Nil et Joseph

 Raymond Rizk - Decembre 2005


A l’occasion du récent décès d’Elisabeth Behr-Sigel, je me mis à feuilleter certains de ses livres, en particulier le premier, édité après sa conversion à l’Orthodoxie, intitulé « Prière et sainteté dans l’Eglise russe ». Un de ces chapitres m’interpella. Il s’agit du cinquième, traitant du conflit entre les disciples de Nil Sorskij (dit aussi Nil de la Sora, 1433-1508) et de Joseph de Volokolamsk (1439-1515) qui secoua l’Eglise russe à la fin du XVème siècle et au cours des XVIème et XVIIème siècles

Je me propose d’évoquer ici en quelques phrases les caractéristiques de ce conflit et surtout de dire pourquoi il me semble qu’il est actuel et qu’on pourrait en tirer des enseignements dans la crise que traverse actuellement l’Eglise Orthodoxe de par le monde et au sein de notre Eglise d’Antioche.

Saint Serge Radonège ( 1313-1392) est parvenu à un niveau de sainteté, à une plénitude à laquelle ne devait généralement pas parvenir ses disciples. Il avait su, comme seuls les grands Saints et Pères de l’Eglise, allier harmonieusement la vie solitaire et la vie en commun, l’amour de Dieu et l’amour actif des hommes. Comme par exemple saint Basile le Grand en son temps, il avait réussi à réunir en sa personne à la fois Marthe et Marie. A part de rares exceptions, cette harmonie ne fut plus atteinte dans l’histoire russe durant la période qui nous occupe. Une dichotomie évidente entre la contemplation et l’action, entre ce qui fut appelé « vie spirituelle » en opposition à la diaconie et la mission, entre pauvreté évangélique et possession se répandit en Russie et affecta par la suite l’ensemble du monde orthodoxe. On vit d’ailleurs pertinemment encore de nos jours les effets pervers et nocifs d’une telle dichotomie.

 

Nil et Joseph étaient tous deux des moines. Tous deux ont voulu réformer le monachisme russe. Tous deux ont fondé des monastères. Tous deux ont vécu une vie ascétique. Ils n’avaient cependant pas la même approche de la vie monastique. Ils se heurtèrent sur les problèmes crées alors par les propriétés de l’Eglise, en particulier celles des monastères, celui des rapports entre l’Eglise et l’Etat et celui de l’attitude à prendre envers les hérétiques.  Le refus d’avoir des propriétés provenait chez Nil de son attachement à l’idéal de pauvreté des moines et au fait que le temps passé à s’en occuper les distrayait de leur vocation primordiale consacrée à la prière, la solitude, l’étude des Ecritures et Pères et le travail manuel et intellectuel. Les biens risquaient de leur faire oublier aussi la nécessité pour eux de vivre du travail de leurs mains et les éloignaient du souci de l’amour fraternel. De plus, Nil prônait une indépendance entre l’Eglise et l’Etat et s’opposait aux thèses du messianisme russe et de Moscou, troisième Rome, qui commençaient  à se faire jour et qui étaient âprement défendues par les disciples de Joseph. Nil avançait que les propriétés et une telle alliance avec l’Etat pousseraient rapidement le monachisme, et en  conséquence toute l’Eglise, à se transformer en une institution de ce monde, utilisant les méthodes et l’esprit de celui-ci au détriment de l’esprit évangélique. Tôt ou tard, cela les entraînerait à renier le mouvement pneumatique qu’ils sont censés être par excellence et à ne plus se suffire d’être dans le monde sans en être vraiment. Les partisans de Joseph défendaient les biens ecclésiastiques comme un outil pour influencer les domaines sociaux, culturels et économiques, donc pour assurer une mission plus efficace. Ils préconisaient une union intime entre l’Eglise et l’Etat et une alliance objective entre eux et les puissants de ce monde pour promouvoir leurs intérêts réciproques et le messianisme national russe. Ils appartenaient surtout aux monastères des grandes villes comme ceux de Moscou, contrairement à leurs opposants qui vivaient dans des monastères perdus à l’extrême Nord de l’immensité russe. Il y eut des saints chez les uns et les autres, cependant beaucoup plus chez les seconds. Les meilleurs des deux parties se reconnaissaient en quelque sorte complémentaires. En fait, ils représentaient les deux facettes d’une même monnaie qui, au lieu de s’harmoniser, ne se reconnaissaient plus. C’était  Marthe ou Marie, peut-être une Marthe quelque peu dévoyée, opposées l’une à l’autre en oubliant totalement qu’elles étaient des soeurs.

Mais au fil des ans, un grand nombre de ces moines sombra dans l’extrémisme. Ils ne tardèrent pas à se taxer les uns les autres d’hérésie. D’un coté, chez les « Joséphistes » prévalut la tentation de l’enrichissement effréné et de l ‘efficacité à tous prix parfois au détriment de l’essentiel. Ils travaillèrent au renforcement de l’institutionalisme dans l’Eglise. Ils tissèrent des liens de plus en plus solides avec l’Etat et les puissants, avec ce que cela entraîne d’habitude de compromissions. Ajoutons à cela un ritualisme austère, de la cruauté envers les adversaires et beaucoup, beaucoup de despotisme, de rigidité et d’intolérance. On a l’impression, en analysant certains de leurs comportements, que l’Eglise était, à la limite, conçue par eux comme une troupe bien embrigadée dont le credo se résumerait à toujours plus d’obéissance et de discipline. De l’autre coté, un mysticisme parfois débridé prévalut chez les extrémistes parmi les disciples de Nil. Ils se réfugiaient comme en une tour d’ivoire dans une négation absolue du monde. Ils ne manquaient pas de suffisance en prétendant que leur mode de vie était supérieur à tout autre, car libre des contingences humaines. Par leur diabolisation et leur refus obstiné du monde et l’oubli du service actif des hommes, ils ne tardèrent pas à tomber dans un certain pharisaïsme.  Aux pires moments de la controverse, les tenants des deux courants se haïssaient allégrement. Chacun se considérait comme le seul détenteur de la vérité, oubliant qu’il n’y a pas de vérité en dehors  de l’acceptation de la différence de l’autre dans l’amour fraternel et le dialogue à l’ombre de ce qui a été « donné une fois pour toutes aux saints ».

Ce fut le courant de Joseph de Volokolamsk qui finit par l’emporter. Le monastère de Volokolamsk fut une pépinière d’évêques qui encouragèrent un cléricalisme affligeant dont l’Eglise de Russie, et la plupart des Eglises orthodoxes pour des raisons diverses, continuent à souffrir de nos jours, en flagrante contradiction avec la vision théologique de l’Orthodoxie. Tous les hiérarques russes du XVIème et XVIIème siècles ont appartenu à cette école. Ce courant eut certes une influence culturelle très grande, mais fut pauvre en vies saintes et contribua grandement à faire de l’Eglise une institution bien ancrée dans ce monde, alliée sûre du pouvoir, axée sur un conservatisme béat et un piétisme pétrifié. On canonisa Joseph (trois fois !) au cours du XVIème siècle, tandis que la sainteté de Nil ne fut proclamée qu’au début du XXème siècle, au moment où l’Eglise russe se préparait à un aggiornamento, formulé au début de la révolution bolchevique, mais qui ne vit le jour que dans une partie de l’émigration russe en Occident, à cause de cette même révolution.

Aujourd’hui, Joseph de Volokolamsk « est presque oublié tandis que la figure de Nil Sorskij apparaît de plus en plus rayonnante et lumineuse parmi les saints de la Russie ancienne », écrit  E. Behr Sigel. Pourtant, Joseph avait une âme essentiellement religieuse et préoccupée du salut des âmes. Il était sérieux et pratiquait un ascétisme austère. C’est vrai qu’il était sévère et dur envers ceux qu’il considérait dans leur tort ou qui ne partageaient pas ses opinions et qu’il conseillait aux princes de persécuter les hérétiques. Il s’arrogeait aussi le droit d’imposer ses vues et de ramener les autres à ce qu’il considérait le droit chemin par des réprimandes et des punitions. On pouvait difficilement dialoguer avec lui. Pour lui, l’obéissance stricte était la règle absolue. L’indulgence n’avait pas de place dans son coeur. Pour lui, elle était même un péché. Il faisait tout cela par conviction et en toute bonne conscience, parce qu’il pensait qu’il fallait sauver tous les errants malgré eux et à tout prix. Il était convaincu qu’il oeuvrait pour ce qu’il considérait le bien de l’Eglise, n’évitant pas toujours le piège de considérer que les limites de l’Eglise s’arrêtaient aux siennes propres. Son caractère était aux antipodes de la douceur, de l’humilité et de la mansuétude de Nil de la Sora.

Ce dernier était le modèle du moine hésychaste et le défenseur d’un monachisme intellectuel. Il pratiquait une ascèse aussi stricte que celle de Joseph mais beaucoup plus ouverte, plus accueillante et aimante. Il pratiquait la prière pure et conviait à la vraie contemplation. Il était le type même du Starets russe dont Séraphin de Sarov et certains moines d’Optino ainsi que Dostoïevski qui s’en était d’ailleurs inspiré et les Récits du pèlerin russe ont, par la suite, répandu l’image de par le monde. Il répétait souvent les paroles de saint Syméon le Nouveau Théologien sur son expérience mystique pour mieux éviter de parler de la sienne. Quand il était cependant forcé d’en parler, pour l’utilité des frères, il disait qu’il était devenu insensé de leur révéler le secret de sa vie spirituelle et parler des relations ineffables avec Dieu qu’il considérait bafouées par l’approche des « Joséphistes ».

Nous savons d’expérience qu’il est souvent ardu de concilier mystique et pragmatisme, action et contemplation, discipline et liberté des charismes, unité et diversité. Il ne faut cependant pas faire la politique de l’autruche et nous dire que tout est pour le mieux dans notre Eglise d’Antioche. Les querelles d’école font rage. On n’est pas loin de nous haïr les uns les autres tout aussi allégrement et de nous taxer réciproquement d’hérésie. Il nous faut admettre humblement que nous vivons une crise de l’autorité et de la conciliarité dans toute l’Eglise Orthodoxe et en particulier dans la nôtre. Il ne sert à rien de le cacher. Tout le monde en parle, certes en catimini en présence du Patriarche ou des évêques, mais à pleine voix en leur absence. Rares sont ceux qui osent dire la vérité en face et critiquer dans le respect et l’amour. Ceux-là, quand ils existent, jouent aux troubles fêtes. On ne leur prête l’oreille qu’on donne aux puissants. Nous sommes pourtant l’Eglise de la Pentecôte, celle du Saint-Esprit. N’est-ce pas notre sort en tant que membres de cette Eglise de réconcilier ce qui à prime abord paraît inconciliable ? Si nous ne voulons ou nous n’arrivons pas à le faire, ne faudrait-il peut-être pas simplement nous demander si nous croyons vraiment en l’Incarnation et dans les formulations théologiques de Chalcédoine. Aujourd’hui, notre Eglise est pétrie de dichotomies quand elle est appelée à faire vivre harmonieusement toutes ses composantes antinomiques. Essayons-nous vraiment de faire en sorte que la conciliarité dans notre Eglise d’Antioche ne soit pas un mot parmi d’autres ? Considérons-nous sérieusement que l’Eglise est notre bien commun, le champ qu’il nous faut, clercs et laïcs, cultiver ensemble, tous membres responsables et solidaires du Peuple de Dieu. L’exemple des deux moines dont nous avons parlés ici et qui ont été portés tous les deux, malgré leur divergences, sur les autels ne nous fait-il pas toucher du doigt toutes les occasions perdues, les conflits inutiles et les secousses destructrices que notre orgueil, notre suffisance et notre refus de l’autre sont en train de faire subir au Corps sanglant du Christ, qui est l’Eglise. Le temps presse. Dieu est en train de frapper à notre porte. Allons-nous faire la sourde oreille ? Bienheureux ceux qui ont des oreilles pour entendre.

 


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