Pere Lev Gillet
Raymond Rizk
- Louis Gillet est né en
France le 6.08.1893 , le jour de la Transfiguration, dans une famille
catholique bourgeoise et très pratiquante. Les principes moraux y sont
rigoureux . Ainsi le père du petit Louis avait démissionné de la
magistrature parce qu’il la soupconnait d’être infiltrée par la
franc-maçonnerie, ce qui avait entrainé de grandes difficultés financières pour
la famille.
- Il fut un enfant et un
jeune garçon très pieux, sensible surtout à la poésie de la liturgie et des
grandes fêtes. Il disait que ses meilleurs souvenirs d’enfance étaient
liés aux vacances et surtout au samedi de Pâques « si imprégné de la
lumière de la Résurrection ».
-
Reçu
au baccalauréat en 1910 avec de très bonnes notes, en particulier en
philosophie, il intégra l’Université de Grenoble qu’il quitta trois ans plus
tard avec une license en lettres et en philosophie. A côté de ses études, il
lisait abondamment. Paul Claudel, André Gide, Oscar Wilde étaient, avec Léon
Tolstoï et Dostoeivski, ses auteurs préférés. Durant ces années à Grenoble, il
expérimenta un premier amour humain en la personne d’une princesse bulgare.
- Il se retrouve en 1913 à
Paris où il suit les cours de Bergson à la Sorbonne.
- En juillet 1914 il fut
appelé sous les drapeaux. Il est vite blessé et fait prisonnier par les
allemands, d’abord à l’hopital puis dans un camp de détention où il voisine
avec des prisonniers russes dont il apprend le russe. Mais, sa santé
s’altérant, il fut transféré en Suisse où il fut assigné à résider à Genève. Il
y étudie la psychanalyse et la psychologie expérimentale et découvre la rigueur
de l’expérience scientifique. Il traduit en français « L’interprétation
des rêves » de Freud. Il a aussi l’occasion de beaucoup
fréquenter des protestants et des milieux agnostiques. La parole du
Christ : « Que celui qui veut me suivre renonce à lui-même et me
suive », lue au cours d’un office de Sainte Cène le bouleverse et l’amène
à se poser des questions cruciales quant à l’orientation qu’il veut donner à sa
vie.
- A 26 ans, en 1920, il est
admis comme postulant bénédictin à l’abbaye de Clervaux au Luxembourg. Quelques
mois plus tard, il rejoint l’abbaye de Farnborough en Angleterre, où il fait
ses voeux préliminaires le 1.11.1921. En décembre de la même année, il est
envoyé à Rome, à Saint Anselme, pour y faire des études de théologie et de
dogmatique latine. Il a pour professeur Dom Lambert Beauduin et pour
condisciple Dom Olivier Rousseau, qui furent les fondateurs, quelques années
plus tard, du Monastère de l’Union, à Chevetogne, en Belgique dont la vocation
reste à ce jour de découvrir le patrimoine oriental de l’Eglise et de
rapprocher les coeurs entre l’Eglise d’Occident et celle d’Orient, en
particulier dans sa branche russe. Le séjour romain de Louis Gillet lui permit
aussi de rencontrer le Métropolite André Szeptyky, évêque gréco-catholique de
Galicie en Ukraine occidentale, qui eut une influence particulièrement
importante sur sa vie. Le Métropolite André avait fondé un monastère basilien,
la Laure d’Ouniov, près de Lvov, dont le but était de retrouver les racines
proprement orientales de la communauté gréco-catholique, rattachée à Rome lors de
l’union de Brest (1595) et latinisée depuis à outrance, et par cet effort
trouver un terrain de rencontre avec l’Orthodoxie russe. C’était l’époque où, à
côté de ces initiatives généreuses qui séduisirent Gillet, florissait dans les
milieux de la Curie romaine le « grand projet russe », celui de
« ramener » la Russie dans le giron de l’Eglise romaine, activement
défendu par le Jésuite Michel d’Herbigny.
- Louis retourne à
Farnborough en 1923 où il poursuit des études sur les Pères, la Bible et la spiritualité byzantine.
- En septembre 1924, il
rejoint le Métropolite André à Lvov qui l’intégre à la Laure d’Ouniov où il renouvelle ses voeux monastiques
et prend, avec la barbe orientale, le nom de Lev. En 1925 il y fit ses voeux
perpétuels et reçut l’ordination sacerdotale.
-
Entre
1925 et 1926, il écrit une étude sur Soloviev, où contre le triomphalisme des
milieux latins qui en faisaient un « Newmann russe », il ose affirmer
que Soloviev ne s’est pas converti au Catholicisme au sens où conversion veut
dire un retournement total, impliquant une rupture avec le passé et l’Eglise
Orthodoxe, mais dans le sens d’une même appartenance au Catholicisme et à
l’Orthodoxie.
- En avril 1925 il signe avec
Dom Lambert et le Métropolite André le «Typicon de la confédération des
monastères de l’Orient et de l’Occident pour l’oeuvre d’union des
Eglises » sous « l’égide de la seule règle des Pères ». En mai
de la même année il participe à la rédaction définitive de « Une oeuvre
monastique pour l’Union des Eglises » dans laquelle il est dit que
les moines doivent travailler pour l’Union « par la prière, par l’étude,
par l’apostolat direct, par l’exercise de la charité sous toutes les formes,
surtout par l’exemple d’une vie qui voudrait vraiment être
évangélique » . Juste après il est convié à participer à la
« semaine de Bruxelles » qui eut un grand retentissement dans les
milieux ouverts au travail oecuménique et durant laquelle il fit deux
conférences. Il retourne à Lvov en Janvier 1926.
- Il y écrit beaucoup. Deux
importants articles, l’un sur « Les orientations de la pensée religieuse
russe contemporaine » et l’autre sur la « Sophiologie russe de
Soloviev à Serge Boulgakov » paraissent dans la revue Irénikon éditée par
le monastère finalement fondé par Dom Lambert Beauduin à Amay en Belgique en
mai 1926. Il fait des démarches qui s’avéreront infructueuses pour aller en
Russie. L’atmosphère de l’ouverture envers la Russie dans les cercles du
Vatican tourne à l’avantage de l’esprit de conquête prônée par d’Herbigny
déboutant l’oecuménisme généreux du Métropolite André. Le Père Lev s’en trouve
écoeuré et il s’épuise à apporter de l’aide aux réfugiés russes qui abondent
dans la région. Ne voyant plus d’avenir pour l’oeuvre unioniste en Galicie, il
accepte à la fin de 1926 un ministère temporaire sur la Côte d’Azur française
avec une oeuvre catholique d’assistance aux émigrés russes.
- Dans une lettre envoyée en
1927 à son ami Dom Rousseau, il écrit : « Je ne veux pas faire une
propagande confessionnelle. Mon programme est simple. Donner chaque jour deux
heures à la prière mentale, célébrer toutes les heures de l’office monastique
oriental avec liturgie, observer l’ascèse russe (lever de nuit, abstinence
perpétuelle, jeûne strict le vendredi …), voir le plus de russes possible, les
persuader que, quel que soit leur foi ou leur genre de vie, tant que j’aurai un
toit et un morceau de pain, chacun d’eux y aura autant de droits que
moi ». Et il ajoute : « A quel point je me sens éloigné des
curés, des églises, du cléricalisme, de la théologie et de la morale des
séminaires… Je ne trouve de contentement que dans l’Evangile…. C’est en ouvrier
(et avec des ouvriers) que je trouve le Christ davantage. Je peux trouver le
Christ dans les hommes, par les hommes, à travers les hommes. » Dans cette
même lettre il demande l’aide de ses amis dont il ne reçoit aucune réponse.
- La parution de l’encyclique
papale Mortalium Animus en janvier 1928 qui condamne sans aucune nuance le
mouvement oecuménique et réaffirme que « l’unité ne peut se réaliser que
par le retour à l’unique bercail de tous ceux qui se sont séparés, par leur
soumission au pape quand il enseigne et leur obéissance quand il
commande » lui cause un choc qui précipite une décision mûrie au cours des
mois précédents. Le Père Lev a un grave problème de conscience de demeurer dans
une Eglise qui montre tellement d’arrogance. Il décide de sceller la communion
spirituelle où il se sent avec l’Eglise orthodoxe par la communion
sacramentelle.
- Le dimanche 25 mai 1928, le
Métropolite Euloge, Archevêque de l’Eglise russe en France, l’invite à
concélébrer la Liturgie dans la chapelle privée du prince Grégoire Troubetskoi
près de Paris. L’officiant est le Père Serge Boulgakov. Parmi les présents,
Nicolas Berdiaeff, Georges Florovsky, Eugraph Kovalevsky et bien d’autres. On
n’a rien exigé de l’hiéromoine Lev que la récitation du Crédo dans la version
originale de Nicée-Constantinople. Aucune abjuration ne lui est demandée, aucun
rite de réception par chrismation, pourtant habituel dans l’Eglise russe ne lui
est appliqué. Comme il l’écrit alors, il n’est pas allé vers une autre lumière que
celle qui brille dans l’Eglise catholique – la lumière du Christ – discernée
dans l’Eglise orthodoxe à un degré plus pur. Il a alors 35 ans.
- Nommé recteur de la
première paroisse orthodoxe française à Paris, il noue des relations avec les
milieux les plus divers. Vivant lui-même dans la plus stricte pauvreté, il est
reçu dans les cercles aristocratiques et les cercles culturels russes où il
rencontre des intellectuels orthodoxes et catholiques (dont Jacques Maritain)
et où s’ébauchent les prémices d’un dialogue oecuménique. Il fréquente aussi
assidûment les milieux les plus humbles et en particulier tous les
« paumés », les chômeurs, les jeunes en rupture de famille, les
clochards, les drogués, les alcooliques, les prostituées qui abondent dans
cette « Eglise des émigrés » qu’est alors la communauté russe de
Paris. Il est aussi l’aumonier des prisons pour les détenus orthodoxes et dans
cette fonction il est amené à accompagner certains des détenus jusqu’à
l’éxecution à leur égard de la peine capitale. Il écrit à sa mère :
« Je suis en pleine activité…. Il n’y a rien de tel que d’avoir
continuellement à penser aux autres pour éviter soi-même toute
tristesse ». Une cousine du Père Lev se rappelle : « Un jour, il
est tombé chez moi me demandant d’urgence un pantalon de mon mari. Il avait
donné le sien à un clochard ». Il vit quelque temps à
l’Institut saint Serge où il enseigne le français. Il s’y lie au Père Serge
Boulgakov, le professeur Georges Fedotov et celui qui devint plus tard l’Evêque
Cassien. Il se fait aussi des amitiés avec nombre de ses paroissiens, tels Paul
Evdokimov, Vladimir Lossky, Nicolas Zernov et bien d’autres figures rayonnantes
de l’émigration russe. Mais il est surtout séduit par la « jeunesse
russe » regroupée au sein de l’ACER (Action Chrétienne des Etudiants
Russes) où il trouve un mélange des plus heureux entre l’attachement à la
Tradition et l’ouverture à la modernité, un ancrage dans la piété orthodoxe
russe traditionnelle allié à la volonté d’affronter les problèmes du monde
contemporain. Il n’hésite pas à écrire : « La jeunesse russe de
Paris m’aide à comprendre l’Eglise naissante de Jérusalem telle que la décrit
le Livre des Actes ». La scission de la communauté russe en trois
juridictions après la décision du Métropolite Euloge en 1931 de se rattacher au
Patriarcat de Constantinople et la séparation de nombre de ses paroissiens
entre cette nouvelle juridiction et celle restée fidèle au Patriarcat de Moscou
lui cause beaucoup de chagrin et tempère son ambition de créer dans sa paroisse
« un type d’Orthodoxie propre à l’Occident ». La paroisse redémarre
toutefois et sans faire aucun prosélytisme elle attire beaucoup de conversions
à l’Orthodoxie venant de milieux catholiques et protestants. C’est au sein de cette
paroisse que le Père Lev devint le commentateur inlassable, explorateur de sens
toujours nouveaux de l’Ecriture. Pour lui, la paroisse est certes le lieu de la
manducation de la Parole de Dieu et du Pain eucharistique, mais aussi un lieu
de partage fraternel. Il insiste sur les implications existentielles de
l’Eucharistie sur le plan social, comme sur les plans personnels et
interpersonnels. Dans ses lettres aux paroissiens, il appelle les orthodoxes à
être attentifs aux signes du temps, à dépasser leurs provincialisme spirituel,
à accompagner de leurs prières les grands événements dans les autres Eglises et
le monde. Comme confesseur, il était « un guide sûr des âmes ». Il
écoutait passionnément, puis il braquait la lumière de la Parole de Dieu avec
une rigueur toujours alliée à beaucoup de compassion. Sa formation
psychanalitique lui permettait d’aborder les problèmes liés à la sexualité avec
tact, mais aussi avec lucidité et sans fausse pudibonderie.
- A cette époque, il écrit
une traduction française de la Liturgie de saint Jean Chrysostome et donne de
nombreux articles au bulletin de la paroisse, La Voie. Mais aussi et
surtout, il traduit en 1932 le livre de Boulgakov sur l’Orthodoxie, qui a aidé
de nombreuses générations d’orthodoxes francophones dans tous les pays du monde
à se reconvertir à leur Eglise, et une « Introduction à la foi
orthodoxe » qui est, à bien des égards, un texte précurseur de
l’écclésiologie eucharistique telle qu’elle a été formulée plus tard par le
Père Nicolas Afanassiev et le Métropolite Jean de Pergame (Zizioulas). En 1934,
il écrit « Jésus de Nazareth et les données historiques ». A la fois
homme de foi et partisan de la plus grande rigueur scientifique, il s’affirme
opposé à toute restriction au nom de la « religion » de la liberté de
recherche. Ainsi la foi en l’inspiration divine des Saintes Ecritures ne
conduit pas, pour lui, à nier la légitimité de leur examen critique à l’aide
des méthodes scientifiques.
-
Durant
la même période, il participe aux activités du « Fellowship Saint Alban
& Saint Sergius » fondé en 1928 pour promouvoir le rapprochement entre
Orthodoxes et Anglicans. Il fréquente des cercles oecuméniques et pacifistes
groupés autour du fameux pasteur protestant Wilfred Monod. C’est là qu’il fait
la connaissance de Mgr. Louis Winnaert qui en 1929, se considérant placé devant
le dilemme Rome ou le Christ avait préféré quitter l’Eglise romaine avec sa
communauté et pérégriné (non sans graves problèmes ) à travers plusieurs
communautés religieuses. Le Père Lev l’introduit à l’Orthodoxie et par la
suite, aidera non sans peine, à le faire entrer avec sa communauté dans
l’Eglise orthodoxe. A cet effet, il visitera en 1935 sans succès les
Patriarcats de Constantinople, d’Antioche et de Jérusalem qui ne lui donnent
que des réponses évasives. C’est le Patriarcat de Moscou qui finira par les
accepter. Ces tergiversations des Eglises orthodoxes l’attristent et l’ancrent
dans la conviction que l’Eglise d’Orient reste désespérément sourde aux appels
des pèlerins qui, venus de l’Occident moderne, frappent à sa porte.
- Vivant une crise intérieure
profonde, il se rend en Galilée où, au bord du Lac de Tibériade, il lui est
donné de vivre un événement « inéffable » qui se répéta par la suite
en 1951 et 1960 au même endroit. En 1970, répondant à une interview à un
journal scientifique, il décrit ces événements de la sorte : « Il
m’est arrivé d’avoir dans ma vie personnelle intime un sentiment de présence
supra personnelle qui m’était donnée. Ce sentiment a persisté d’une façon
extrêmement intense pendant une heure entière. La présence était avec moi, me
remplissait, me faisait pleurer sans raison. J’étais totalement subjugué par
elle. Je n’ai vu personne. La présence n’avait aucune forme, aucune figure,
aucune configuration. Dans mon esprit elle était associée à la personne de
Jésus ». Dans une lettre à Elizabeth Behr-Sigel écrite juste après le
premier de ces événements, il dit: « La Galilée, je ne peux y penser
sans être brisé d’émotion. C’est là que j’étais attendu. Je n’essaie pas de
vous dire quelle expérience (je déteste ce mot) spirituelle j’ai eu à
Tibériade, au bord du Lac. C’est le point culminant de ma vie… Je dois y
retourner… Je dois être fidèle à ce rendez-vous qui m’a été impérieusement
donné… Ce qui est certain c’est que, depuis, je suis à Paris un étranger et un
pèlerin désolé. J’attends quelque chose qui doit venir, une parole qui sera
peut-être bientôt prononcée. »
- A partir de l’automne 1935,
il devient le collaborateur de Mère Marie Skobtsova avec laquelle il est lié
d’amitié depuis ses premiers pas au sein de l’émigration russe parisienne en
1929. Il vit dans la « maison de Mère Marie », à la fois monastère,
soupe populaire et centre d’activités sociales et culturelles. Mère Marie est
une des figures les plus rayonnantes de cette émigration et elle finira par
mourir à Ravensbruck en remplacement d’une personne juive. Révolutionnaire de
la première heure, amie de Léon Trotsky, divorcée, convertie à la suite d’un
choc expérimenté à la mort de sa fille, cette femme hors du commun veut vivre
en moniale dans le monde se donnant pour mission de « consoler la douleur
du monde ». Avec le Père Lev, ils ont en commun le non conformisme, le
radicalisme évangélique, le refus de tout embourgeoisement spirituel, le désir
d’aller vers les « pauvres et les affamés » auprès desquels se trouve
le Christ. Le Père Lev fait fonction de chapelain. Souvent il accompagne Mère
Marie dans sa tournée des bistrots à la recherche des clochards russes. Il dort
à même le sol dans un garage désaffecté. En 1936, à sa demande il cesse d’être
le recteur de la paroisse francophone, mais il en reste le « Père
spirituel » jusqu’en 1938, date à laquelle il décide de s’installer à
Londres.
- La lecture en 1937 du livre
d’Anders Nygren « Eros et Agapè » l’influence grandement et l’aide à
développer sa propre pensée. L’Eros c’est l’amour-désir, effort, ascension,
cherchant plus ou moins à enrichir et perfectionner l’être. C’est l’amour
exprimé dans le platonisme, l’idéalisme, le spiritualisme et qui, quoique
parfaitement étranger à l’Evangile, a été introduit en fraude dans le
christianisme par le néo-platonisme, les Alexandrins et de nombreux mystiques.
Par contre l’Agapè est l’amour qui descend, qui se donne, toujours don gratuit,
entièrement désintéressé, larmes, pardon, sacrifice. Et le Père Lev d’en
conclure : « Aimer Dieu = prendre conscience de la descente de son
agapè en nous et non monter vers lui. Aider les hommes = laisser passer vers
eux, à travers nous, l’agapè qui descend de Dieu en s’identifiant à elle. Mais
Eros a supplanté Agapè dans l’histoire chrétienne parce que la vie des
institutions (Eglises ou Etats) est inconciliable avec l’agapè et postule en
quelque sorte l’éros. Il faut revenir à l’agapè pure. Suivre l’appel de
Dieu, c’est renoncer à toute ambition, fut-ce celle de réaliser un grand
dessein ou d’atteindre une certaine perfection spirituelle. C’est s’ouvrir à la
Compassion divine, se laisser envahir par cet Amour qui descend vers les hommes
– surtout vers les plus humbles et les plus pécheurs. »
- A Londres, dès 1938, prêtre
« hors-cadre », comme il aimait se décrire, mais toujours dans une
stricte obédience à son Evêque, il vivra de son travail. En quittant Paris, il
avait distribué le peu qu’il avait et n’avait amené à Londres que sa Bible. Il
évangélise à Hyde Park Corner. C’est là qu’il rencontre – dit-il – le Sauveur
plus que dans les cathédrales. Lors de l’entrée en guerre de la France, il est
appelé sous les drapeaux. Il se récuse, se déclarant objecteur de conscience.
La guerre de 1939-1945, comme celle de 1914-1918, marquera dans sa vie un
tournant décisif et une coupure. Elle l’amènera, entre autres, à se fixer pour
de bon en Angleterre, puisqu’il était considéré en France, qui ne reconnaît pas
l’objection de conscience, comme déserteur et traître à la patrie.
- Déjà à Paris, la rencontre
de jeunes chrétiens d’origine juive ou d’intellectuels juifs avait fait du
« mystère d’Israel », tel qu’exprimé par saint Paul dans l’épitre aux
Romains, une de ses préoccupations majeures dans le climat tendu précédant
l’explosion de la Seconde Guerre Mondiale. Dès son arrivée à Londres en 1938,
il participe aux efforts en vue de mobiliser l’opinion en faveur des demandeurs
d’asile juifs ou judéo-chrétiens venus d’Allemagne. Il travaille dans un centre
d’accueil où il veille de nuit au sommeil des jeunes juifs déplacés qui y sont
hébergés. Durant la journée, libre, il se lance passionnément dans l’étude de
l’histoire du judaïsme ainsi que de la théologie et de la mystique juives. En
1940 le centre est totalement détruit par les bombardements. Le Père Lev se
retrouve dans la rue et sans ressource. Les Quakers lui offrent une bourse
d’étude et l’accueillent à leur collège près de Birmingham. En 1941-1942 il y
rédige une de ses oeuvres majeures, mais peu connues, « Communion in the
Messiah » dans laquelle, après une introduction très documentée et savante
sur l’histoire du judaïsme après l’apparition du christianisme, il appelle à
restaurer le dialogue avec les juifs interrompu avec saint Paul, à reconnaître
la spiritualité juive qui s’est continuée après le christianisme et à
promouvoir la convergence essentielle entre les deux religions sur le plan du
messianisme. Si Israel n’a pas reconnu le Messie annoncé et a vu par la suite
s’étioler l’idée de l’attente messianique, il n’en demeure point tendu vers
l’attente du Royaume que la venue du Messie est censé inaugurer. Par contre
cette attente du Royaume, tellement présente dans le christianisme naissant qui
a reconnu le Messie, est devenue moins brûlante dans le christianisme actuel.
La rencontre autour du Messianisme aiderait donc les juifs à reconnaître le
Messie et les chrétiens à redécouvrir l’attente du Royaume. A l’époque, acquis
aux idées de Martin Buber pour un sionisme spirituel, le Père Lev est partisan
d’un état binational en Palestine. Par la suite, il s’indignera avec véhémence
des injustices commises et de la violence utilisée par Israel dans la
construction d’une entité étatique, une construction considérée comme un
alignement sur le monde et donc un abandon ou au moins une occultation des
valeurs messianiques.
- En 1942, il quitte
Birmingham et devient co-directeur d’un Institut chrétien d’études juives à
Londres dont il édite le bulletin. Il consacre une partie de son temps à un ministère
pastoral et sacerdotal dans le cadre de la paroisse russe et le Fellowship
Saint Alban and Saint Sergius dont il deviendra bientôt le secrétaire.
- A partir de 1945 il a de
nouveau des contacts avec des monastères catholiques, dont celui de Chevetogne.
Il entretient des relations suivis avec Monseigneur Francis Dvornik dont le
livre « Le schisme de Photius » avait prouvé que le Patriarche de
Constantinople avait été accusé à tort de schisme par le monde catholique
romain. C’est cette année aussi qu’est publié « Orthodox
spirituality » qui est très bien reçu tant dans les milieux orthodoxes que
catholiques. Il marque une date dans l’édition d’ouvrages traitant de l’Orient
chrétien par son exposé synthétique d’une haute qualité intellectuelle et
spirituelle et dans un style simple et clair.
- Par ailleurs, les années
1944-1946 lui apportent beaucoup de tristesse et de désillusions. Le Père Serge
Boulgakov meurt en 1944, le Métropolite Euloge en 1946. Il en est de même pour
le Métropolite André dont la mort est suivi de la dispersion des moines d’Ouniov
et de l’incorporation forcée par les autorités soviétiques de l’Eglise
gréco-catholique d’Ukraine au Patriarcat de Moscou sans que celui-ci n’émette
la moindre protestation. Pourtant pour des raisons de solidarité avec
« l’Eglise des martyrs et des confesseurs », il passe avec la
paroisse de Londres sous la juridiction du Patriarcat de Moscou qui lui confère
le titre d’Archimandrite. Durant cette même année, l’attentat terroriste de
l’Irgoun contre l’hotel King David à Jérusalem sonne pour lui le glas du
sionisme tel qu’il l’a rêvé et qui sera complètement discrédité à ses yeux avec
le massacre de Deir Yassine.
- En août 1946 il rencontre à
Oxford Georges Khodr, Albert Laham et Gabriel Saadé, venus participer au nom du
Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe du Patriarcat d’Antioche (MJO) au congrès du
Fellowship Saint Alban & Saint Sergius. Le contact est très chaleureux et
débouche quelques mois plus tard sur une invitation de Monseigneur Elia Saliby,
Métropolite de Beyrouth, au Père Lev de venir s’installer au Liban. Le 17
février 1947, il arrive à Beyrouth où il est accueilli et pratiquement fait
prisonnier par les jeunes universitaires du MJO, avides de conseils, d’études
bibliques, de confessions et de direction spirituelle. Il est séduit par
eux : « Je trouve ces enfants arabes si droits, si intelligents, si
sincères et si généreux » écrit-il dans une lettre de mars 1948 envoyée à
Paris. Les témoignages des jeunes du MJO sur l’importance du rôle joué par le
Père Lev dans le développement du renouveau antiochien sont innombrables.
Monseigneur Georges Khodr en dira plus tard : « Il nous a libéré d’un
dogmatisme et d’un ritualisme désséchés, d’un moralisme étriqué. » Le Père
Lev est convaincu de rester pour toujours au Liban, mais il est rappelé, début
août 1948 à Londres par une injonction du Patriarcat de Moscou qui a été très
probablement prise sous la pression de l’Etat soviétique. Retourné à Londres,
il écrit à ses amis libanais : « C’est parmi vous que je crois devoir
vivre et mourir. En tout cas mon coeur a choisi ». En effet, au sein du
MJO, le Père Lev a retrouvé l’émotion pentecostale ressentie jadis avec les
jeunes émigrés russes au début de son ministère parisien. Pour pouvoir revenir
au Liban il oeuvre pour obtenir l’exaet de Moscou et une fois obtenu en avril
1949, il revient dans le giron de Constantinople et quitte pour le Liban durant
l’automne 1949. Il y reviendra presque annuellement jusqu’en 1975 pour des
séjours plus ou moins longs. A l’occasion du 16ème anniversaire de sa première
venue au Liban, il écrit aux jeunes du MJO (déjà la seconde génération) :
« Je suis à vous, je vous appartiens. Je ne sais quelle forme Dieu voudra
donner dans le futur à cela. Vous m’êtes plus proches, plus chers que n’importe
quel autre groupe de jeunesse… En vous, je sens comme il y a 16 ans la verte
nouveauté de l’Evangile, le souffle de la Pentecôte. » Au Liban, le Père
Lev a fait une oeuvre proprement pastorale. On ne lui laissait pas une minute
de libre. Il passait d’une réunion à une conférence, à une homélie, à une
confession jusqu’à des heures souvent très tardives de la nuit. Il participa à
la fondation des communautés monastiques de Mar Yaacoub et de Deir el Harf. Il
eut surtout une influence déterminante dans l’évolution spirituelle et l’engagement
d’un grand nombre de dirigeants, prêtres et laïcs du MJO, dont certains par la
suite sont arrivés à des postes de premier plan dans la hiérarchie de l’Eglise
d’Antioche. Enfin, durant ses séjours libanais, qu’il étendait parfois à des
visites en Syrie, en Egypte et à Jérusalem, il eut l’occasion
d’écrire plusieurs de ses ouvrages qui, avant d’être édités en Europe furent
publiés à Beyrouth par les Editions An-Nour. Il s’agit de « Notre
Père », « Sois mon prêtre », « L’An de grâce du
Seigneur » et « Notes sur la Liturgie ».
- Durant toute cette période,
et jusqu’à sa mort en 1980, il reste le chapelain de Saint Basile’s House, le
foyer londonien du Fellowship. Sa vie y est minutieusement réglée. De 10 heures
à 17 heures il travaille au British Museum à faire des recensions et des fiches
bibliographiques d’ouvrages traitant d’histoire et de rencontre des religions
dont il tire sa maigre subsistance. De 17 heures à 19 heures, rencontres
personnelles et direction spirituelle. Il fréquente de nouveau le Hyde Park
Corner. Il est aussi très actif dans toutes les activités du Fellowship et dans
celles de la paroisse russe de Londres où il se lie de grande amitié avec
l’hiéromoine puis Métropolite Antoine (Bloom). Beaucoup sont attirés par lui à l’Orthodoxie.
Il ne les y pousse pas sans en dissuader ceux en qui il trouve une véritable
soif spirituelle qu’il dirige vers le Métropolite pour les recevoir dans
l’Orthodoxie. De cette période l’Evêque Kallistos Ware, anglican converti à
l’Orthodoxie, fait le témoignage suivant : « La simplicité et la
liberté caractérisent son ministère ecclésiastique. Il évitait les honneurs,
les comités, les responsabilités administratives. Il détestait le cléricalisme
sous toutes ses formes, le genre « théologien », la pompe
écclésiastique et il pouvait à l’occasion faire preuve d’une ironie mordante à
l’égard de ces choses. Son oeuvre pastorale était accomplie discrètement, d’une
manière presque cachée, sous forme de causeries faites en général dans de
petits cercles informels et par des contacts personnels avec ses enfants
spirituels. Ses conseils avaient souvent une profonde et féconde influence sur
la vie des autres. Il les donnait sans prétention, d’un ton direct et sans
détour, parfois avec une certaine brusquerie, soulignant surtout la nécessité
de pratiquer le « sacrement de l’instant présent », pour se pénétrer
de la réalité de la proximité de Dieu qui est près de nous dans nos tâches
quotidiennes les plus familières. » Sa vie à Londres le faisait désigner
par « le moine dont la cellule était le British Museum ».
-
A
la fin de 1951 paraît aux Editions de Chevetogne et pour la première fois sous
le pseudonyme de « Moine de l’Eglise d’Orient » son livre sur
« La Prière de Jésus » qui a un grand retentissement. Il y en aura
plusieurs rééditions, toujours remaniées et mises à jour par l’auteur.
- Entre 1954 et 1959, après
un repos forcé dû à un infarctus en 1956, il fait de nombreuses visites à Paris
pour enseigner à Saint Serge avec son ami Paul Evdokimov et la nouvelle
génération franco-russe dont Jean Meyendorf et Boris Bobrinskoy sont les plus
brillants représentants. Il visite le Patriarche Athénagoras qui lui témoigne
beaucoup d’estime et de confiance. Il travaille de nouveau au problème de l’intégration
de l’ancienne communauté de Mgr. Winnaert qui est maintenant dirigée par son
ami Eugraph Kovalevski (Mgr. Jean de Saint-Denis) et dont le cheminement n’a
pas été dépourvu de nombreux hauts et de bas. En 1959 il suggère à Jean Balzon,
éditeur de Contacts, revue française de l’Orthodoxie, d’en confier le
secrétariat de rédaction à Olivier Clément qui inaugure une nouvelle série,
plus ouverte aux autres chrétiens et à la modernité. Il sera aussi
l’inspirateur de la démarche dont sortira la Fraternité Orthodoxe en Europe
Occidentale. Entre 1965 et 1971 il enseignera l’homilétique à saint Serge et
participera à de nombreux congrès et conférences en France, en Suisse et
d’autres pays.
- Durant un de ces congrès, à
Pelly en juin 1959, il vécut ce qu’il appelle une « pentecôte
intérieure » : « J’ai été mis dans un rapport plus intime avec
la Colombe alors qu’auparavant j’avais surtout rapport avec l’Agneau ». Il
écrira plus tard : « La Colombe vient à nous pour nous conduire avec
elle vers l’Agneau, qui à son tour nous mène au Père ».
- De 1961 à 1965 il sera le
secrétaire du World Congress of Faith, oeuvre dédiée à la rencontre des
Religions. Une boutade décrivant un pèlerinage qu’il conduit à Jérusalem pour
cette association est révélatrice de son état d’âme d’alors et le degré de
maturité spirituelle qu’il avait atteint : «Le matin de Pâques, cette
année, devant la Mosquée d’Omar, dans l’enceinte de l’ancien Temple juif,
moi, français, prêtre d’origine romaine, en communion avec l’Orthodoxie
grecque, je lisais en anglais à des protestants européens les passages du Coran
relatifs à Jésus ». En fait, surtout après ce qu’il a vécu à Pelly, il
obéit à l’Esprit qui l’appelle à « aller vers le Christ inattendu »,
reconnu en sa « présence diversifiée » dans l’autre.
- En janvier 1964, il
assistera à la rencontre du Patriarche Athénagoras avec le Pape Paul VI à
Jérusalem, rencontre dont il a participé à la préparation.
- Durant cette même époque il
donnera plusieurs conférences et dirigera plusieurs séminaires à l’Institut
oecuménique de Bossey dépendant du C.O.E. et fréquentera certaines paroisses
protestantes de Londres.
- En mai 1965, le Patriarche
Athénagoras le nomme conseiller spirituel de Syndesmos. Il participera à
plusieurs conférences, dont l’une à Broumana au Liban, et il dirigera un
pèlerinage en Terre Sainte. Après Juin 1967, il n’ira plus à Jérusalem par
solidarité avec ses amis arabes.
- De plus en plus, il se
consacre à l’unique nécessaire, le Visage de Jésus. « L’Evangile seul
importe » ne cessait-il de répéter. Au-delà du moralisme et de
l’universalisme, il n’y a que l’Evangile. Il consignera dans des livres
transparents de lumière son expérience spirituelle qui sera ainsi partagée par
une multitude dans de nombreux pays du monde. Certains de ses livres restent
jusqu’à aujourd’hui des best-sellers de l’édition religieuse. Ainsi paraîtront
en 1960, « Jésus, simples regards sur le Sauveur » ; en 1961,
« Présence du Christ » ; en 1963 « La Colombe et
l’Agneau » dans Contacts puis en 1973 chez Chevetogne; en 1966,
« le Visage de Lumière » et en 1971 « Amour sans limites ».
En 1971 il tombe gravement malade et en ressort extrémement fatigué. En 1972,
paraît « L’an de grâce du Seigneur ».
- Il s’occupe de la paroisse
orthodoxe d’Oxford. Il fait de nouveau des sauts au Liban. Il discerne chez les
jeunes du MJO, enracinés dans le tuf de l’antique tradition d’Antioche et en
même temps ouverts aux problèmes du monde contemporain, une vie spirituelle
intense, alliée à une grande lucidité et à une honnêteté intellectuelle et
morale qu’il admire. Le MJO constitue à ses yeux « une chance pour
l’Eglise universelle et un grand espoir pour l’Orthodoxie ».
- A partir de 1978 il ne
quitte pratiquement plus l’Angleterre. Le 29 mai 1980, samedi de Lazare, après
avoir célébré la Liturgie, il sort pour une petite promenade. Il lance sur un
ton de plaisanterie : « Cette nuit, j’ai vu un jeune homme vêtu de
blanc déposer un billet sur mon lit. Est-ce un rêve ? Vérifiez quand même
en faisant le ménage ». De retour, il s’installe dans son fauteuil dans sa
chambre avec un livre. Venu le soir pour lui apporter une légère collation, on
le retrouve mort dans sa chaise, comme assoupi. Un « saint orthodoxe
moderne », comme il appelait lui-même la Mère Marie, venait de s’éteindre.
Comme il avait donné son corps à la science, ses funérailles sont célébrées le
9 avril 1980, à la cathédrale russe de Londres, sous la présidence de Mgr.
Antoine de Souroge qui, dans son homélie , déclara : « Un jour nous
serons tous devant la face du Seigneur. Père Lev qui dès son enfance a donné
son coeur à la pauvreté, se tiendra silencieusement, les mains vides devant
Dieu. Les mains vides car il aura tout donné, conscient seulement d’être un
pécheur dont la seule espérance repose dans la fraternité de l’amour de
Dieu. Mais nous autres, nous nous hâterons de dire au Seigneur : Je
n’ai été qu’un champ. Père Lev a été le semeur, sa parole la semence. »