Quelques Réflexions sur la théologie

 

Raymond Rizk 

Almontada 1970



"Faire de la théologie à la manière des pêcheurs-apôtres et non à la manière d'Aristote" (St. Grégoire de Nazianze).



A - INTRODUCTION

Très souvent et de plus en plus, quand on pense à la théologie, on se la représente, comme "un système de pensée relatif à 1'homme, à Dieu et au monde", exprim6 dans un langage archaïque et abstrait et défendu par une caste d’initiés dits "th6ologiens". Il faut tout d'abord remarquer que cette conception9 si elle n’est pas complètement étrangère à l'Orient historique et contemporain, est certes très ancrée dans la perspective d'un christianisme surtout occidental qui, à partir de la Renaissance a conceptualisé à outrance et rationalisé le mystère ce vie de ls Révélation chrétienne. La théologie est alors devenue une affaire de clercs, d'une classe privilégiée qui se chargeait de dégagér pour le commun des mortels des préceptes qu’ils devaient se contenter d'accepter comme vérités sacro saintes. La théologie en arrivait peu à peu à, à devenir une science comme une autre, mais sans prise sur le réel et les polémiques s'élevaient autour Ge différences d'interprétation de la lettre de la Bible, placée en dehors de son contexte vrai et vivant de lecture, qui est le peuple de Dieu animé par l'Esprit. Se voulant une science, la théologie se forgea un langage propre souvent inaccessible, et de raisonnement en raisonnement, n'arriva souvent plus à cerner les antinomies du mystère, et de la sorte versa dans des dichotomies et des dualismes (esprit et corps, nature et grâce, clercs laïcs personne et communauté etc.) qui ont marqué une civilisation très vite taxée de chrétienne. Dans cette conception de scientisme théologique, il devint très aisé de parler de Dieu OU d'écrire sur Dieu quand l'essence même de laie chrétienne n'est pas de parler de Dieu mais plutôt de se purifier pour Lui et par Lui.

Il est peut-être naturel qu'une telle théologie elle-même le produit d’un état de 11chrétienté11 d'abord féodal puis capitaliste et oppressif, au moment où elle fut confrontée avec le monde d’aujourd’hui fait de technique et de violence, ait engendrée parmi les chrétiens une grande détresse spirituelle et une remise en question d'une large envergure de toutes les valeurs du passé. Cette contestation qui est d'abord 11un appel à dépasser la théologie abstraite et archaïque devant laquelle l'homme moderne se sent déphasé", mène très souvent à l’"effritement du contenu évangélique de la foi et du sens historique des évènements bibliques" (P.Evdokimov)

Avides de rattraper un temps qu'on n cru perdu, les chr6tiens veulent se met­ tre désespérément à l'écoute du monde, ct ce faisant, à la suite du monde, aboutissent à la sécularisation de la Bible et <le la Tradition. Certains 11nouveaux" théologiens ne savent plus très bien en quo ils croient et font penser à la parole de Kierkegaard : "on arrive au point de ne plus savoir ce qu'est le christianisme" (Paul Evdokimov dans l'Esprit Saint dans la Tradition Orthodoxe p. 12 - 13).

(1) Texte rédigé pour la consultation théologique organisée par la FUACE en marge des réunions de son Comité Exécutif à Certigny, Juin 1970.

B - La théologie2 expérience personnelle

Face à cette situation, il est bon de remonter aux sources pour découvrir ce qu'est la théologie dans l'Eglise primitive et comment elle est toujours vécue avec certes des hauts et des bas dans ln tradition orientale du christianisme, et dans les sphères de réel renouveau, surgis abondamment en Occident, aujourd'hui.


Déjà au 4ème siècle, un Père de l'Eglise Latine, St, Hilaire de Poitiers écrivait : "La méchanceté des hérétiques et des blasphémateurs nous force à faire des choses illicites...à parler de sujets ineffables, à entreprendre des explications interdites. Il devrait suffire d'accomplir par la seule foi ce qui est prescrit c'est à dire, d'adorer le Père, de vénérer avec Lui le Fils et de nous remplir du Saint Esprit, mais voici que nous sommes contraints d’appliquer-notre humble parole aux mystères les plus inénarrables. La faute d'autrui nous jette nous-mêmes dans cette faute d'exposer aux hasards d’une langue humaine, les mystères qu'il aurait fallu renfermer dans la religion de nos âmes" (De Trinitate II,2.

L'Eglise primitive redoutait donc plus que tout la formulation des dogmes et essayait toujours d'éviter de faire de la foi de vie des évangiles "un système de pensée". Certes la nécessité de défendre la pureté de la doctrine et son intégrité, obligent l'Eglise à opposer aux tentatives de ceux qui la déforment, le "consensus" de toutes les chaires apostoliques, témoins de la tradition une dont vit l'Eglise. Elle le fait à contre cœur tant elle sent son incapacité à limiter en des paroles le mystère inconnaissable de Dieu. Etant convaincue que Dieu et le mystère sont au-delà de tout concept que la raison humaine puisse élaborer et que lorsqu’il se révèle à nous, Dieu nous appelle à réformer sans cesse nos manières habituelles de penser, elle adopte, même dans les formulations dogmatiques une attitude et une terminologie apophatiques (négatives) excluant toute théologie abstraite et purement intellectuelle pour débouche sur une attitu0e existentielle qui engage l1homme­ entièrement dans la voie de la recherche, de la rencontre du Dieu qui s’est incarné et qui se révèle. Ainsi en "refusant toute objectivation du Mystère, l'Orient dit Paul Evdokimov, sauvegarde farouchement son caractère objectif, car il n'existe pas sans événement pleinement historique. Ln Résurrection est dans le kérygme mais le kérygme est dans l’Eucharistie "qui est le 'mémorial' vivant de la résurrection ct son expérience la plus immédiate" (op,cité p.13). Ainsi dit saint Irénée au 2ème siècle: "notre doctrine est dans l'Eucharistie et l'Eucharistie la confirme (Adv. Haeres IV 18,5),

Certes les dogmes, ainsi exprimés dans les Conciles Œcuméniques, reflètent les particularités de l'époque et de ln langue : Par là ils ont un caractère pragmatique. Après tout, ils ne sont qu'une forme plus ou moins adéquate pour un contenu invariable qui lui, est le propre de la véritable théologie. Il est toujours très important - et on ne le fait malheureusement pas toujours assez - de distinguer entre l'objet de foi et sa présentation en fonction d’un milieu culturel donné. Les dogmes et les développements qui en découlent sont des formulations plus ou moins valables d’une V6rité révélée. Ils ne sont pas la théologie, et "faire de la théologie" n’est pas produire de nouvelles formulations plus ou moins 11modernes"• Cette distinction tout à fait naturelle est cependant, tout autre chose que 1’assimilation des évènements historiques du salut et des approches du mystère à des mythes dont il faudrait se débarrasser pour n’en garder qu’une vague symbolique.

Dans cette perspective de l'Eglise d'Orient, la théologie est essentiellement une "expérience", l’expérience étant selon Saint Maxime le Confesseur "le savoir même en acte qui advient au-delà de tout concept,.. la participation à l'objet qui se révèle au-delà de toute pensée"(P.G,90,.624A). C'est cette connaissance contemplative par participation - la théologie - que les Pères appellent théognose.

La théologie est une "communication" à 1a vie de Dieu, une participation à Dieu et partant à l'homme qui en est l'image. Faire de la théologie veut dire accepter de vivre cette Vérité révélée (sans nécessairement en parler), et s’il faut à tout prix en parler, essayer de relater le contenu (souvent inexprimable) de cette communion avec Dieu. "Si tu pries vraiment, tu es th6ologien et si tu es théologien, tu prieras vraiment", cette définition que donne Evagre le Pontique de la théologie exprime le mieux la réalité ,1e la vie de l'Eglise d’Orient et de certains grands spirituels d'Occident. Est théologien celui qui sait faire le silence pour laisser parler Dieu, pour s'en pénétrer, pour arriver à épeler et traduire à travers les formes de cc monde Sa pr6sencc ineffable ; celui qui, dans l'amour actif des hommes, manifeste aussi cette Présence et travaille en union avec les autres à la réalisation du Royaume.

Pour le chrétien, faire de la théologie c'est donc partir à ln recherche de Dieu, recherche qui mène aussi forcement à la découverte de l1homme, recherche qui tout en employant la raison, mène à une rencontre en deçà de la raison, car "les concepts créent des idoles, l'étonnement seul saisit quelque chose" (Grégoire de Nysse). Dieu n'est pas en haut disait aussi Saint Isaac le Syrien, il est devant dans l'attente de ceux qui répondent à son appel. Faire de- la théologie c'est participer à cette réalité vivante du Christ, qui par l'Esprit s'offre taus les jours à nous dans le tête à tête de la prière, dans l'offrande de l'Eucharistie, dans la Parole de 1a Bible, dans l'assemblée des frères et dans l'homme, dans tout homme qu'il nous appelle à servir et à libérer.

Faire de la théologie est somme toute une affaire d'amour : amour de Dieu donc amour des hommes. C'est être prêt à répéter avec Marie-Madeleine, à l’aube de la résurrection : "où a-t-on mis mon Sauveur"? C'est se poser cette question - donc se souvenir de Dieu à chaque instant - et se rendre compte que, comme les disciples d'Emmaüs, le Ressuscité est toujours très proche, mais quez nos yeux sont fermés et que notre esprit est occupé à des considérations très "sérieuses" qui nous empêchent de comprendre cette vérité vécue que "l’homme ne doit pas spéculer mais se transformer" (Paul Evdokimov, op. cité p. 25).

Faire de la théologie c'est donc aussi admettre que la vraie révolution, pour un chrétien, celle qui vient en premier, car elle justifie et donne un sens aux autres, j'ose dire la plus efficace, est la metanoia évangélique. Nous ne pouvons renouveler le monde si nous ne changeons nous-mêmes, dans un abandon complet à Celui qui, avec de la boue, nous dessillera les yeux. Nous ne pouvons renouveler le monde si nous ne devenons pas fous aux yeux du monde, mais fous cans et pour le Christ et pour ceux qu'Il aime. Le pragmatisme et le rationalisme outranciers des chr6tiens et partant la crise spirituelle qui secoue le monde proviennent d'une perte d'enthousiasme dans le pouvoir de Dieu et la participation à Son Esprit qui sont le propre de la foi chrétienne. Le théologien (et tout chrétien avec ou sans diplôme de théologie) est appelé à le devenir, est le témoin du Christ, celui qui en est saisi, qui se sait aimé de Dieu qui est devenu pour lui la seule réalité et qui en vivant de cette réalité veut la communiquer, la traduire en service, en amour, en don pour les hommes et les choses. Libre de toute attache parce que libéré, disponible, du fait même qu'il devient avec le Christ un même corps par la communion eucharistique, il est toujours prêt à communier à la coupe de souffrance des hommes qui l’entourent. C’est l’homme, ainsi divinisé qui reprend l'univers en l’assumant, en s'y intégrant. Le chrétien est censé toujours rester dans le monde, l'homme intérieur qui sanctifie le travail, humanise les relations sociales et l'économie, transcende la haine, dénonce l'injustice et les compromissions, demeure la Voix prophétique qui rappelle à temps et à contretemps les exigences de l'amour et de la miséricorde, au sein même de sa lutte pour l'établissement d'un monde plus vrai et plus juste. Ce chrétien-là personnifie l’Eglise car dit le P. Georges Khodr : "Là où nous sommes en ambassade pour le Christ, l'Eglise s'cst implantée. L'Eglise éternelle est en nous dans 1'aujourd’hui de Dieu"•


C- LA THEOLOGIE : EXPERIEN CE ECCLESIALE

En effet comme dit A.H.Allchin (La Contribution de 1'orthodoxie au débat sur Dieu) : "cette expérience de Dieu, tout en étant hautement personnelle.., n'est pas individuelle. L'expérience, ln connaissance n'est pas donnée à l'homme isolé, mais à tous ensemble. C'est seulement dans la communauté de la foi partagée que chacun peut recevoir la vision unique qui lui est propre. L'Eglise... n'est guère conçue dans la tradition orientale comme une institution infaillible à laquelle se soumet l'individu et qu'il recherche comme un abri. Une telle conception ferait déroger à la dignité que Dieu donne à l'homme, à sa liberté dans le Saint Esprit. L'Eglise importe comme lieu de communion des personnes, comme expérience partagée de foi, d'amour et d'adoration. Dans l'Eglise, l'homme rencontre l'homme et dans cette communion, il rencontre Dieu". L'Eglise ainsi conçue est le Grand Signe de la Présence du Christ au monde. Elle est le lieu où l'unité de l'humanité se réalise à la source, au-delà des différences d'opinions st d'options; où il est donné de réaliser - dans le moment sacramentel au moins - la jonction du temps et de l'éternité et donc d'avoir un avant-goût eschatologique. L'Eglise c'est, selon une définition très ancienne, le peuple des croyants autour de l'Evêque, dans l'Eucharistie. C'est donc moi et les autres, en union avec le Christ, et en tension vers Lui, qui la formons. Il est évident que l'Eglise ne se r6duit pas aux institutions ecclésiales. Ces institutions, très souvent, au cours de l'histoire, ont failli. On parle beaucoup des compromissions de l'Eglise historique, de son identification avec les classes privilégiées, de l'obscurantisme dans lequel elle a parfois laissé les masses etc... Pour être juste il faut aussi relever le rôle civilisateur de premier plan qu'elle a joué. il faut rappeler la voix prophétique des moines et ces grands pasteurs qui n’ont cessé de stigmatiser les injustices et de s’opposer aux puissants. Mais là n'est pas le problème, 11 faut faire un grand effort de r5alisme spirituel et se rendre compte que l'Eglise qui a reflété la faiblesse dc ses membres n'en reste pas moins et malgré tout l'endroit où la relation entre Dieu et l'homme est connue et réalisée et que l'Esprit qui y souffle et qui attend d'être accepté par nous la renouvelle en permanence. Si l'Eglise a failli à cause de nous, prêtres, laïcs et évêques, c'est par nous ensemble dans l'Esprit qu'elle redevient plus fidèle à sa mission d’être l'icône du monde, un monde Où l'on s1aime, d’où jaillit l'amour. C1est donc aux chrétiens de réagir, en faisant un acte de repentance collectif. Faire de la théologie est justement aussi agir de l'intérieur de l'Eglise - qui est notre patrie spirituelle - afin de la rendre toujours plus elle-même, c'est-à-dire l'Epouse du Christ "toute resplendissante, sans tache ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée" (Eph. 5,27), Dans ce mouvement de repentance du peuple de Dieu, qui peut être initié par n'importe quel petit reste" de cc peuple (1'cssentiel pour moi est que je commence moi-même) il s'agit de savoir toujours distinguer entre Tradition et traditions, entre l'essentiel et l'accessoire. Certaines traditions, souvent reflets d'intérêts personnels ou nationaux, ont parfois caché la vraie Tradition. Il faut savoir éliminer ces traditions sans pour autant rejeter la vraie qu'elles cachent ou défigurent. C'est dans ce sens qu'on peut parler d'un mouvement de continuité et de discontinuité dans l'Eglise : Continuité de ce filon doré de la sainteté embrassant l'essentiel du mystère et discontinuité de certaines formes qui changent avec le temps et le lieu. Le chrétien est celui qui est appelé à laisser l'Esprit en Lui, discerner la vérité de Dieu ici et là et à agir afin que son Eglise revienne à ses sources et sache se libérer du poids et des vicissitudes de son histoire.

Dans cette perspective, s'il est évident que l’Eglise doit sortir de son silence parfois complice face à l'injustice et à la tyrannie des nantis, et redevenir elle-même pauvre, qu'elle doit abandonner son ton paternaliste pour re1evenir vraiment servante, et adopter des attitudes plus prophétiques face aux problèmes qui écartèlent les hommes, il faut clarifier une fois pour toutes que l'Eglise en tant que communauté n'a pas à adopter des options socio­économiques ou politiques définies, mais qu'elle doit être le lieu où les chrétiens rassemblés viennent puiser le sens pour aborder leur lutte humaine. Par contre, il n'y a pas de sphères d'activité qui soient tabous pour le chrétien et c’est au plus profond du monde, là où les hommes pleurent, souffrent et s'entretuent qu'il a à porter sa mission d’humanisation de l'ordre terrestre. Le chrétien ne devra jamais avoir peur de se salir les mains, mais c'est d'abord de l’intérieur de lui-même qu'il tentera Ge résoudre les problèmes que la civilisation ce son temps lui pose. :l n'y a aucune technique spécifiquement chrétienne, aucune forme n'est absolue, il n’y a pas des recettes chrétiennes pour l'édification du monde. "Dieu est présent à toutes choses" dit le Pseudo-Denys "mais toutes choses ne se tiennent pas présentes à Lui". Le chrétien, donc le théologien, se doit d'être attentif aux cris du monde, aux mouvements tumultueux qui s7y font jour. Il doit savoir distinguer les formes que doit revêtir son action, en &tant conscient que toute forme est sous le jugement de Dieu et que la nouveauté, la véritable révolution vient de 1’intérieur de l'homme. Ce Nouveau, cet homme nouveau, il nous a été donne il n'est donc pas à inventer, mais à découvrir. L'homme nouveau c1est 1e Christ incarné, mort et ressuscité que je suis appelé à incarner et qui, dans la mesure où il deviendra "plus moi-même que moi engendrera des formes nouvelles et des structures nouvelles.

C'est en cela que consiste la Bonne Nouvelle, ln Nouveauté des Evangiles. "Si le sel s’affadit11, si l'exigence de la sainteté dans l'amour actif et serein et dans l'action de présence, celle du Christ en moi et par moi au monde -·si tout cela s1affadit, quel christianisme sommes-nous en train d'offrir au monde et quel est le contenu valable de notre apport?


D - THEOLOGIE : EXPEP.II:NCE 1-lUMAIPE INfEGRALE

1) Il est déjà apparu que tout effort vers la saintet6 personnelle est insépara­ ble de sa dimension sociale. S'il est besoin encore de l'affirmer, rappelons ces quelques affirmations de grands docteurs ce l'Eglise d'Orient qui ne font qu'exprimer, par là, la réalité vécue dans l'Eglise. 11Chercher seulement le salut de soi-même est le moyen le plus sûr de la perdre. Notre vie est un combat très dur. Notre Roi nous ordonne de nous tenir debout dans les rangs de tous sans poursuivre nos propres int6rêts1' (St. Jean Chrysostome) ou encore "Les riches gaspillent tant d’argent pour la décoration de leurs mai-sons... qu'ils enfoncent ainsi leurs frères dans des privations proprement inhumaines. L'homme ou mieux le Christ en lui est à la limite de la famine... Tes mulets promènent des fortunes et le Christ meurt de faim à ta porte...11 (St. Jean Chrysostome). "Les riches sont des larrons d'un certain genre. Ne dis pas : je jouis de mon bien. Tu jouis des biens des autres. Tous les biens du monde appartiennent en commun à toi et à tous comme le soleil, l'air, la terre et tout le reste" (St. Jean Chrysostome). "L'argent et toute propriété sont communs à tous comme la lumière et l'air que nous respirons"(St. Syméon le Nouveau théologien). "Tu es un voleur, si tu transformes en ta propriété ce que tu as reçu en économat... le pain que tu gardes appartient à l'affamé" (St. Basile). On pourrait allonger la liste et à tous les siècles. La pensée évangélique est claire et elle est infiniment plus sévère, note Berdiaef envers la richesse, l1exploitation et le désordre social qu'envers le désor­ dre sexuel, par exemple. La tradition orientale montre donc clairement comme le note Olivier Clément, qu'il "peut et il doit y avoir une présence personnelle des chrétiens cans la politique, l'économie et l'art, une présence ouverte, transfigurante", une présence qui rappelle et cherche toujours, dans et par l'amour, le visage de Dieu dans l'homme et travaille dans le sens du dessein de Dieu sur l'humanité et le cosmos.

2) Il faut cependant reconnaitre que les développements techniques et éco­ nomiques importants qui ont modifié si rapidement la structure et la mentalité des société modernes, posent des problèmes nouveaux. "Le prochain, dit Nichos Nissiotis, n'est plus seulement le vo1sin pauvre, mais un peuple lointain", tout peuple opprimé, proche ou lointain. Et l'Eglise d'aujourd'hui et la grande majorité des chrétiens n'arrivent pas toujours à se mettre au diapason de ce monde en ébullition et ils sont le plus souvent soumis aux tentations extrêmes.


a -Confrontés à un homme qui remet tout en question, qui est imbu des a puissance technique, qui emploie un langage nouveau, qui ne parle pas de Dieu et qui désacralise à outrance et pour qui la seule réalité est le monde en quête de son progrès, certains chrétiens éprouvent une sorte d’horreur devant la puissance de la machine et dénoncent dans la mécanisation et la civilisation qu'elle engendre, un aspect du règne de l'Antéchrist. Ils se replient alors cans un isolement statique qui ne manque pas d'orgueil et de paternalisme et qui s’exprime en une excommunication pure et simple du monde moderne. Ils se veulent une "aristocratie dc la prière", qui s'arme des prophéties de !'apocalypse et qui en arrive rapidement à comprendre à sa guise l'exclusive johannique: "N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde... car tout ce qui est dans le monde...n'est pas du Père, mais du monde11 (1 Jean 11,15·-16), en oubliant que 11!e "monde" dans la pensée johannique est corr6la1tif à la notion biblique de la chair" (Mgr.Georges Khodr).

b - A l'autre extrême, l’activisme d'un grand nombre qui "célèbrent dans le technicien, le nouveau liturge d'un achèvement de la création sans poser au­ delà de l'éthique le problème du sens spirituel et cosmique de la machine".Pour ces chrétiens, l'Eglise, alli6e du pouvoir et puissance d’oppression et parfois d'obscurantisme, doit être détruite pour que naisse un homme nouveau, une éthique nouvelle crées par le sociologue, le psychanalyste et les autres savants. Séduits par l'humanit6 du Christ, mangeant et buvant parmi les hommes, ils proclament que le point de départ de la nouvelle théologie ne peut être en Dieu mais il se trouve dans 11humanité et dans la priorité de la société moderne, de la culture scientifique technologique et s'impose par les faits mêmes dont nous faisons l'expérience directe" (N.Nissiotis). "Les problèmes spirituels, s'ils existent encore, sont subordonnés à la tache pri­mordiale qui,.. est de satisfaire les besoins matériels des soci6tés d’au­ jourd'hui et de faire parvenir toute l'humanité à une existence plus équilibrée au point de vue économique, social et ethnique, dans le monde entier" (N.Nissiotis)

3) Dans me perspective orientale, et je pense que cela se lit en filigrane dans la première partie de cette étude 1a véritable attitude chrétienne se trou- ve quelque part entre ces positions extrêmes. Comme le note le rapport de la Conférence de Genève sur l'Eglise et la Société, ''La sobre et patiente confrontation du christianisme avec les tâches culturelles, économiques et politiques et les problématiques morales n'est pas nécessairement une regrettable concession à l1esprit du monde..., Elle n'est pas une perte d'enthousiasme dans le pouvoir de Dieu seul et de Sa Parole...nous devrions pouvoir bannir le double soupçon du théologien qui redoute que l’anthropologue ne relativise le message au niveau des syncrétismes et de l'anthropologue qui flaire clans 1'assurance théologique une inculture qu’il taxe si souvent de d6vastatrice.

4) Tout d'abord comment ne pas admettre le positif <le la "nouvelle théologie", produit de la civilisation technique et rendre grâces des multiples "libé­ rations11 dont elle a été l'instrument.

a -Elle nous aide à nous d6tacher des images et des concepts si courants dans la pensée chrétienne, surtout occidentale pour transcender le monde vers une toute autre rencontre. Elle tue les images de Dieu qu'un monde "chrétien" avait forgé au gré de l'histoire : "La mort de Dieu" que Nietzsche et tant d'autres après lui proclament, ne me gêne guère. Ce n'est pas le Dieu vivant de Jésus-Christ qui est concerné mais les multiples images que les chrétiens en ont formées au gré de leurs intérêts et de leurs faiblesses.

Il est enfin apparu, et combien heureusement, que Dieu ne se démontre pas par la raison qui ne peut qu’aider à cerner et clarifier ce qui n'est pas Dieu et donc éviter de fausses espérances. Comme il a été très justement dit, pour la théologie orientale, Marx, Freud ou Nietzche ou tant d9autres sont des "idoloclastes", des démystificateurs. Ils nous ont rappelé que la grande théologie orientale procède dans une négation encore plus radicale dans l1approche de l'absolu. St. Grégoire de Nysse affirme que Dieu est "celui auquel il appartient de ne pouvo5.r être comparé à rien". "Ce n'est qu'en se voyant contraint à renoncer à savoir ce qu'est Dieu, que 1'esprit crucifié ressent que Dieu est au-delà même de 1'être, 1’existence personnelle absolue" écrit Olivier Clément commentant Grégoire de Nysse.

b - L'approche de la "théologie nouvelle" est aussi positive dans la me- sure où elle détruit les fausses images de l9homme. Le dualisme esprit-corps de la scolastique qui n marqué la civilisation des pays dits chrétiens, qu'en reste-t-il après les découvertes de la biologie, de la sociologie et de la psychanalyse ? Là aussi la science nous rappelle le réalisme des Pères de l’Eglise pour qui "la personne humaine ne peut se définir par aucune partie de sa nature ni par le corps, ni par l’âme, ni même par l'intelligence contemplative. Elle transcende cet intellect qui semble main­ tenant en continuité avec la matière. Elle est le tout autre l'incomparable qu'on ne peut connaitre qu'en se donnant dans le risque de la rencontre" (O.Clément).Elle nous rappelle bien à propos que l'homme que les chrétiens ont présenté-au monde, qu'ils ont si souvent incarné, n'est pas celui des évangiles et qu’il s’agit aujourd'hui de retrouver les options lumineuses de l'anthropologie des Pères.

c - La "théologie nouvelle" aide à se débarrasser aussi d'un type de reli­ giosité, mêlée de superstition et de formalisme si commun aux masses chré­ tiennes. Elle e. été !'occasion d'un examen honnête de la réalité chrétien­ ne historique et actuelle où souvent "1le caractère religieux s'évapore, où 1'aspect païen reparait et s'affirme, où le pittoresque et un folklore re­ ligieux s'est substitué au spirituel et où des symboles et des rites que nous avons vidés de leur-sens ont remplacé les mystères11•

d - Elle nous aide enfin à démasquer les collusions du religieux et du po­ litiquc et les utilisations qui ont été faites de Dieu, autrefois et au­ jourd'hui, pour justifier des systèmes féodaux et oppressifs et elle nous pousse ouvrer pour 1'6tablissement – à l'échelle mondiale-·d'une socié­ té où règnent la paix et la justice.

e - Enfin les processus de sécularisation libèrent l'Eglise de son rôle moralisateur: elle est de moins en moins chargée de sacraliser les interdits sociaux.

5) Par ailleurs, si pour nous, la vraie théologie est la vie en Christ, la vie christique intégrale, la réflexion théologique n'en étant qu'une fonction et un charisme, nous ne pouvons ne pas relever les dangers inhérents à la nouvelle théologie dans la mesure où elle voudrait se limiter à une action politique et à un engagement radical pour les transformations des structures existantes.

a - La théologie - vie de connaissance, transformante et déifiante - est essentiellement autre que les structures ct les valeurs qui forment la trame du politique. Elle est "nouvelle" de la Nouveauté du "monde qui vient". C'est cette réalité eschatologique que nous exprimons en professant que "Christ est ressuscité". 11 est présent dans le monde, en son humanité même, d'une manière toute nouvelle, c'cst-à-dire au-delà de toute structure et valeur, au-delà de toute forme de mort. Car en définitive ni structure, ni valeur ne sont vie pour l’homme, mais plutôt aliénation constante. Changer les structures - par révolution ou par réforme - peut être l'expression de la volonté de libération de l1homme mais ne peut nullement - les faits le prouvent - libérer tout l'homme et tous les hommes. Idéologiser les valeurs est encore une superstructure. On peut changer le décor, la tragédie qui s’y joue est toujours la même.

Notre foi vécue, notre th6ologie, est dès maintenant expérience ·de la Ré­ surrection du Christ, libération essentielle de l'homme. La théologie n'est pas une superstructure abstraite, elle est foi en l'homme, en la puissance de la Résurrection agissant dans l'homme et dans toutes ses structures. Comme 1'a si bien exprim6 Berdiaef "le pain pour moi (et 1'on pourrait ajouter aussi la libération) est une affaire matérielle, pour mon frère c’est une affaire spirituelle". Les vrais problèmes ne sont ras des problèmes techniques ou de structure mais géo-sociaux et spirituels. "Les structures ne sont après tout que la maison, le travail, le vêtement, le pain, que nous devons au "toi" du prochain, aujourd'hui à 1 échelle de la planète... Le schisme entre le social et le personnel doit cesser à condition de préciser que9 pour un chr6tien, le social est une dimension de la personne et non 1’inverse1• (Olivier Clément, Evangile en Révolution p. 115).

b - Aucune forme sociale ne peut être dogmatisée, c'est pourquoi la théologie n'apporte pas un nouveau prograrm1e politique. Le "monde qui vient' n’est pas une nouvelle structure, ni une nouvelle idéologie. L'Evangile n’est pas une recette sociale mais un év6nement historique de vie pour l'homme. Le chrétien - le théologien - ne propose ni des lignes d'action politique qui seraient les seules valables du point de vue chrétien, ni même des "perspectives" plus générales si par perspectives on entend la réduction de l'événement évangélique à certaines valeurs dynamisantes. Le chrétien vit sa théologie dans le politique. Il l'assume, cherche à le transformer, non pas essentiellement dans sa structure propre mais dans sa relation à l'homme, car les "réformes extérieures n'ont de durable fécondité que si les mœurs leur correspondent, s’affinant et s’ennoblissant par le rayonnement de l’amour.(O.Clément op.cité p.115). La théologie donc inspire une certaine diversité de choix au niveau de la politique. Un pluralisme politique à l'intérieur d'une même foi est possible, peut-être souhaitable à condition que la méthode d'action ici et là ne soit basée que sur "l’amour actif, inventif, résolu, sans espoir d'une réussite totale et stable dans l'histoire - ce serait étrangement méconnaitre le mystère du mal - mais animé par une vision totale da l’homme en Christ, de l'homme qui a besoin de pain mais aussi de responsabilité, d'amitié, de beauté et d'éternité" (O.Clémcnt, op.cité p.114).

c - La théologie est prophétique : elle vient donc aussi de l'évènement, là où parle 1e Dieu vivant at où agit son Esprit vivifiant. Mais elle conteste les tentations constantes du politique, (comme de toute structure) à réduire tout l'homme à sa dimension unique. Le prophétisme chrétien, parce qu'il est eschatologique, conteste toute structure comme incapable de libérer l1homme ainsi que toute structure qui, en situation, aliène l'homme.

d - La période constantinienne de la vie de l1Eglise, contre laquelle, on s'élève avec justesse aujourd'hui, n'était en fin de compte qu'un glisse­ ment d'une conception mystérique et eschatologique de l'Eglise à une conception sociologique. Le souci qui se fait jour aujourd'hui d'une synthèse entre le "christianisme" ct le marxisme ou tout autre idéologie n'est-il pas aussi - pour parler clairement - le désir d'une nouvelle "chrétienté", non plus féodale comme au Moyen Age, ni capitaliste comme aujourd'hui, mais socialiste et révolutionnaire. Cette "nouvelle" chrétienté, comme les autres est étrangère à la foi chrétienne. La vraie théologie répudie toutes les formes de "chrétienté" et il est à craindre qu'inconsciemment peut être la "théologie nouvelle" ne soit qu’une réédition moderne des abstractions et des collusions du passé. "Dans 1'oubli de l’Eglise comme mystère, dans le refus de la distance nécessaire à la prière - acte politique par excellence pourtant, 1e seul démystificateur, puisqu'elle proclame que seul le Seigneur est Seigneur, on risque de ne plus être, aux carrefours du monde, qu’un prophète haletant qui finit par s’abandonner aux esprits au lieu de les discerner" (O,Clément, op.cité p.117).

e - L'engagement du chrétien dans une politique donnée (qu'elle soit d’inspiration marxiste ou autre)est soumis justement à des critères de discernement en fonction de la vision chrétienne de l'homme, de l’assomption des structures, de la contestation prophétique et d'une exigence de dépassement pascal au-delà de toutes les aliénations.

f - Dans le monde d’aujourd’hui, face à toutes les formes insidieuses des impérialismes, face aux systèmes oppressifs où le dignité humaine est bafouée et où une classe possédante opprime les autres, face à la tension de la faim entre le Nord et le Sud de la planète et la violence révolutionnaire des guerres de libération; dans ce monde où le chrétien crucifié face à des violences aberrantes peut se voir contraint d’employer 1a violence pour la défense du droit et de la justice, je crois que malgré tout il ne faudrait pas se hâter dc faire une théologie de la violence. Admettons humblement que cette violence est un mal de notre condition déchue mais ne l’érigeons pas en système. Et surtout il ne s'agit pas d'oublier que si Jésus a insisté sur deux exclusives et a exprimé deux refus : l'Epée et l'Argent - en termes très nets, c'est pour mieux mettre en valeur l'essence même du christianisme qui est la révolution de 1a personne et de l'amour. L'histoire du monde n’aura certes été différente si l'Eglise ne s1était pas souvent hâtée de justifier la guerre et de bénir les armées et si la chrétienté historique n'était remplie de "guerres justes"• Au-delà de l’efficacité de courte haleine et peut-être sans 1 'exclure, le chrétien aujourd'hui est appelé de plus en plus à incarner le commandement nouveau : "Aimez-vous les uns les autres". Ce dont le monde a besoin aujourd'hui c'est de dire de nouveau : "Regardez comme ils s'aiment ou plutôt en paraphrasant quelque peu la phrase antique "Regardez comme ils aiment"



"Il importe que se multiplient, si possible au cœur de nouvelles paroisses, des communautés prophétiques qui soient les "ateliers" de la liberté et de 1'amour" (O.Clément op. cité p.119),des communautés de chrétiens engagés dans le monde sans exclusive et sans purisme aucun et qui tentent de se conformer à cette instruction du Starets Zossima, dans les Frères Karamazov "parfois en face de certaines idées, on reste perplexe, surtout en contemplant le péché des hommes et l'on se demande : recourir à la force ou à l'humble amour. Décide chaque fois : j'aurai recours à l'humble amour. Si tu prends cette résolution une fois pour toutes, tu pourras conquérir le monde entier. L'humilité de l'amour est une force terrible, ln plus puissante de toutes, à laquelle on ne peut même rien comparer".

Paul Eluard d'ailleurs disait : "Il ne faut pas de tout pour faire un monde, il faut de l'amour ct rien d'autre". Le chrétien, le théologien, doit savoir qu’au milieu de la tourmente, il est appelé à être ce porteur d'amour, prêt à témoigner sans exclusive ni fausse modestie dans sa vie à ce Dieu Vivant dont il se nourrit dans l'Eglise per la prière, la Parole et les Mystères et que toute forme de son action, si elle n'est pas transfigurée par l'Esprit, ne lui permettra pas de refléter la joie de la résurrection, dans un amour humble des hommes. La prière de St. Paul dans l'épître aux Ephésiens (III 14--29) reprend toute son actualité et devrait <le nouveau devenir la nôtre : "C'est pourquoi je fléchis le genou devant le Père... qu'il vous accorde... d'être puissamment fortifiés par son Esprit pour la croissance de l'homme et enracinés dans la charité et fondés sur elle. Cela pour que vous puissiez comprendre avec tous les saints ce que sont la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur et connaitre du Christ, qui s surpassé toute connaissance, en sorte que vous soyez remplis de toute la plénitude de Dieu. Et à Celui qui peut, par la puissance avec laquelle il agit en nous, faire infiniment plus que tout ce que nous demandons ou concevons, à Lui soit la gloire...au cours de tous les âges et aux siècles des siècles".





























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