnelle des chrétiens 

Il n’y a d’autre alternative que la recherche de la sainteté. Or, on oublie trop souvent que pour se lancer sur les voies de la sainteté, "il est plus salutaire (comme le dit Mgr. Georges Khodr) d’être enraciné dans le Sermon sur la Montagne avant de disserter sur la spiritualité de l'Orient chrétien"(8), car, poursuit-il, "ce n'est pas par la connaissance, mais par l'Amour que l'homme est sauvé"(9). Il ne s'agit pas de rechercher des recettes théologiques, il faut créer une sensibilité nouvelle, une mentalité nouvelle. Il faut incarner dans la vie de tous les jours l'esprit évangélique. Pour cela il n'y a d'autre voie que de se mettre à l’écoute de Celui qui, seul est "le chemin, la vérité et la vie". Il faut donc se mettre assidûment à la recherche du Christ dans tous les endroits de sa présence: dans le tête à tête de la prière, dans la metanoia évangélique et l’ascèse, dans l'offrande Eucharistique, dans la Parole des Ecritures, dans l’assemblée des frères et dans l'homme, dans tout homme qu'il nous appelle à servir et libérer. Il s'agit d’établir une relation personnelle avec le Christ, j'oserai dire, une relation "d'homme à homme", de vivre en permanence en sa compagnie, de se demander, loin des recettes que de plus en plus l'Eglise se plaît à distribuer, mais sans nécessairement les ignorer, ce que Jésus, le Christ, aurait fait dans telle ou telle autre situation et de lui demander de nous aider à conformer tout notre comportement à son enseignement et sa révolution évangélique.

Le monde n'a pas besoin de doctrinaires lançant des anathèmes mais d’imitateurs vivants du Christ qui prouvent par leur mode de vie, comme le disait Costi Bendaly dans son étude sur "le témoignage de la communauté eucharistique" que loin d’être absurde, "la vie est offrande", qu'elle est "service et partage" et qu'elle est "chantier du Royaume", qu'il n'y a de véritable christianisme qui ne fasse prévaloir l’"être" à l'"avoir" et au "paraître", sans esprit de détachement à l’égard des biens terrestres, sans gratuité, sans joie, sans tendresse à l’égard du créé et sans partage (10).

Face à une société avide de possession, le chrétien sera celui qui sait que tout lui est donné par Dieu, qu'il n'est que le gérant de ce dont il dispose et qu'il doit donc se détacher de tout et "posséder comme s'il ne possédait pas" (1 Cor 7, 29-31).

Face à une civilisation où tout peut être commercialisé, il sera par sa disponibilité celui qui promouvra ce qui apparemment ne sert à rien aux yeux du monde (Dieu, la célébration liturgique, la sainteté, la gratuité, la beauté) mais éclaire tout et donne le sens et la force des grands bouleversements. Il fera découvrir par son propre comportement sacrificiel son Dieu qui s'offre sans autre raison que l'amour, qui donne sa vie sans contrepartie, qui accepte de se faire petit, de se déposséder de tout pour mieux être une source de salut.

Face à un monde qui se cherche, souvent dans l'angoisse, la morosité et l'amertume, il devra savoir retrouver cette "grande joie" dont parle l'Evangile de Luc (2,10; 24,52) et dans laquelle Jésus nous invite à demeurer. A l'accusation d'un Nietzsche que "les chrétiens sont sans joie" il nous faut par la pratique de la vie liturgique, dans ses dimensions profondes, retrouver le sens de la fête, savoir vivre en permanence la joie pascale, renouvelée dans chaque liturgie, et la faire rejaillir dans notre regard, notre sourire, notre visage, pour avoir une chance de convaincre le monde que Christ est vraiment ressuscité. Il nous faut donc savoir que cette joie ne demeurera en nous que si nous retrouvons notre soif de Dieu, notre conviction qu'il est notre "Rocher", qu'il est le "trésor de grand prix", que Lui seul est fidèle, et qu'Il nous appelle sans cesse à devenir, par l'acquisition de son Esprit, des témoins de Son Fils.

Face à un monde fébrile, qui ne se donne plus le temps de souffler, le chrétien doit savoir retrouver sa vocation "d'animal hymnologique", d'homme-louange qui n'a pas honte de rendre grâce pour tous les dons reçus. Il doit savoir partout et toujours se mettre dans la sainte présence de Dieu, savoir faire silence pour entendre sa voix ineffable et entamer avec lui dans la prière, "art des arts et science des sciences" selon l'adage patristique, cette recherche du sens perdu. Il nous faut donc nous rappeler et proclamer que l'Apôtre nous demande de "prier en permanence" et savoir puiser dans la tradition spirituelle de notre Eglise, notamment dans la pratique de la "Prière de Jésus", la méthode et les moyens de nous initier à cette prière perpétuelle. Dieu nous a donné la chance d'avoir, de nouveau, sur la terre antiochienne, des moines et des moniales qui pourront nous diriger sur cette voie, qui comme toutes les voies des cimes, requiert initiation, sérieux et beaucoup de discernement, et dans laquelle il nous faut éviter de nous aventurer seuls.

Face à un monde qui est en voie de perdre toute notion de culpabilité personnelle, où tout est permis et tout doit être expérimenté au nom de la liberté, il ne faut pas avoir honte de signifier par notre vie, faite de repentance, de rigueur personnelle et de disponibilité et de mansuétude envers les autres, que nous nous considérons, en toute objectivité et loin de toute fausse modestie, les plus grands des pécheurs, mais que nous sommes cependant conscients d’être des pécheurs pardonnés. Le meilleur moyen de répondre à l'amour fou de Dieu est d’être fou d'amour pour les hommes, en qui il a choisi de faire sa demeure. 

Face à un monde où l'individualisme est roi, où les liens familiaux se sont distendus, où jeunes et vieux sont crucifiés sur la croix de la solitude, il nous faut savoir faire de nos assemblées eucharistiques, de nos institutions ecclésiales de véritables endroits d'accueil, de partage, de service et de communion, des lieux où l’unité de l’humanité s’expérimente, au-delà des différences d'opinions, où "s’ébauche la métamorphose du pouvoir en service, l'avoir en offrande et partage, l'histoire en construction du Royaume"(11) et où il est donné de réaliser - dans le moment sacramental tout au moins - la jonction du temps et de l’éternité et donc d'avoir un avant-goût du Royaume.

Dans un monde de déchaînement de violence, il nous faut briser le cercle infernal de l'agression et de la vengeance en "aimant nos ennemis, en priant pour ceux qui nous calomnient, en bénissant ceux qui nous maudissent, en prêtant sans espoir de retour"(      ).

Le même esprit de service et le même refus du pouvoir devront tout autant prévaloir dans le comportement des chrétiens quand il leur est donné d’accéder à des postes de responsabilité dans leur vie professionnelle.

Dans un monde où tout est permis, où sur le plan des moeurs et des relations personnelles la liberté semble parfois avoir lâché ses brides, il nous faut savoir rappeler, par la rigueur de notre vie, par le respect de l'autre et de sa liberté, par l'ouverture et la disponibilité à sa différence, par l'attention mise à toujours traiter avec la personne en lui, par la pratique de "l’obéissance réciproque" (Eph. 5,21) que "pour nous il n’y a rien de tel" (Luc 22,26) et que notre échelle de valeurs est celle énumérée par Paul quand il dit: "Vous les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez des sentiments de tendre compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur, de patience. Supportez-vous les uns les autres, et si l'un a un grief contre l'autre, pardonnez-vous mutuellement ... et par-dessus tout revêtez l'amour, c'est le lien parfait" (Col 3,12-14).

Si les chrétiens s’étaient comportés de la sorte, le monde n'aurait probablement pas rejeté leur Dieu. Si nous savons aujourd'hui suivre ces commandements à la lettre, et les pratiquer envers tous les humains, nous pourrons de nouveau  présenter le vrai visage du Seigneur au monde et le réveiller au Dieu caché en lui.

La vie intérieure de l'Eglise

Dans cette aventure de la sainteté il nous faut nous souvenir que personne ne peut aboutir seul, car sans exclure les rencontres personnelles, Jésus vient à nous de préférence dans son Corps où il se dévoile à nous quand nous sommes réunis en son Nom, quand nous sommes en communion les uns avec les autres.

Sans ignorer les réalisations importantes que l'Esprit ne cesse de susciter ici ou là, ayons le courage et la lucidité spirituelle de reconnaître, au-delà de l'optimisme béat entretenu d'habitude dans les cercles ecclésiastiques, que notre Eglise, aujourd'hui, est bien loin, dans certaines de ces pratiques, de sa vision théologique, et que ce n'est pas être fidèle à l'Orthodoxie que de continuer à faire la politique de l'autruche et vouloir prétendre à tout prix que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Il nous faut savoir admettre que notre Eglise est confrontée à des tentations diverses qui amoindrissent la portée de son témoignage et empêchent sa liturgie - centre de la vie ecclésiale - d’être pleinement un apprentissage réel de la communion et du partage. Parmi ces tentations, la plus dangereuse est peut-être celle qui fait qu'au plan de la conscience populaire et de la pratique, l'Eucharistie n'est plus perçue comme actualisation de l'Eglise et un tremplin pour son témoignage et son service, mais comme un acte de piété individuelle, une occasion de relation verticale entre chaque fidèle et Dieu, une relation désincarnée, un temps d’évasion, parfois un refuge et une fuite du monde. On oublie trop souvent que le cultuel authentique est inséparable de l'existentiel, et que la participation à l'Eucharistie devrait s’épanouir en service fraternel.

D'ou la nécessité impérieuse d'instituer une véritable catéchèse liturgique comme préalable à la participation au culte. Un nouveau "catéchuménat" devrait être introduit comme temps de réaffirmation des promesses du Baptême afin que les "fidèles" réapprennent à revivre leur liturgie comme préfiguration du Royaume, commémoration de témoins oculaires de la mort et de la résurrection du Seigneur, offrande cosmique et rappel existentiel que "l'autel se trouve aussi partout, à tous les coins de rue, sur toutes les places", comme le disait saint Jean Chrysostome et que tout "fidèle" qui veut réellement participer à la liturgie se doit d'y apporter et de porter en lui le monde pour l'en faire ressortir transfiguré au contact du Ressuscité.

Hâter au sein de chaque paroisse l’avènement d'une communauté eucharistique vivante est donc une priorité car elle est le laboratoire de la fraternité, de la liberté en communion, du respect des charismes, du partage et de l’expérience existentielle de la divino-humanité dont les chrétiens ne peuvent se passer s'ils veulent avoir une chance de dialoguer avec le monde et de lui faire redécouvrir le sens qu'il semble avoir perdu. L’avancement de telles communautés doit s'accompagner d'un certain nombre de réformes en profondeur et de remises en question de certains de nos comportements et pratiques ecclésiaux. Les plus importantes me semblent devoir être sur le plan de la célébration liturgique et de la pratique des Mystères, celui des relations entre les membres du Peuple de Dieu afin de vivre la véritable unité de l'Esprit dans l’obéissance réciproque, celui de la consécration et de la formation des pasteurs ainsi que celui

de la liturgie en dehors de l'espace du temple et du témoignage. Il serait trop long de développer  tous ces  thèmes, aussi je me limiterai à leurs éléments les plus urgents, à savoir un appel de tous les baptisés à la conversion personnelle au Christ Sauveur, de l'Eglise au renouveau et finalement un témoignage addressé à tous les hommes.

Reconvertir les orthodoxes au Christ 

Beaucoup de baptisés ignorent encore l'appel et le choix dont ils ont été l'objet par leur baptême. L'influence grandissante des sectes, le fait qu'un pourcentage important de nos enfants soit instruit dans des écoles non orthodoxes ou laïques, la désintégration de la famille en tant que cellule d'Eglise, la sécularisation envahissante, tout cela fait que beaucoup de ceux qui se disent orthodoxes ne le sont plus que de nom.

Nos paroisses sont tellement étendues, le nombre des prêtres tellement insuffisant que nous ne pouvons plus nous suffire des sermons, des écoles de Dimanche, de certaines activités paroissiales ou des contacts des prêtres avec la population, car dans les meilleures des hypothèses toutes ces activités traditionnelles n'atteignent qu'un pourcentage infime des membres de notre communauté. Il est donc essentiel que les moyens contemporains soient mis en oeuvre pour faire revenir le plus grand nombre dans la fraternité de l'Eglise. Il nous faut trouver et multiplier les moyens de faire parvenir la "Bonne Nouvelle" aux gens chez eux, dans leurs maisons, leurs écoles, leurs lieux de travail, leurs endroits de loisir. Une plateforme de réflexion doit être immédiatement formée où théologiens, pasteurs, sociologues, éducateurs, psychologues, animateurs, croyants et engagés, clercs, moines et laïcs, délimiteraient ensemble les contours de cette mission "interne" sur les plans suivants:

            - la réforme nécessaire de la catéchèse pour la centrer sur la personne de Jésus Christ et sur l'amour du Père car il ne s'agit pas de transmettre des dogmes, ni une histoire, mais une vie et un comportement.

            - La conscientisation de nos institutions culturelles (université et écoles) pour qu'elles dispensent une pensée et une éducation nourries de la vision orthodoxe.

Elle devra nécessairement tout d'abord faire ressortir le sens de l'urgence, car des générations entières sont en train de frôler le Christ, dans la Millet de son Eglise, sans savoir le reconnaître. Il faudra nous faire comprendre que nous en sommes tous responsables, que le Seigneur  demandera à chacun de nous : "Qu'as-tu fait de ton frère?", et qu'il devient scandaleux que toutes les forces vives de l'Eglise ne soient, toutes, mobilisées pour ouvrir ou développer ce grand chantier de la mission.

Un effort très particulier devra être fait pour aborder et trouver des solutions à tous les problèmes relatifs à la vie de la famille chrétienne, allant de la préparation au mariage, à l’éducation des enfants, à la vie de prière au sein de la cellule familiale, aux relations entre les parents et les enfants qui doivent dépasser à la fois les tentations de l'autoritarisme à l'ancienne et du laisser-aller et du laisser-faire de certains parents modernes, dépassés par les événements, pour affirmer la communion de personnes libres et aimantes.

Dans ce même ordre d’idées, il faut nous rappeler que la mission passe aussi par le service social et médical. D'où la nécessité de développer et soutenir les institutions qui s'en occupent. Et surtout oeuvrer pour que l'Eglise redevienne l'Eglise des pauvres - non en excluant les riches, bien au contraire - mais en les amenant à découvrir leurs frères et expérimenter avec eux la richesse indescriptible du don, du partage et du service.

 Réforme des structures dans l'Eglise

La revitalisation de la mission "interne" de l'Eglise passera aussi par une remise en question de certaines structures actuelles en vue d'avoir des paroisses et des diocèses plus petits pour que le plus grand nombre possible des orthodoxes d'un même lieu puissent avoir plus de chance de se rencontrer, de se reconnaître frères dans la même Eucharistie et de reconnaître en leur pasteur, prêtre et évêque, un père aimant, disponible et proche. L’immensité de la tâche exigera une collaboration active entre les diocèses pour mieux profiter des charismes et des possibilités de chacun et pour éviter l’éparpillement des personnes et des ressources. Elle exigera tout autant une coordination au niveau de l'ensemble de l'Eglise d'Antioche. Tout cela n'est pas nouveau, mais le temps passe et devient de plus en plus mauvais et rien ne se fait.

Elle passera tout autant par la nécessité de faire une nette distinction entre le Millet et l'Eglise, pour éviter les amalgames et les confusions douteuses et promouvoir, sans renier l'appartenance sociologique et le poids de l'histoire, un surcroît de conscience ecclésiale. Notre Eglise a condamné au 19ème siècle le philétisme, cette confusion entre la religion et l'ethnie, comme une hérésie. N'est-il pas temps de faire montre d'une égale vigilance face à la gangrène du confessionnalisme qui fait avancer notre institution ecclésiale à grands pas dans les voies de la sécularisation et des fausses sécurités, car elle s'enlise dans les problèmes du monde et les méandres, et peut-être les compromissions, du pouvoir et de ceux qui le détiennent ou s'en veulent proches, devenant ainsi moins libre d'exercer son rôle prophétique de conscience de ce monde

Témoignage de l'Eglise dans une société sécularisée

Mais au-delà de la mission "interne", dont d'ailleurs les limites peuvent être difficilement définies, et au-delà du dialogue avec les autres chrétiens et avec les religions, la mission de l'Eglise a un champ d'action encore plus vaste qui est celui de l'ensemble de la société sécularisée qui englobe, comme nous l'avons dit plus haut, une bonne partie des baptisés.

Ce témoignage de l'Eglise pour qu'il puisse être porteur doit passer par de nécessaires et douloureuses transformations dans le langage, l'attitude et les catégories de pensée des milieux d'Eglise. Et tout d'abord, il faut que l'Eglise abandonne son ton paternaliste, arrogant, qui donne l'impression de tout savoir, d'avoir réponse à tout, de vouloir contrôler tout et d'imposer sa vérité à coup de recettes éthiques et d'interdits. Maintenir ou revenir à ce type de présence chrétienne est la nostalgie des intégristes. L'Eglise doit se résoudre à ne pas avoir une place dominante dans la société, sans pour cela se résoudre à la place marginale à laquelle sa peur de la modernité finira par la confiner. Elle devra à cet effet se démarquer des centres du pouvoir et de l'argent, ne pas entrer dans le jeu politique, pour être toujours libre de le critiquer. Cette attitude n’ira d’ailleurs pas sans risque, car elle pourra mener au martyre, mais être aussi une source d’inspiration. La foi chrétienne se fera donc présente en promouvant la gratuité, en affirmant un certain nombre de valeurs de vie et posant un certain nombre de questions essentielles, en dénonçant la violence, l'oppression et l'injustice, en humanisant l'ordre terrestre et en essayant de présenter le Seigneur au monde et de récolter le Dieu  éparpillé et caché en lui.

Affirmer des valeurs de vie et suggérer une éthique pour notre temps

Et tout d’abord que l’homme est irréductible. “Pourquoi, se demande Olivier Clément, sinon qu’il est fait à l’image de Dieu? Il nous faut donc humblement affirmer cette unicité de la personne humaine, faire réfléchir la société sur l’énigme de l’homme, sur le respect de sa liberté, sur les raisons possibles de sa capacité d’amour, de tendresse et de bonté, sur le sens de l’ascèse, le mystère de la beauté, la non fatalité de l’emprise de la mort, le salut en communion, le salut comme communion, le sens de la fête et de la gratuité”(12). Il nous faut essayer de balbutier des débuts de réponses aux interrogations de nos contemporains en affirmant la sacralité et le don de la vie et, en faisant bien attention à distinguer le péché de la personne du pécheur, poser les jalons d’une éthique pour notre temps.

Dans ce domaine éthique, il nous faut, tout d’abord, éviter les réponses toutes faites, les interdits sans explications, les jugements intempestifs. Puis essayer de suggérer des orientations et un sens basés sur les principes et les valeurs de vie énumérés plus haut, et ce à la condition expresse de les incarner dans nos “Eglises domestiques” et dans nos communautés eucharistiques. En effet, “tant que la communauté ecclésiale ne sera pas intimement persuadée que tout enfant baptisé, tout couple marié, tout malade, tout mourant et tout défunt l’est dans son sein, et qu’elle en est responsable devant Dieu, nous vivrons dans un monde mutilé où l’avortement et l’euthanasie apparaîtront souvent comme les solutions ultimes à des problèmes trop souvent vécus dans la solitude. Tant que nous serons incapables de prendre sur nous par l’entraide et la prière la souffrance physique et morale de nos frères en Christ, la liturgie demeurera un beau moment, mais nous serons bien seuls à son issue”(13), et n’aurons vraiment rien à proposer à ceux qui ne partagent pas notre foi.

Le refus de considérer l’avortement comme une issue satisfaisante, voire “normale”, rappelle le caractère irréductible de l’existence personnelle dès son origine, le fait que l’embryon, “que le foetus soit formé ou non formé”(14) selon saint Basile, est un être humain qui n’est pas notre produit mais qui nous est confié, et qu’il définit une individualité absolument unique, en communion avec la mère et le père auxquels il a été confié. Attenter à sa vie, c’est donc violer le mystère de la personne humaine. D’où la nécessité toujours d’une attitude pastorale axée sur l’exigence fondamentale de l’Evangile d’une existence personnelle en communion, dans une libre responsabilité et soucieuse avant tout du bien spirituel des personnes concernées.

De même, les manipulations génétiques ne sauraient être admissibles qu’au service de l’amour, c’est-à-dire pour venir en aide à un couple et en restant à l’intérieur du couple. Celles qui isolent ou qui dépersonnalisent (mères porteuses ou autres techniques) sont contestables.

Quant aux problèmes soulevés par les relations sexuelles pré-maritales, il nous faut avoir le courage de nager à contre-courant, en expliquant que l’amour présuppose le don total de la personne, ce qui veut dire un engagement à vie et une responsabilité réciproque dont le mariage est le signe et qu’il faut éviter les dichotomies qui réduiraient la rencontre personnelle, même si elle est affectueuse au seul contact des épidermes. C’est vrai, l’amour peut exacérber le désir. Mais les jeunes doivent être appelés à l’ascèse par respect de l’autre et de leur réelle communion.

Ce respect de la personne et de la communion des personnes devra être la clé pour aborder tout autre problème dans le domaine éthique.

Démystifier l'Etat et humaniser l'ordre terrestre

Nous devons nous consacrer, avec tous nos concitoyens et toute âme de bonne volonté, sans aucune exclusive, à l'oeuvre d'humanisation de l'ordre terrestre en donnant à l'Evangile toute sa portée sociale. Il est vrai que l'Eglise n'a pas, en tant que communauté ecclésiale, à adopter des options socio-économiques ou politiques partisanes. A cet égard, les chrétiens devraient oeuvrer pour l'instauration graduelle d'une “authentique laïcité, c’est-à-dire un authentique pluralisme”(15), où les Eglises et les diverses communautés musulmanes, mais aussi la société civile, trouveront leur place, non comme substituts à l'Etat, mais comme partenaires responsables, dont le patrimoine culturel serait intégré dans les écoles, dont l'avis serait sollicité pour les grands problèmes éthiques et dont la fonction éducative et sociale serait reconnue.

L'Eglise devra, de toutes façons, rappeler, par sa vie et par sa parole, à temps et contretemps l’exigence de la justice, de l'amour, de la dignité et des "droits" des hommes, ainsi que la nécessité de la réconciliation et de la paix.  En ce faisant, elle retrouvera les accents des plus grands parmi nos Pères et les harmoniques essentielles de la pensée évangélique qui sont infiniment plus sévères, comme le note Berdiaeff, envers les excès de “la richesse, de l'exploitation et du désordre social qu'envers le désordre sexuel”(16), sans pour cela minimiser les dangers de ce dernier. L'Eglise a donc à rappeler tout cela, mais c'est aux chrétiens de s'engager, sans peur de se salir les mains, au plus profond du monde, là où les hommes travaillent, luttent, souffrent ou s’entre-tuent pour promouvoir des possibilités de vie plus humaine, un refus des aspects aliénants de la société de consommation et assurer une présence transfigurante dans les rapports humains ainsi que dans la politique, l’économie, la culture et l'art.

Tout en sachant qu'aucune forme sociale ne peut être dogmatisée et que tout système tombe sous le jugement de Dieu dans la mesure où il n'est pas capable de se reformer lui-même en réponse à l'appel pour plus de justice, chaque chrétien, à sa mesure, se doit de participer à éveiller les hommes, et partant changer les structures, et à s'opposer à toute exploitation de l'homme par l'homme. Cette opposition prendra diverses formes, car l'Evangile n'est pas une recette sociale, mais un événement de vie pour l'homme. Le chrétien ne proposera pas des lignes d'action politique qui seraient les seules valables du point de vue chrétien, ni même des "perspectives" plus générales, si par perspectives on entend la réduction de l’événement évangélique à certaines valeurs dynamisantes. Le chrétien, avec les autres, vit sa foi dans le politique. Il l'assume, cherche à le transformer, non pas essentiellement dans sa structure propre mais dans sa relation à l'homme. Il existe donc une certaine diversité de choix, pour un chrétien, au niveau de la politique et un pluralisme politique à l’intérieur d'une même foi est possible et souhaitable, à condition que la méthode d'action, ici et là, soit résolument évangélique et basée, comme le dit Olivier Clément, sur "l'amour actif, inventif, résolu, sans espoir de réussite totale et stable dans l'histoire ... mais animé par une vision totale de l'homme en Christ, de l'homme qui a besoin de pain, mais aussi de responsabilité, d’amitié, de beauté et d’éternité"(17).

Il faudrait que cette exigence s'applique aussi à notre Eglise, à l'ensemble de notre communauté. Il faut que cette communauté puisse continuer à être, dans notre pays écartelé par les haines, les intérêts et la corruption, assiégé par la famine et les injustices sociales, une présence d’Eglise, au sein de la mosaïque des confessions, prônant la nécessaire convivialité, le refus du mensonge et la justice pour tous. Etre une communauté de pacificateurs, une communauté-pont, engage à de grands sacrifices et fait courir des risques énormes: les ponts, on les piétine, on passe dessus, mais sans eux, ceux qui campent sur les rives opposées peuvent difficilement se rencontrer. Il nous faut donc continuer à assumer notre histoire, et pleinement nos devoirs de concitoyens, sans cesser, pour autant, d’être les témoins de la douceur évangélique. C'est la seule voie d'avenir. Elle n'est pas utopique. Elle peut devenir sacrificielle, mais c'est la seule qui puisse vraiment contribuer à l'oeuvre de reconstruction et surtout de ré-humanisation de nos pays.

Sauver la création 

Il ne faut pas oublier que l'Eglise - et les chrétiens qui la composent - ont aussi une responsabilité cosmique. Nous sommes une race de prêtres et nous portons l'univers dans notre offrande. "Ce qui est à toi, de ce qui vient de toi, nous te l'offrons, pour tous et de la part de tous".

Comme le dit Olivier Clément, cette responsabilité " consiste d'abord et ... fondamentalement, à maintenir par la prière la vie terrestre ouverte à la transcendance. Les transmutations sacramentelles et les bénédictions de l'Eglise, la prière des moines, couvrent le monde et le pénètrent peu à peu de lumière: ce qui est ainsi protégé, sauvegardé, spiritualisé, nous le comprendrons au moment de la Parousie. Avant même de reboiser les steppes, il faut reboiser nos sociétés en "renonçants", en "transparents".... en hommes qui soient comme des arbres enracinés à la fois dans la terre et dans le ciel"(18).

Cette responsabilité s’étend à tous les domaines de la scientificité où le chrétien devrait exercer son ministère. Mais elle doit plus particulièrement s'appliquer à l’écologie et la sauvegarde de la nature et de l'environnement humain, ces créatures de Dieu. La prière, et surtout celle de l'invocation du Saint Nom de Jésus, qui permet "la contemplation de la nature", engage à une relation eucharistique avec la terre. Notre Patriarche a montré dans son livre "Sauver la création", “la nécessité d'une approche non seulement éthique mais spirituelle, sacramentelle, liturgique du problème (de l’écologie). Après le viol moderne, la science de la conservation des sols, la réhabilitation de l'eau, cette sève de la vie universelle, et de l'arbre, ... ébauchent une sorte de pacte eucharistique entre l’humanité devenue technicienne et la terre qui reste notre mère bien que nous nous soyons émancipés de sa multimillénaire domination. Sur une planète enfin close se précise le dilemme de l'exploitation stérilisante ou du respect, voire de l'amour. Il faut, dit le Patriarche, élargir le coeur de l'homme par une mystique qui intègre le cosmique dans l’amitié des hommes. Le thème des énergies divines ne doit pas rester le secret de l’ascèse monastique, il doit animer d'une manière créatrice notre présence dans l'oeuvre commune des hommes”(19). 

Conclusion

Les Athéniens avaient élevé un temple et adoraient le Dieu inconnu, et Saint Paul leur apprit à le nommer. Nos contemporains se refusent à élever des temples à Dieu, mais Dieu se cache quand même au fond de leur angoisse, dans leur élan vers la liberté, dans leurs interrogations sur le sens, l'amour, la beauté, la gratuité. Allons-nous lancer des anathèmes, ou nous atteler à la tâche de découvrir Dieu dans cette modernité qui nous désoriente et apprendre à nos contemporains, par notre vie d’abord, et peut-être au prix de notre vie, mais aussi par une parole qui se voudra humble, fraternelle et intelligible, que ce Dieu-Homme a un nom et un visage, qui sont ceux du Christ Jésus? Allons-nous faire en sorte de nous effacer et de laisser ce Dieu lui-même parler à chaque être humain, dans sa situation propre, dans sa souffrance et dans sa joie, pour qu’il découvre qu’il est fait à son image et qu’il en est aimé? Allons-nous savoir unir l’intelligence du monde occidental à notre coeur oriental pour transfigurer la raison dans l’amour? Allons-nous nous remplir de la conviction inébranlable que “la vie tout entière jaillit au-dedans de (nous), que (nous sommes) au-dedans de la vie”(20), pour affirmer qu’il n’y a pas de mort et que le Seigneur vient à notre rencontre? Et que donc tout devient possible, qu’il faut “garder notre esprit en enfer et ne pas désespérer”(21), car dans la fournaise le Seigneur est avec nous. Le monde a beau sembler avoir abandonné Dieu, Dieu lui restera fidèle. Aussi devrons-nous faire nôtre la prière de St Isaac le Syrien, qui ne cessait d’ailleurs de prier pour tout l’univers: “Je t’ai abandonné, ne m’abandonne pas. Je me suis éloigné, sort à ma recherche”(22).

“C’est pourquoi je fléchis le genou devant le Père ... qu’il vous accorde ... dêtre puissamment fortifiés par son Esprit pour la croissance de l’homme intérieur, d’avoir le Christ à demeure dans vos coeurs, grâce à la foi, demeurant enracinés dans la charité et fondés sur elle. Cela pour que vous puissiez comprendre avec tous les saints ce que sont la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur et connaître du Christ, qui surpasse toute connaissance, en sorte que vous soyez remplis de toute la plénitude de Dieu. Et à Celui qui peut, par la puissance avec laquelle il agit en nous, faire infiniment plus que tout ce que nous demandons ou concevons, à Lui soit la gloire ... au cours de tous les âges et aux siècles des siècles” (Eph 3, 14-29).

--------------

1. Olivier Clément, Tenter d’être chrétiens aujourd’hui, Contacts No.139, 1987, p. 208.

2. Orthodoxie et Modernité, les taches actuelles du témoignage, Supplément au SOP No. 158, mai 1991.

3. Le Patriarche Ignace IV, Le Christianisme et la rencontre des religions et des cultures, in Supplément au SOP No. 79, 1983, p. 9.

4. Rapport de la Conférence de Genève sur l’Eglise et la Société, COE, 1966.

5. Patriarche Ignace IV Hazim, op.cité, p. 13.

6. Patriarche Ignace IV Hazim, op. cité, p. 15.

7. Olivier Clément, Témoigner dans une société sécularisée, Contacts No.144, 1988, p. 282.

8. Mgr. Georges.Khodr, Eglise et monde, Le Messager Orthodoxe No.48, 1967, p. 24.

9. Mgr. Georges.Khodr,  Mission et Développement dans la théologie orthodoxe, Contacts No.85, 1974, p. 73.

10. Costi Bendaly, Le témoignage de la Communauté Eucharistique, in Contacts, No. 137, 1987, p.31 et 32.

11. Costi Bendaly, op. cité, p. 45.

12. O.Clément.

13. Père J.C. Roberti, La mort douce, in SOP No. 123, 1987, p; 13.

14. St. Basile le Grand, cité par P. Jean Breck, La procréation et le commencement de la vie humaine, SOP, No. 193, 1994, p. 34.

15. Olivier Clément, Témoigner dans ...

16. Cité  par P. Evdokimov, Eglise et société, Contacts Nos. 59/60, 1967, p. 222.

17. Olivier Clément,  Dyonisios et le Ressuscité, essai de réponse chrétienne à l’athéisme contemporain, in Evangile et Révolution, Ed. du Centurion, 1968, p. 114.

18. Olivier Clément, Christianisme et Science, le rôle de l’Orthodoxie, Université de Balamand, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 1990, p. 18.

19. Ibidem., p. 19.

20. St. Syméon le Nouveau Théologien.

21. Parole divine entendue par St. Silouane l’Athonite, cité par Archimandrite Sophrony, in Staretz Silouane, Editions Présence, 1973, p. 43.

22. St. Isaac le Syrien, Discours Ascétiques, 2ème Traité, in Oeuvres Spirituelles, DDB, 1981, p. 68.

 

 

المشاركات الشائعة