RECENSION DE QUESTI ONS sur L' HOMME - Olivier Clément , Stock 1972

 Raymond Rizk

Almontada 10.05.1974


Cet ouvrage d'Olivier Clément, comme celui qui la précédé (voir Al MontadaNo.30/31,1970) est un produit de l'expérience vécue donc authentique d'un homme à la fois profondément ancré dans la tradition de l'Orient Chrétien et extrêmement attentif à la quête spirituelle de lhomme d'aujourd'hui.

A travers leurs signes morbides, il rappelle - avec lucidité, respect et non sans douleur - l'origine et les raisons de cet état de séparation et d'atomisation dans lequel vivent 1'homme et le monde contemporain et les appelle à la grande fête de l'amour régénérateur.

Au lieu de crier au scandale et à l'anti-Christ devant les multiples perversions de la "recherche frénétique de liberté", comme le font si rapidement tant d'autres, 1'auteur essaie d'y discerner "la soif d'infini, la nostalgie de liberté et de communion, le refus de s'abandonner au somnambulisme du bourgeoisisme spirituel, la souffrance de celui qui cherche 1absolu dans les réalités de la terre qui ne peuvent sauver mais attendent d'être sauvées (p. 19).  

Attitude de respect, tentative de comprendre (dans le sens fort de prendre avec), lautre, de discerner la personne en lui "dans la folle épreuve de la libert1é,"avec la certitude qu'au plus profond de l'enfer le Christ - à jamais vainqueur de 1enfer - attend celui que1'Apocalypse appelle 1homme de désir (p. 19). Cette approche, faite de confiance et d'amour, mène à la découverte que 'bien au-delà de ce que nous avions osé espérer, le péché, la mort, le désespoir ont fait brèche dans l'autonomie infernale de l'homme et lui ont ouvert la miséricorde du Dieu Vivant" (p. 21). Alors il sagit de convier les hommes et de se convier au repentir, à la metanoia, retournement complet de l'être, « découverte simultanée de ma finitude et de ma soif d'infini » (p. 22).

Conviction que je n'ai pas en moi la source de la joie et que je dois « me recevoir, à chaque instant, de la main miséricordieuse du Père» (p. 22). Alors je « découvre que je suis fondamentalement aimé. Que je suis parce que je suis aimé» (p. 24). C'est par ce repentir-là – « mémoire de la mort» comme disent les moines - pétri de pénitence et de prière, que l'homme devient un « homme en Christ», pleinement homme, sensible à toutes les réalités humaines mais sachant aussi qu'il a dautres racines qui le lient - au-delà de la mort - à la vie en Dieu.

Cest de ces hommes dont a besoin notre époque troublée. «Capables daccueillir lautre non plus comme un ennemi. mais comme un frère » (p. 26), trouvant « les mots qui 1'éveilleront à son tour»  et lui laissant entendre « qu'il y a un sens, que la mort n'a pas le dernier mot» (p. 26). « Ce temps a besoin d'hommes qui soient comme des arbres, lourds d'une paix silencieuse qui s'enracine à la fois en pleine terre et plein ciel» (p. 27).

A partir de ce premier chapitre où nous avons puisé ces quelques remarques sur la réalité profonde du drame de l'homme daujourdhui, l'auteur brosse dans un deuxième chapitre les grandes lignes de l'anthropologie patristique (p. 29 à 52).

Et comme le « seul homme naturel est celui qui se reconnait créature portée par la grâce, appelée à 1union avec son Créateur» (p. 31), 1'existence personnelle de l 'homme est fondée dans le mystère de la Sainte Trinité qui désigne l'identité des Uniques: non seulement plénitude mais source de l'existence personnelle dans l'amour (p. 35). De même la relation - en lhomme - de la Personne et de la Nature - se trouve clarifiée par le dogme de la divino-humanité du Christ. De même que dans le Christ 1'humanité - faite d'une âme spirituelle et d'un corps - ne fait pas de lui une personne humaine puisqu'il est le Verbe de Dieu, donc une Personne Divine, la personne en qui l'homme ne s'identifie ni au corps, ni à l'âme, ni à l'esprit. Cette vision patristique de l'homme reste bien loin des dichotomies dites « chrétiennes» qui opposent l’âme au corps, l’âme à lesprit etc… Lhomme est un dans son corps, son âme et son esprit, et Dieu transcende radicalement cette unité et peut la transfigurer toute entière. La vraie distinction se trouve ailleurs, à savoir entre la personne et la nature.

La nature peut être analysée, connue, et 1es sciences humaines nous le prouvent de plus en plus. "La personne transcende toute question. Elle ne peut se définir, elle est non-conceptualisable" (p. 36). Elle ne se révèle que dans l'amour. "Au-delà de toutes les connaissances quon peut réunir sur un être humain, l'ouverture à la révélation exige prière, attention, à la limite mort à soi-même. La connaissance de la personne est inconnaissance, nuit translumineuse de l'amour" (p. 38). On aura remarqué le parallélisme frappant entre la vraie connaissance d'une personne humaine et celle de Dieu. C'est que comme lui elle n'est pas un objet de connaissance et que1oin que la personne s'explique, par le monde où elle baigne, cest sa présence qui soudain éclaire le monde, nous délivre sa signification" (p. 38).

Et ceci n'est-il pas dautant plus vrai que la personne humaine a été créée à l'image de Dieu et que cette image fait de lhomme une parcelle divine (qui) porte dans (son) sein le désir de l'éternité (Grégoire de Nysse cité p. 42).

"L'image n'est donc pas quelque chose dans lhomme: c'est à la fois l'aspiration de sa nature et la liberté de sa personne" (p. ll2). L'homme trouve en Dieu une existence personnelle, consciente, responsable, une personne appelée à donner une réponse libre à l'appel de Dien à la déification où seulement "son humanité transfigurée trouvera sa plénitude" (p. 44). Ainsi "dans l'acte créateur lui-­même, Dieu en quelque sorte se limite, se retire, pour donner à lhomme l'exercice de la liberté" (p. 45). De ce fait, Dieu prend un risque, accepte de mendier notre amour", se soumet à nos questions, à nos refus, nos révoltes. C'est là "lamour fou" de Dieu. Cest là la "pédagogie" du Seigneur. La création est à l'ombre de la croix (p. 46) et par "l'amour crucifié, une liberté sans bornes mest offerte, une participation à la liberté même de Dieu" (p. 46). "En Christ, Dieu a aimé ses propres ennemis plus que lui-même. Tel est le mystère de l'amour personnel. A 1image de Dieu, 1'homme devient capable d'aimer plus que lui-même. L'homme devient pleinement une personne quand il "dépasse sa propre nature en donnant sa vie non seulement pour ses amis mais pour ses ennemis" (p.49). L'amour de l'ennemi, de tous ceux qui ne partagent pas nos vues et nos opinions, devenant selon le moine Silouane de l'Athos le "seul critère infaillible de notre progrès spirituel".

Le destin de lhomme - s'il veut se réaliser pleinement - est donc de suivre la voie du Christ, qui est la Véritable Image de Dieu. C'est en Christ que l'homme trouve sa vérité, se retrouve, apprend de nouveau à donner un nom à tout être et à toutes choses. "L'homme incorporé au Christ par le baptême redevient l'image de Dieu", et il lui appartient de rendre cette image pleinement ressemblante en " inventant, sous le souffle et le feu de l'Esprit, une manière personnelle, donc incomparable, d'être en Christ" (p. 50), et donc d'être ouvert à la communion du prochain.

Car en définitive "la nature humaine se déploie dans la bonne diversité des personnes, elle s'identifie à ce grand échange de vie qui les fait exister chacune pour les autres, à travers tous les autres" (p. 54). La vraie spiritualité chrétienne est donc "nécessairement une spiritualité du "nous" où la conscience de soi s'éveille dans la conscience de la communion" (p.54), le "nous" étant, en l'occurrence un ensemble de visages  personnels, une somme de "prochains", loin de toute fusion collectiviste.

Cette réflexion sur "l'homme en communion"   s’étend   tout le long du troisième chapitre du livre (pp. 53 à 75) et nous rappelle qu'à cause et par le péché, cette unité dans la diversité à laquelle l'homme est appelé est devenue une "multiplicité hostile, dans un espace qui sépare, un langage qui ne peut plus exprimer que la juxtaposition ou la possession" (p. 57). En Christ pourtant Dieu a "réunifié l'humanité, sans 1imite de temps ou d'espace" (p. 60), et nous voilà de nouveau un seul homme en Christ, chacun d'entre nous restant "une personne incomparable dans le Saint-Esprit". "Si l'Eglise comme Corps du Christ exige une attitude de respect, d'adhésion et d'obéissance,… lEglise comme Pentecôte continuée veut le risque, linvention, la poésie créatrice,… tout le combat de la conscience personnelle dans sa liberté" (p. 61).

Dans cette conception de l'humanité unifiée en Christ et appelée à la diversité sans limites de lEsprit, l'Eglise est dans son être profond la conscience et la "matrice d'une nouvelle humanité" (p. 61), "non seulement unité mais échange où le "mouvement d'amour" de la Trinité se communique aux hommes" (p. 62). Ce mouvement de 1' unité à l'échange est justement "le passage de l'individu à la personne: maturation… à travers une suite de morts-résurrections où la trans­cendance nous dépouille et nous recrée" (p. 63). "La personne s'accomplit dans une dialectique d'ouverture et de distinction, de don et de respect, d'amour et de création… Elle donne pour vivifier. Elle donne sa vie et laisse entrer en elle toutes les vies" (p. 63). Cette communion avec les hommes, se réalisant dans et par Dieu, "l'amour du prochain exige dabord l'amour pour Dieu et son ascèse" (p. 63). Cest dans la mesure où lhomme, conduit par l'Esprit, s'intègre au Fils et par lui s'unit au Père, quil se pacifie et devient un "homme-humanité, quelqu'un qui s'est vidé de tout, qui n'a plus rien, mais qui en Dieu est tout. Il est alors le "pauvre qui aime les hommes", comme disait Syméon le Nouveau Théologien (cité p.63).

La vie chrétienne consiste dans cette recherche continue de Dieu par la mort à soi-même, recherche qui dans la lumière de Dieu enfin retrouvée me fait découvrir le visage de l'homme mon frère. "En Christ je perds ma vie, un Autre me reçoit et je reçois l'autre. Chaque autre que je reçois est une blessure par où je perds ma vie et par où je la trouve". (p. 66).

Cette expérience ne peut se réaliser que par l'ascèse. Il ne s'agit pas de parler de Dieu, disent les Pères, mais de se laisser purifier par Lui. La communion avec les hommes exige une ascèse, nécessite une discipline personnelle et communautaire et tout dabord l'acquisition de l'humilité, qui en me faisant assumer ma condition de créature, me fait comprendre que "rien ne m’est dû et que tout est grâce" (p. 68). C'est alors que je me rappelle et fais miennes les paroles du psalmiste: "Que toute brise rende gloire au Seigneur", car mon cœur se gonfle de gratitude chaque fois que Dieu me révèle un aspect de sa bonté".

Cette vigilance spirituelle transforme mon humilité en respect pour l'autre - tout autre - et devient source "d’étonnement, éveil, révélation… émerveillement poignant que d'autres existent dans la chaude lumière de Dieu" (p. 69). Je me rends ainsi compte que "Dieu aime cet homme ici et maintenant, à travers sa banalité, sa lâcheté, sa solitude, à travers son péché" (p.69). Et c'est alors que je peux me "mettre à la place de l'autre, éprouver comme de lintérieur ce qu'il ressent" (p. 69). L'autre devient pour moi image de Dieu, certes "défigurée par les puissances du mal", mais aussi me conviant à lutter contre ces puissances avec les armes du discernement, de1'amour et de la prière". Et l'auteur ajoute "surtout de la prière". Car "lamour nait de la prière et "1 ' amour est le fruit de la prière", comme 1'affirme la tradition unanime des Pères. "La prière purifie le cœur des passions, nous libère de l'indifférence et de l'opacité,… nous fait vulnérable à la révélation de l'autre, à l'autre comme révélation" (p.70) 

La vie chrétienne est donc à double voie: attention aux autres et attention à Dieu, service et prière. Marthe ne s'oppose pas à Marie. Il nous faut à la fois être Marthe et Marie. Et c'est là une condition pour briser l'esclavage du péché et témoigner de lamour désintéressé, dans une pudeur étroitement liée à "la discipline périodique du jeûne, qui interrompt, entre le monde et nous, la relation de violence et de meurtre" (p. 74). Car "pudeur et jeûne facilitent la compassion, le respect, la vénération, sans lesquels l’âme devient opaque" (p. 74), et nous ouvrent la porte au véritable amour nuptial "où toute limmensité de la vie devient intérieure à une rencontre personnelle,… où la plongée dans le mystère de Dieu permet la plongée dans celui de lhomme" (p. 74).

Le Chapitre 4 sur "la recherche du lieu du cœur" (pp. 77 à 90) continue l'exposé de l'ascèse et de la discipline que l'homme doit s'imposer pour accéder à la véritable communion avec Dieu et en Lui avec les hommes. Autour de la notion biblique du lieu du cœur  comme "centre d'intégration personnelle des facultés humaines et le lieu du combat spirituel" (p. 83), notion d'ailleurs reprise par toute la tradition de l'Orient chrétien, l'auteur nous rappelle que l'homme est appelé à une "connaissance intégrale qui assume la raison, mais aussi les autres facultés et les sens, notamment la volonté, l'amour, la sensibilité esthétique" (p. 83). L'organe de cette connaissance intégrale - dans la foi où la "plénitude de la divinité" se communique à la nature humaine – est "l'homme total, créé pour devenir, au cœur du monde, le "lieu de Dieu" (p.83).

La recherche du "lieu du cœur", ou encore l'essai de "circonscrire lIncorporel dans le corporel, s'identifie à tout le cheminement de notre destin", "la vie de cette ascèse vivifiante étant celle des Béatitudes" (p. 85). Et la prière de l'invocation du Nom de Jésus, associée à la respiration, devient la "méthode ascétique" la plus répandue dans l'Orient chrétien, pour "libérer l'homme des formes multiples de la mort, "et permettre à la vie divine de l'envahir et de le rendre à sa vraie nature" (p. 86).

L'invocation du nom de Jésus facilite la "garde du cœur", car si l'homme prie de tout son cœur, le moment vient où le Nom invoqué embrase durablement le cœur, s'identifie à la pulsation du sang. Alors la célébration devient "spontanée", elle coïncide avec la vraie nature de l'homme (et de l'Univers), "l'homme ne prie plus, il est prière" (p. 87). Cette transformation de 1'homme en "prière est un des jalons sur la voie de sa destinée finale qui est la transfiguration (et par lui, celle du monde), et à cet effet l’auteur cite des extraits des entretiens de St. Séraphim de Sarov avec Motovilov qui montrent que non seulement l'âme mais le corps est illuminé par le Saint Esprit.

 “Et c'est ainsi que les choses doivent être, conclut le Saint,… la grâce divine habite au plus profond de nous, dans nos cœurs… Elle est en nous en ce moment, elle nous réchauffe, nous éclaire, réjouit nos sens, et remplit  d'allégresse notre cœur" (cité p. 90).

Ayant brossé ce tableau d'une anthropologie ouverte, centrée en Dieu et aboutissant à Lui, tant il est vrai que "lhomme ne sexplique pas au niveau de lhomme" (p. 8), une anthropologie "libératrice pour l'homme daujourdhui" (p. 16), l'auteur nous invite à nous pencher, à sa lumière, sur certains des problèmes les plus pressants et les plus représentatifs de la crise spirituelle que vit notre époque, à savoir la sexualité et le destin de l’éros (chapitre 6: Dieu et César pp.123 à 145); la technique (chapitre 7: 1'homme et le cosmos pp.147 à 171); 1'art et la beauté (chapitre 8: la troisième beauté pp.173 à 197) et enfin le problème de toutes les époques et toutes les générations: la mort (chapitre 9: la mort et la fête pp.199 à 214). 

 Nous n'entrerons pas ici dans le détail du contenu de ces chapitres, conviant nos lecteurs à s'y référer et à les méditer, tant ils "fourmillent d'idées qui semblent originales ou scandaleuses, mais ne sont que le message évangélique dépouillé de ses gangues" (page de garde du livre). Citons-en, cependant, au passage quelques unes:

Sur le monachisme: "Une Eglise où il n'y aurait plus de grands moines menant ce pèlerinage dans les immensités de Dieu pour revenir ensuite vers les hommes, le visage incendié comme celui de Moise descendant du Sinaï, cette Eglise serait agonisante. L'Eglise ne se porte bien que si elle a des martyrs ou des moines" (p. 99).

Sur l'égalité des sexes: "Le christianisme… a posé définitivement la transcendance de la personne et déclare que l'homme et la femme sout lun et l'autre des personnes, bien plus qu'égales, absolues" (p. 104).

Sur le mariage: " Le mariage est chaste par 1'intégration de l'éros dans la rencontre de deux personnes qui, portées par la communion ecclésiale, font de la polarité de leur nature le langage de leur amour et se donnent mutuellement le monde" (p. 108). Et encore "dans une perspective proprement chrétienne, on ne peut pas dire que le but du mariage est la procréation. Un véritable amour n'a pas de but, il est à lui-même sa propre évidence. Mais il ne peut pas, alors, ne pas être fécond, que cette fécondité soit de servir et de lutter ensemble, d'accueillir ensemble le prochain ou de "mettre au monde" des enfants (p. 110).

Sur l’éducation des enfants: "Mettre vraiment au monde ses enfants, c'est savoir non seulement leur donner la vie, mais lexemple d'un service créateur, c'est accepter le destin de l'écorce auteur du bourgeon, qui protège le temps quil faut puis s'ouvre peu à peu, au temps quil faut" (p. 111).

Sur le rôle de 1'Eglise: "Il n'appartient pas à 1'Eglise de dicter les lois de l'Etat ou de les bloquer comme un quelconque "groupe de pression". L'Eglise inspire et sanctifie, elle ne contraint pas, ce sont les cœurs qu'elle tente de changer" (p. 113).

Sur Eglise et Politique: "Le rôle premier de l'Eglise et des chrétiens, cest d'ouvrir l'histoire à l'éternité où elle est destinée à "passer " un jour, par une Pâque définitive,… où elle "passe" dès maintenant par l'intercession et la bénédiction de la liturgie et des " hommes liturgiques"… C'est pourquoi, les maîtres secrets de l'histoire, qui ne le savent pas, sont les hommes d'adoration" (p. 126).

"Il est donc essentiel, dans la crise actuelle qui est une crise de sens, de retrouver l'Eglise comme mystère de sanctification, comme lieu où surabondent la joie pascale et cette paix "que le monde ne peut donner" et qui "dépasse toute intelligence" (p.128). "Le premier devoir de l'Eglise est de réinventer autour de l'eucharistie… des lieux de partage et d'entraide où la célébration donne valeur sacramentelle au service social, où le besoin de fête se purifie et s'accomplit" (p.129).

Sur les chrétiens dans le monde: "Seuls les hommes ivres de Dieu, qui veulent consumer l'histoire dans l'éternité, fécondent les civilisations. L'histoire est renouvelée par ceux qui la dépassent" (p.130). "Il faut mettre fin à la schizophrénie de tant de chrétiens qui, le dimanche, se donnent des extases (en Orient), ou de bonnes intentions (en Occident) pour s'abandonner en semaine au train de ce monde. Il ne s'agit pas comme les "progressistes" de remplacer le sacrement de l'autel par celui du frère, sinon on abandonne l'histoire à elle-même,… mais de donner à l'eucharistie son ampleur éthique" (p.133).

"Pas d'autre recette donc, que l'amour actif, inventif, tenace, sans espoir d'une réussite totale et stable dans l'histoire…mais animé par une vision totale de l'homme, ou plutôt de la divino-humanité" (p.124).

Le combat du chrétien "qui se déroule d'abord en lui - n'est ni conservateur ni révolutionnaire, ou encore, si lon veut, 1'un et l'autre à la fois… Le chrétien ne peut ne pas être proche des abandonnés et des révoltés, mais tout en percevant les chances de vie jusque dans les tragédies de l'histoire. Il sait… que la tension entre l'individu et la société est irréductible et qu'en politique surtout "qui veut faire l'ange fait la bête", et que les faiseurs de paradis ont été des fourriers d'enfer…" (p.135).

"Il sait que le christianisme recèle une puissance révolutionnaire, celle du Christ vainqueur de la mort. Cette puissance peut changer les structures de la personne. Et si ce changement s'opère simultanément chez plusieurs, en communion, alors le monde se met à changer, une civilisation est changée" (p.136).

"Il ne peut y avoir dopposition dans le service du chrétien, entre le nécessaire plain-pied d'homme à homme, la création de communautés exemplaires et l'action sur les structures: celles-ci, après tout, ne sont que la maison, le vêtement, le pain que nous devons au toi innombrable du prochain, aujourdhui à l'échelle de la planète (p.138).

Sur la violence: "Les théologiens de la violence oublient les Béatitudes… Ce que le christianisme doit faire jaillir dans les violences de l'histoire cest la puissance proprement christique de l'amour des ennemis… L'Eglise n'a pas à imposer des méthodes, seraient-elles de non-violence. Elle doit témoigner à temps et à contre-temps de la puissance créatrice de l'amour…" (p.139).

Sur chrétien et science : Le chrétien doit exiger de la science une quête plus ouverte, et de la technique une efficacité plus soumise aussi bien à l'irréductible de la personne qu'à la nécessaire amitié de l'homme et de l'univers, car si la terre n'est plus ressentie comme mère, elle doit l'être comme fiancée'" (p.167).

"Seul l'homme de l'eucharistie peut réaliser l'intégration de la matière. Seul l'homme de l'icône peut sauver le visage menacé de la personne. Seul l'homme qui fait de l'univers une église dont lautel est son propre cœur peut rappeler à la science et à la technique la sainteté de la terre, la nécessité devant elle, de l'humilité et du respect" (p.169).

Sur mort et résurrection: "Le dernier mot du christianisme n'est pas l'enfer, mais la victoire sur l'enfer… Le dernier mot appartient à la fête… De fait, si le Christ n'est pas ressuscité, la mort aura toujours le dernier mot, et les lendemains de fêtes seront de cendre et de solitude… Le saint est l'homme consumé par la joie pascale, par la "fête des fêtes".

"La fête dans le monde et la fête dans l'Eglise cest un peu la même chose, mais non dans le même ordre. Dans le monde vient d'abord l'exaltation, puis l'amertume, d'abord l'intensité de la vie, puis la tristesse au goût de mort. Dans l'Eglise vient d'abord l'amertume, la mort à notre propre néant, le repentir

qui brise notre insensibilité puis la joie immense, paisible d'être pardonné, aimé, recréé, la joie d'être ensemble ainsi, tel des enfants émerveillés. Or la fête pascale comme la fête eucharistique qui l'actualise ne sont elles-mêmes quune anticipation – mais une anticipation réelle, nourricière - de la fête définitive, celle de la Jérusalem nouvelle. Alors Dieu lui-même "essuiera les larmes de nos yeux" (p. 214).

L'intérêt majeur de ce livre d'Olivier Clément est d'avoir esquissé une synthèse de la pensée patristique touchant 1'homme et l'anthropologie, en relation avec les problèmes et la crise du monde contemporain. Certes divers auteurs, et en particulier le regretté Paul Evdokimov, que 1'auteur cite à plusieurs reprises, avaient amorcé une réflexion très enrichissante sur tel ou tel autre aspect de cette pensée patristique. Le sujet cependant est encore très vaste et appelle d'autres travaux. Ce livre d'Olivier Clément peut être considéré comme un avant-goût et un appel à de plus amples réflexions sur le même thème et en particulier un appel à la recherche d'un moyen de communiquer cette pensée patristique dans un langage accessible à l'homme daujourd'hui.

Ecrit dans un style poétique très dense, truffé de citations bibliques et patristiques, toujours présent à la pensée contemporaine, le livre d'Olivier Clément a le mérite de réveiller ceux des chrétiens qui sont familiarisés à une certaine pensée théologique, à la grandeur de leur responsabilité et leur mission d'hommes, appelés à la déification. Il leur rappelle la simplicité, la profondeur radicale et la force unifiante du message évangélique, tel que vécu dans la grande Tradition de l'Eglise, loin des superstructures diverses dont l'histoire a marqué la pensée et la vie chrétiennes. L’écriture de ce livre aurait certes gagnée à être plus fluide, plus accessible, plus proche de la limpidité de style de "Dialogues avec le Patriarche Athénagoras", un autre livre du même auteur.

Tel qu'il est, ce livre n'en reste pas moins un cri prophétique, lancé à l'Eglise et aux chrétiens d'aujourd'hui, pour qu'ils se ressourcent dans l'unique nécessaire et sachent, dans le fatras des traditions diverses, héritées d'une histoire pleine de compromissions, reconnaître et revivre le filon d'or de la vraie Tradition des Apôtres, des Martyrs, des Saints et des Pères, seule capable par la grâce de l'Esprit, de transfigurer en fête liturgique les danses macabres et les rondes infernales de notre siècle. Et de ce fait, sa lecture est très chaudement recommandée à tous ceux qui veulent se convertir à un christianisme authentique, et en particulier ceux qui sont concernés par la spécificité de la nature et de la forme du témoignage chrétien dans le monde d'aujourd'hui.


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