Réflexions autour du Père André Scrima
Raymond Rizk
La première fois que j’eus la joie de rencontrer le Père André Scrima fut à l’occasion de son passage à Beyrouth quand il était en route pour l’Inde, je crois en 1956. Je ne sais pas par quelle sollicitude divine une réunion se tint autour de lui au foyer du Mouvement de Jeunesse Orthodoxe à laquelle je participais. Il nous séduisit alors par le récit de Jean l’étranger qui avait ravivé les flammes de l’hésychasme et de la prière du cœur en Roumanie communiste et les réunions entre spirituels et scientifiques du Buisson Ardent qui se tenaient dans la clandestinité à Bucarest. Comme je n’espérais plus le revoir, je le considérais lui aussi comme un étranger de passage venu nous assurer que quelque chose de sublime se préparait en Roumanie.
Je ne sais pas par quelle autre sollicitude divine il
décida, ayant terminé son séjour à Bénarès, de venir d’installer au Liban en
1959. Dès lors, il m’arrivait de souvent le rencontrer, souvent au monastère
Saint Georges de Deir El Harf, et parfois dans des réunions à Beyrouth. Nous
apprîmes alors à mieux le connaître sans toutefois cesser d’être un étranger.
Il fut un étranger parce qu’il avait choisi d’être moine, c’est-à-dire
‘séparé’.
Il nous séduisait tant par ses connaissances
encyclopédiques que par ses multiples charismes. Il était curieux de tout, et
il nous étonnait par le regard différent dont il revêtait les choses qui pour
nous étaient souvent triviales. Il habitait tout de lumière. Bien qu’il veillât
à cacher son intériorité, sa spiritualité émergeait même à travers les
contradictions de sa personnalité. Et elle était confirmée par les
indiscrétions des moines de Deir El Harf qui disaient l’avoir vu passer des
nuits entières à genoux en prière.
Quant aux contradictions de sa personnalité, comment ne
pas mentionner son élégance naturelle alliée à une certaine gloriole justifiée
par une parentèle qu’il disait appartenir à la noblesse. Il était toujours prêt
à dialoguer mais préférait ostensiblement la compagnie des intellectuels. Il ne
s’empêchait pas de critiquer ceux qui ne partageaient pas ses opinions et les
accusait de faire la théologie de leur état. Il se prévalait du monachisme dont
il était capable de parler mieux que quiconque, sans cesser d’affirmer qu’il
était un moine non conventionnel qui se plaisait dans une certaine aisance de
vie.
Mais tout cela importe peu devant la mission dont il
avait voulu se charger envers la communauté monastique naissante de Deir El
Harf , envers les membres du Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe du
patriarcat d’Antioche (MJO), mais aussi envers les autres composantes de la
population, tant chrétiennes que musulmanes avec lesquelles il ne cessa de
dialoguer, et dont il enseigna dans certains de leurs instituts.
L’enseignement qu’il a prodigué à Deir El Harf était
fidèlement traduit en arabe par l’higoumène du monastère, feu Archimandrite
Elias (Morcos) et imprimé par les Editions An Nour du MJO dont j’étais alors
responsable. Il s’agit essentiellement des ‘principes de la vie spirituelle’,
des Commentaires sur les Apophtegmes d’Antoine le grand et le Commentaire de l’Evangile
selon saint Jean, dont certains ont été publiés depuis en d’autres langues.
Quant au MJO il anima beaucoup de réunions de ses jeunes
qu’il introduisit à la prière de Jésus et à la tradition mystique de
l’Orthodoxie.
Il ne m’appartient pas de parler de l’enseignement qu’il
a prodigué au sein de l’université orthodoxe de Balamend, celle maronite de
Kaslik et dans l’institut des religions de l’université saint Joseph des
Jésuites, mais je sais que ses élèves étaient toujours séduits par son approche
théologique, là aussi non conventionnelle.
Il ne se contentait pas de dialoguer ou d’enseigner mais
a toujours voulu témoigner par son engagement personnel envers tout ce qui
tourmentait le Liban, sa patrie d’adoption. Et ce qui le tourmentait le plus
alors était l’injustice causée au peuple palestinien. Il s’engagea à sa défense
et se désolait de sa totale incompréhension de la part des chrétiens
occidentaux.
Il m’arriva de le rencontrer à Paris où j’ai eu la joie
de lui faire rencontrer quelques amis orthodoxes. La guerre libanaise empêcha
d’autres rencontres, mais j’avais de ses nouvelles par des amis communs. Et Ce
fut avec une grande tristesse que j’appris sa naissance au ciel en Roumanie.
Notre dernière rencontre se passa en Roumanie au
monastère où il est enterré, non loin du Père Dumitru Staniloae qui était un
autre Roumain qui ne cesse de nous inspirer.