Mgr Georges (KHODR)-A l’occasion du centième anniversaire
Raymond Rizk - 6 juillet 2023
Mon Seigneur et Père
Beaucoup t’ont déjà porté témoignage et
encore plus le feront.
Celui qui a pris ta relève, Mgr. Silouane
(Moussi) a dit, ce jour que tu es une ‘icône vivante[1].
C’est vrai que tel une icône, tu nous as ouvert les portes du Royaume et invité
à oser en franchir le seuil.
Un de tes disciples, feu le Père Georges
Massouh, qui nous a quitté tôt dans l’envie du Royaume, avait écrit, lors de
l’anniversaire de tes quatre-vingt-dix ans, que tu incarnais à toi tout seul,
Antioche, l’Eglise et le Livre Saint, car tu nous avais appris à les aimer, et
à rechercher, à travers eux, la Face, glorieuse
et ensanglantée[2], de
Jésus, que tu as toujours adoré.
Les milieux universitaires t’ont qualifié
‘d’homme de culture encyclopédique éclairante, puisant la pureté de l’esprit et l’ouverture au plus
profond de l’Orient, et conscient des questionnements de l’Occident concernant
la personne, la communauté et ce qui les dépasse, hypothéquant son époque à la
splendeur de la Parole divine’[3].
Ils t’ont qualifié de ‘théologien orthodoxe d’Antioche’, ‘théologien pasteur’, ‘théologien
de l’Esprit’, ‘théologien journaliste’, ‘théologien chrétien en dialogue avec
les musulmans’, ‘théologien poète et mystique’, ‘théologien passionné du
crucifié’, ‘théologien engagé’, et enfin ‘théologien de la Tradition et de
l’ouverture’[4]. Ces
divers qualificatifs, bien qu’ils résument les facettes de ta personnalité et
expriment l’estime dans laquelle te tiennent les milieux culturels et plus largement
la société arabophone, malgré leur sincérité, n’arrivent pas à cerner la
profondeur de l’homme en toi qui s’est totalement ‘christifié’.
Plusieurs de ceux qui t’aiment se sont
manifestés ces derniers jours. L’un d’entre eux t’a décrit comme ‘un projet
d’amour d’humilité et de formation’[5].
Et un autre de dire que ‘tes mots et les traits de ton visage’[6]
invitent à regarder vers le Seigneur. Et le Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe
(MJO), ton œuvre chérie, vient d’écrire
que ‘si tu as atteint cent ans sur terre, ton cœur n’a pas cessé de tendre vers
la repentance et la pureté’[7]
et que tu gémis sans cesse après l’Aimé d’accepter ton repentir.
Ceux qui ont rejoint ce Mouvement que tu
n’as cessé de guider, ta vie durant, te considèrent comme leur père et leur
source d’inspiration. Ils te sont redevables de tout ce que Dieu a bien voulu réaliser
à travers ce Mouvement. N’as-tu pas dit du MJO, dans un de tes ouvrages, ‘qu’il
a incarné l’Evangile, en a été le semeur, et qu’il ne s’est pas contenté des
services religieux pour traduire la vie spirituelle, mais a tenu à se
ressourcer dans l’ouverture, le service et l’amour’[8] ?
N’as-tu pas encore dit à son sujet que son but unique est la vie en Christ ?
Ne l’as-tu pas toujours convié à ‘briser tout ce qui voile la Face du Christ,
pour réveiller les assoupis’[9] ?
Ne l’as-tu appelé à la « redécouverte » de l’Écriture sainte, une pratique de
l’Eucharistie, et un changement de vie par la repentance, pour dégager ‘la
communauté orthodoxe de ses pesanteurs sociales et de la transformer en Église
du Christ’[10] ?
Et ne l’as-tu convié à ne pas se suffire du ‘sacrement de l’ ‘autel’, et à
ne pas oublier le ‘sacrement du frère’ ?
Mon Seigneur, ce jour béni de l’anniversaire
de tes cent ans, a débuté par une participation de nombre de tes disciples,
prêtres et laïcs, à la Sainte Liturgie pour te confier à Celui dont tu nous as
appris qu’il n’y a de salut qu’en Lui, si Son Corps ne se mêle à notre corps et
Son Sang à notre sang, et ‘de qui tout procède, par qui tout s’explique et en
qui se trouve toute consolation’[11]
Une fois munis de Son Corps et de Son
Sang, nous L’avons rencontré de nouveau quand nous t’avons vu, tant Il
illuminait ton visage. Je ne sais pas pourquoi, en te voyant, je me suis
rappelé notre première rencontre. Elle eut lieu à Tripoli (Mina) où tu servais
comme prêtre de paroisse. J’étais tout nouveau membre du MJO, et les
responsables du Centre de Beyrouth m’avaient demandé de passer un week-end avec
toi. Je craignais cette rencontre en m’imaginant qu’elle serait pleine de
sermonnade. Quel ne fut mon étonnement de découvrir en toi quelqu’un qui
écoutait sans trop poser des questions! L’amour que tu m’as montré alors et
l’attention que tu as porté à ce que je disais m’ont désarmé, ont dissipé
toutes mes craintes et poussé à te dire
ce que je prévoyais de ne pas divulguer. Ton attention m’avait dépouillé de
toute réserve. Et me découvrant aimé, je pris conscience que j’existais. J’ai
su bien plus tard que l’attention aimante est la caractéristique des grands
spirituels.
Que de rencontres ont suivi cette
première. en confession, lors de réunions et activités du MJO et lors de nombreuses
soirées passées avec toi et les frères! Rencontre bénies qui nous ont enracinés dans la
Parole divine qui transparaissait à travers tes propres paroles sur tous les
sujets.
Tu nous as appris
que Jésus seul doit être l’Alpha et l’Oméga de notre vie, et qu’il nous fallait
prendre au sérieux la moindre de Ses paroles et commandements. Il nous fallait
se vêtir de Lui, et vivre continuellement Sa présence. Il nous fallait Le chercher dans le Livre
Saint, les Saints Mystères, la rencontre de Ses frères, et en tous les humains,
surtout les pauvres et les opprimés en qui Il a choisi d’en faire Sa demeure.
N’es-tu pas celui, Père Georges, qui nous a servi d’exemple ? Tu as tant
aimé les pauvres que tu as partagé avec eux ta subsistance! Que de fois tu nous
as encouragés à nous abstenir de tout jugement envers nos frères et à pardonner
à ceux qui nous offensent. Une fois tu m’as écrit : ‘Que mon Seigneur te
donne tout ce dont tu as besoin pour te rapprocher de Lui, et de chercher Sa
miséricorde pour qu’ayant joui de Son pardon, tu apprennes à pardonner’.
A ta rencontre,
nous avons appris que tu n’étais guère un législateur veillant à préserver le
‘sacré’ par des tabous, des interdictions et des remontrances, mais que tu es un
témoin de l’amour de Dieu en le Christ Jésus. Tu as totalement banni de notre
cœur l’image d’un Dieu éloigné et tout puissant, un ‘Dieu des armées’, en le
montrant proche de nous, pleurant avec nous, et crucifié pour notre
résurrection.
Mon Seigneur, tu
as été pour nous à la fois le père, le maître, l’inspirateur et l’ami. Que le
maître accepte de bon gré d’être l’ami de ses disciples signifie qu’il accepte
d’être tenu responsable envers eux. C’est ce que tu as toujours voulu en ce qui
te concerne et pour ceux qui te suivent pour que l’Eglise demeure l’Eglise du
Saint Esprit. Tu as voulu que nous te parlions de tes faiblesses, paresses ou
caprices pour tâcher de les éviter. Te plaignant, dans une de tes lettres, de
frères qui t’avaient critiqué sans te faire face, tu m’as écrit : ‘J’aurai
préféré qu’ils viennent vers moi avec la simplicité du Christ, car j’accepte la
critique même si elle s’avère cruelle. Et je peux écouter parler de mes
faiblesses. Une telle écoute me rend plus humble devant Dieu. Je Lui demande dans
ma prière de rendre mes amis plus audacieux envers moi’. Et tu as poursuivi,
disant : ‘Je me reconnais très pauvre devant chacun d’entre vous.
J’accepte ce que vous donnez, quel qu’il soit, le reproche n’a guère prise sur
moi, car les pauvres ne posent pas de conditions’. J’ai alors réalisé que tu es
‘le pauvre reconnaissant empli d’amour pour les frères’ selon ce propos de
Simon le Nouveau Théologien.
Quand la guerre
libanaise nous a séparés, nous avons poursuivi nos rencontres par la
correspondance, et par la traduction de certaines de tes œuvres en français. A mon humble manière, j’ose dire que j’ai
contribué à faire connaître mieux ta pensée en Occident.
Et quand nous
sommes rentrés au Liban, tu as toujours trouvé le temps, malgré tes nombreuses
occupations en tant qu’évêque du plus grand diocèse dans la terre historique du
Patriarcat d’Antioche, de nous voir souvent. Tu nous as même suggérés de former
une communauté évangélique vivant à l’image de l’Eglise primitive, en fondant
‘un village chrétien’ où chaque famille vivrait dans sa maison et partagerait
les prières et les ressources avec les autres et planifierait avec eux son action
de témoignage, selon les charismes de ses membres. Mais nous t’avons déçu, car
notre faiblesse a prévalu et nous avons refusé de nous engager dans cette
fraternité.
Mon Seigneur, tu
as été l’évêque qui a refusé tout faste et gloire mondaine. Tu as été le
premier à aimer et à obéir avant d’imposer l’obéissance. Par la profondeur de
tes paroles et leur abondance, tu as été pour nous un nouveau Chrysostome, qui
nous a introduit à l’esprit des Pères et nous a convaincu que l’ère des saints
et des docteurs de l’Eglise n’est pas révolue dans l’Eglise d’Antioche.
Tu es arrivé, Père,
à l’orée de ta vie que nous espérons qu’elle sera longue, pour continuer à profiter
de la grâce de ta présence, maintenant que tes paroles se font rares. Tu
sembles les avoir remplacées par une conversation continuelle avec l’Aimé,
comme le laissent penser celles qu’il t’arrive d’exprimer qui font
transparaître ta conviction que tu te présenteras ‘nu et déchaussé devant Dieu’,
en Lui demandant d’user de clémence et de miséricorde envers toi, et de
‘t’habiller d’une robe de lumière’[12].
[1] Lors de son intervention télévisée durant la matinée du 6 juillet.
[2] Georges Khodr, Ce monde ne suffit pas, Publications An Nour, p. 9.
[3] Recteur de la paroisse d’Aley dans l’éparchie du Mont Liban et directeur de l’Institut des études islamo-chrétiennes de l’Université de Balamand. Décédé le 25.03.2018.
[4] Guy Raymond Sarkis, ‘Un Islam réconcilié avec les chrétiens arabes’, De Gruyter, 2022.
[5] Madona Askar, Extrait de son allocution à l’Université Antonine lors de la cérémonie durant laquelle fut honoré Mgr. Khodr en tant ‘qu’évêque des Arabes’.
[6] Editorial du journal Al Akhbar du 5.07.2023.
[7] René Antoun, ancien Secrétaire Général du MJO.
[8] ‘Ce monde ne suffit pas’, p.
15.
[9] Dans une allocution sur le MJO prononcée en 1991.
[10] G. KHODR, Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe, émission radiodiffusée de la Voix du Liban, 1991 citée dans ‘Les lignes directrices de la pensée théologique antiochienne contemporaine’, Assaad Elias KATTAN, ISTINA, LVI (2011), p. 379-391.
[11] Cité par Assaad Kattan, ‘Voilier dans des yeux circulaires’, p. 69.
[12] Le christianisme antiochien,