“N’étouffons pas l’Esprit”

Raymond Rizk


(Texte original en français. Traduction arabe à paraître comme Editorial dans Revue An-Nour, numéro de Janvier-Février 2000)

 

L’article de Jean Touma, paru dans la Revue An-Nour de novembre 1999, et celui de Jihad Haidar dans le bulletin édité par le MJO à Tripoli, qui traitent tous les deux de la dernière réunion du Saint Synode qui avait procédé à l’élection d’évêques dans plusieurs diocèses vacants et du communiqué de presse qui l’a suivi, mettent à jour, au-delà de la pertinence de certaines des questions qu’ils soulèvent, les difficultés que semble rencontrer à l’heure actuelle le dialogue entre les membres de l’Eglise d’Antioche, en particulier entre la hiérarchie et les fidèles, prêtres et laics. Car, pourquoi fallait-il demander des clarifications sur les décisions prises durant cette session synodale, si les fidèles avaient été informés des problèmes à y débattre et si ces décisions, une fois prises, avaient été suffisamment expliquées. De plus, pourquoi fallait-il demander ces clarifications publiquement quand il aurait dû être possible de les obtenir dans un dialogue direct et franc au sein de la fraternité de l’Eglise?

 

Un tel dialogue est censé être la norme au sein de la communauté ecclésiale, surtout dans une Eglise qui ne cesse de parler de conciliarité et de communion entre clercs et laïcs dans le respect de leurs charismes respectifs. Mais, face à l’absence quasi généralisée des conseils diocésains, pourtant requis par les lois antiochiennes, ce dialogue ne semble pas être présentement facile, et pourtant il n’a jamais été autant nécessaire. En effet, les membres du Peuple de Dieu, appelés, dans notre Eglise “à garder la foi” (selon les termes employés dans l’encyclique des Patriarches orthodoxes en réponse à l’invitation du Pape de Rome à participer au Concile de Vatican I), ne peuvent se contenter, pour assumer cette foi de façon responsable, de laconiques communiqués de presse. Ils ont le droit et le devoir d’obtenir de plus amples explications de la part de leurs Evêques avec lesquels ils composent ce Peuple de Dieu.

 

Nous savons que selon notre théologie, l’Evêque est non seulement le porte parole de l’Eglise mais qu’il la porte en lui. Mais nous semblons oublier que cette affirmation théologique n’est valable que dans le mesure où l’Evêque porte réellement en lui les membres de son Eglise, prêtres et laïcs, et qu’il veille à les mêler activement à toute la vie de l’Eglise et à prendre en compte leurs avis et leurs opinions dans la mesure où ils sont en conformité avec les exigences de l’esprit évangélique. On ne porte personne en soi si on l’ignore.

 

La théologie n’est pas une vue théorique de l’esprit, elle est le reflet d’une expérience de vie dans le Saint-Esprit. La participation des membres du Peuple de Dieu à la vie et au gouvernement de l’Eglise n’est pas une faveur qui leur serait faite par les responsables dans l’Eglise. C’est le Seigneur lui-même qui les appelle à assumer ces responsabilités.

 

Toutes les affaires de l’Eglise doivent être faites en communion. Et pour qu’il y ait communion, il faut qu’il y ait des organes de communion. Nous savons que la communion à l’image de la Sainte Trinité se fait par excellence dans la Sainte Liturgie, où durant le moment sacramentel, les fidèles réunis autour de leur Evêque, non seulement deviennent “d’Eglise” mais deviennent ensemble “l’Eglise” elle-même. Mais nous savons aussi que la communion vécue durant la Liturgie, si elle se veut authentique, doit se continuer en dehors des murs du temple, dans le partage et la mise en commun fraternelle, partout où cela est possible, mais en particulier dans les organes de conciliarité prévus par les lois antiochiennes, à savoir les conseils paroissiaux, le conseil épiscopal, qu’il soit appelé “Majliss Millet” ou de tout autre nom, et une forme de grande assemblée sur le plan antiochien.

 

Ces conseils doivent assurer, selon l’esprit et la lettre des lois antiochiennes en vigueur, une active participation des prêtres et des laïcs auprès de leur Evêque, non seulement au suivi des affaires dites “matérielles” de la communauté, mais à tout ce qui touche à la vie de l’Eglise et les amener à prendre “soin de toute l'Eglise comme d’un corps qui nous est commun” selon l’expression de saint Jean Chrysostome. C’est à travers ces conseils aussi que tous les membres du Peuple de Dieu – Patriarche, Evêques, prêtres, moines et laïcs - doivent contribuer, avec la liberté des enfants de Dieu à laquelle Dieu lui-même les convie, à faire fructifier leurs talents pour le bénéfice de toute l’Eglise. C’est là qu’ils doivent apprendre à réfléchir ensemble, à planifier ensemble, à délimiter ensemble les contours et les modalités de la mission de l’Eglise face aux interpellations du monde et de la modernité et participer ainsi dans chaque diocèse, ensemble, en communion et sous la présidence de leur Evêque, au gouvernement de toute l’Eglise. C’est dans ces conseils que les membres de l’Eglise qui ne participent pas au Saint-Synode, qui est l’organe suprême de l’Eglise, ont l’occasion de communiquer à leur Evêque leurs opinions sur les problèmes débattus ou à débattre au sein du Synode, lui demandant, s’il en est convaincu d’en faire part à ses frères Evêques. C’est par l’intermédiaire de ces conseils que ces membres du Peuple de Dieu doivent, quand Dieu rappelle à Lui leur pasteur, exprimer leur avis sur son successeur en proposant des noms à l’attention du Saint-Synode qui devra en retenir trois pour choisir parmi eux celui qui, par sa parole, sa vie et son exemple saura le mieux  conduire les fidèles sur les chemins du Seigneur. Ainsi sera préservée la participation effective des fidèles dans le choix de leur pasteur que le “Axios” liturgique confirme lors de la consécration épiscopale.

 

Or, depuis de nombreuses années, ces conseils n’existent plus dans beaucoup de diocèses. En leur absence, l’Evêque prend seul la responsabilité des affaires de l’Eglise, consultant qui il veut, s’il le veut, ce qui, non seulement bat en brèche le principe de la communion entre les membres de l’Eglise, mais a pour effet d’habituer, d’une part, l’Evêque à l’exercise solitaire du pouvoir avec les excès engendrés par tout exercice de ce genre et d’émousser, d’autre part, chez les fidèles leur conscience d’être des membres responsables dans l’Eglise et donc de démobiliser un grand nombre d’entre eux qui en arrivent à désespérer de cette non conformité systématique entre le dire théologique et la réalité ecclésiale. De même, le Saint-Synode se substitue à ces conseils absents, lors de l’élection d’Evêques pour les sièges vacants, sans se sentir obligé de consulter les fidèles concernés ou, au cas où il le ferait, de prendre leurs avis en considération. Le “synode élargi”, c’est-à-dire cette assemblée regroupant les évêques avec des représentants laïcs de tous les diocèses que le S.B. le Patriarche Ignace a convoqué il y a quelques années, malgré son avantage évident comme lieu de rencontre et d’échanges au cas où elle serait préparée de façon adéquate, ne peut tenir lieu ou remplacer les divers conseils prévus par les lois antiochiennes où les membres du Peuple de Dieu ont l’occasion de débattre au fil des jours des problèmes concernant la grande fraternité de l’Eglise.

 

Sans minimiser les difficultés pastorales liées à la formation de ces conseils, les fidèles sont en droit de se demander pourquoi rien ne semble être fait pour les constituer. L’argument souvent avancé de la guerre libanaise n’est plus de mise. En tout cas, les lois antiochiennes n’imposant pas les élections populaires comme seul moyen pour la formation des conseils, mais insistant plutôt sur la nécessité de les former en consultation entre le pasteur et ses ouailles, les contingences extérieures à la vie de l’Eglise ne devraient donc pas être un obstacle insurmontable. De toutes façons rien n’empêchait la formation de ces conseils entre 1973 et 1975. Il en est de même depuis 1993. Lors du Saint-Synode réuni à l’occasion du “synode élargi” de 1993, une décision a même été prise pour que tous ces conseils soient formés, en consultation la plus étendue avec les forces vives des diocèses, avant la tenue du second “synode élargi”, prévu alors pour 1996. Il n’en a rien été. Jusqu’à quand allons nous continuer à ignorer les décisions prises, sans même informer la communauté des fidèles des difficultés ou des alternatives?

 

Cette revue a durant de nombreuses années combattu les tentations d’une anarchie sécularisante soit-disant démocratique que les lois antiochiennes de 1955 et les pratiques d’autoritarisme de certains laïcs avaient encouragées. Nous pensons ne pas changer de fusil d’épaule en attirant aujourd’hui l’attention sur les dangers d’un autoritarisme épiscopal qui pourrait résulter de la persistance dans la non-application des lois de 1973. Personne ne doit imposer sa volonté à l’Eglise, en ignorant ou occultant ses frères.

 

L’Eglise ne peut lutter contre le Mauvais et rester fidèle à sa mission qu’en assurant l’harmonie la plus parfaite possible entre tous ces membres, selon les critères du modèle évangélique. Il nous faut réaliser que la prière du Seigneur: “Qu’ils soient unafin que le monde croie que tu m’as envoyé” (Jean, 17:21) concerne tout d'abord et avant tout les membres de notre sainte Eglise d’Antioche, dont l’unité aujourd’hui, vécue dans l’amour, l’acceptation de l’autre et l’esprit de conciliarité, est une condition sine qua non de l’impact de notre témoignage et donc du retour du monde à la foi. La conciliarité devrait être “un état d’esprit permanent” dans l’Eglise, car elle est “le reflet de la vie trinitaire en elle … et l’expérience de la sainteté dans l’Eglise des pécheurs” (P. D. Ciobotea, Métropolite de Moldavie, “La participation des baptisés au processus préconciliaire”, SOP, Supplément No. 127, 1988, p. 1).

 

Mais ces belles affirmations seraient entachées d’hypocrisie si cette conciliarité n’est pas vécue aussi, au delà – et comme conséquence - de la participation à la Liturgie, comme une pratique régulière de la responsabilité commune des membres du Peuple de Dieu, à tous les niveaux de la vie et du gouvernement de l’Eglise; si elle ne transparaît pas dans la nature et le style des relations entre eux et dans le fait que toutes leurs affaires devraient être réglées en communion, que ce soit au niveau du conseil paroissial, de celui du conseil diocésain, de l’assemblée antiochienne et du Saint Synode. La responsabilité de promouvoir un tel état d’esprit incombe en premier lieu au Saint Synode et à chaque Evêque qui est “l’un en qui la multitude unie devient “de Dieu””, selon la très juste expression du Métropolite Jean Zizioulas (L’Etre Ecclésial, Labor et Fides, 1981, p. 120). Les membres de l’Eglise, s’ils veulent rester fidèles à l’appel du Seigneur, sont condamnés à s’accepter et à vivre comme des frères, dans le respect total de leurs charismes respectifs et en particulier de celui qui est “le premier” parmi eux, leur Evêque.

 

L’Evêque a le devoir de promouvoir cet état d’esprit et de veiller au respect scrupuleux des lois de l’Eglise. Un de ses charismes propres consiste à déceler et encourager les charismes que l’Esprit ne cesse de distribuer parmi les fidèles. Il se doit d’aider et de concrétiser les diverses formes de ministères. Pour son travail d’évangélisation, l’Eglise a besoin de l’apport de tous ses fils, sans exception aucune, hommes, femmes, jeunes et enfants; universitaires et ouvriers; indifféremment clercs ou laïcs, sans oublier les moines et les moniales qui par la prière et l’ascèse participent activement au témoignage de l’Eglise. Tous ceux-là doivent pouvoir se retrouver de façon régulière autour de leur Evêque pour s’affermir réciproquement, redire en commun leur espérance, définir les contours de leur témoignage et de leur service au monde et contribuer ainsi, chacun selon ses moyens, à l’édification du Corps du Christ dont ils sont, malgré leur indignité, des membres.

 

Ceux qui sont proches du coeur de Dieu sauront reconnaître l’urgence et prêter l’oreille aux balbutiements de l’Esprit. Il nous faut tous veiller à ne pas tomber dans la tentation de prendre l’Esprit en otage. Il nous faut éviter à tout prix “d’étouffer l’Esprit”.

 


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