« L’important est que le Christ n’aie pas honte de nous »
(Mgr. Georges Khodre, An-Nahar, le 2.10.1999)
Raymond Rizk - 1999
Oui, en effet, rien n’est plus important que de ne pas faire honte au
Christ. Toute autre considération devient secondaire devant cette exigence. Le
Christ doit être “tout et en tous” dans notre existence.
Notre espérance est d’oser faire nôtre la parole de l’Apôtre: “J’ai
décidé de ne reconnaître parmi vous que le Christ ” (1 Cor., 2 :2) dans toutes nos
relations avec nos frères. C’est en cela que nous répondrons à l’appel divin : “Mon enfant, donne-moi ton coeur ”,
en prenant conscience toutefois que le coeur englobe, dans les conceptions
biblique et patristique, toute la personne humaine, avec toutes ses énergies,
sa raison et ses sentiments. En ce faisant, le Christ devient le vrai centre de
notre vie. Et le but suprême de cette vie est alors de l’imiter et d’oeuvrer à
le rencontrer en tous les endroits de sa présence, à la fois dans la prière
personnelle, la Parole des Ecritures, les saints Mystères, mais aussi dans la
communion avec nos frères et avec tous les hommes en qui Jésus a choisi
d’habiter et qu’il nous convie à servir. Si nous voulons vraiment devenir des
disciples du Maître, non seulement en apparence et pour la forme - et Dieu sait
combien sont nombreuses et pompeuses ces formes et ces apparences - nous
n’avons d’autre choix que d’acquérir les moeurs du Christ. Il faut qu’il
croîsse en nous et que notre moi diminue. Il est la Vérité et la Vie, et en
même temps le Chemin qui y mène. Il n’y a d’autre chemin que ce Chemin si nous
voulons opter pour la vie.
D’aucuns diront: “Tout cela est de la parlotte. Elle nous est familière et
nous en avons soupé ”. Cependant, si nous acceptons de scruter avec un tant
soit peu d’objectivité et beaucoup d’humilité notre vie personnelle, nos
équipes, nos maisons, notre milieu scolaire ou professionnel, nos paroisses… et
si nous essayons d’analyser nos pratiques dévotionnelles et rituelles ainsi que
la nature des relations qui lient les membres de l’Eglise, nous entendrons sans
doute le cri de Marie Madeleine sourdre de nouveau en nous: “Où as-t’on mis mon
Seigneur?” (Jean 20:13), ou plutôt: “Où avons-nous mis, mes frères et moi, le
Seigneur?”.
Il nous faut admettre qu’il est rare d’entendre un tel cri dans le milieu
ecclésial. Et s’il nous arrive de l’entendre, il est le plus souvent timide et
se laisse supplanter par les discours tellement courants sur nos réalisations,
nos activités, nos programmes divers et nos institutions. Notre tendance à
ressasser nos gloires présentes et passées, à broder avec hauteur et souvent beaucoup
d’arrogance sur notre vision théologique, notre histoire, la magnificence de
l’art byzantin, nos dogmes, notre liturgie … nous distrait aussi, nous
empêchant souvent de nous mettre à l’écoute de tels cris. Nous sommes tellement
pris par ces discours que nous oublions de nous demander si notre parole
transmet réellement le Christ vivant ou seulement une tradition qui s’y réfère
que nous avons vidé de sa force de vie. Et nous ne réalisons pas assez que nous
engloutissons le visage sanglant et lumineux de Jésus sous des flots de
paroles, de signes, de symboles et de rites et un nombre parfois impressionant
de projets lancés en son nom.
Il n’est pas dans mon intention de diminuer l’importance des projets et des
activités que Dieu nous a donné de réaliser et leur apport à l’action
pastorale. De même, il ne s’agit pas de déprécier le discours théologique ou
culturel, et certainement pas de nier la centralité de la vie liturgique. La
religion de l’Incarnation ne peut que s’incarner, et nous devons toujours
remercier Dieu pour nombre de choses qui sont dites ou faites.
Cependant, nous ne pouvons éviter de nous poser des questions brûlantes.
Pourquoi toutes ces activités et ces discours n’arrivent pas - en tout cas pas
assez - à amener les gens au Christ? Pourquoi une majorité de ceux qui se
réclament de l’Orthodoxie ne pratiquent point? Pourquoi un grand nombre de
fidèles - qui sont de fervents pratiquants - n’arrive pas à adopter les moeurs
du Seigneur? Serait-ce que le Christ a perdu sa force de persuasion, ou plutôt
que la raison en incombe à notre façon de vivre et à l’institutionalisation de
l’Eglise?
Serons-nous donc devenus des écrans incapables de réfléter la lumière et
qui empêchent la vision? Il nous faut poser ces questions avec beaucoup de sérieux.
Nous ne pouvons pas faire l’économie d’un profond examen de conscience
personnel. Nous devons aussi poser ces questions à la conscience de l’Eglise et
à tous ceux qui y assument des responsabilités, sans oublier que nous en sommes
tous responsables, chacun selon le charisme qui lui est donné d’en haut. Ce
questionnement se doit d’aller en profondeur. Toutes nos pratiques, nos formes
de langage et notre comportement doivent être passés au crible pour être en
mesure d’identifier et de balayer les poussières accumulées par nos péchés,
notre paresse et nos intérêts et que nous avons érigées en traditions qui
souvent obscurcissent et défigurent la Tradition vivante de notre Eglise. De
même, il nous faut à tout prix et rapidement - le temps presse et il est
mauvais - revoir le langage avec lequel nous essayons de faire passer le
message et que la plupart des gens ne comprennent plus. Et avant tout, il nous
faut accepter d’être interpellés, et d’interpeller nos communautés, sur la
conformité de notre vie avec les moeurs évangéliques. Il faut nous demander
pourquoi nous avons perdu “cette grande joie” dont parle l’Evangile de Luc (Luc
2: 10 et 24:52) et dans laquelle nous sommes appelés à demeurer. Serions-nous
devenus, tels les disciples d’Emmaus, insensibles à la présence du Seigneur et
à la joie de sa rencontre et à la nécessité de transmettre cette joie aux
autres? Que faut-il faire, que faut-il changer ou revoir dans notre vie
personnelle et ecclésiale pour demeurer dans la joie de la Résurrection? Car sans
cette joie, il ne sera pas possible au monde de croire que nous sommes porteurs
d’une “bonne nouvelle”?. Si les gens nous trouvent tristes, s’ils ne voient pas
une lumière éclairer nos yeux et habiter notre sourire, comment pourront-ils
croire que nous sommes convaincus vraiment d’avoir trouvé le Sauveur, que ce
Sauveur est vivant et qu’il agit en permanence, ici et maintenant, en nous et
dans le monde.
Quand oserons-nous dire tout simplement à celui qui nous questionne sur
notre foi, et avant de nous lancer dans un discours théologique ou de lui
suggérer tel ou tel autre ouvrage de référence: “viens et vois”. “Viens à la
maison, au bureau, dans nos salles de cours, notre équipe et en particulier
notre paroisse pour toucher du doigt cette joie à laquelle nous voulons te
convier et pour expérimenter cet amour fraternel auquel nous invite le
Seigneur”. Et si nous avons le courage de faire cette invitation, et si les
gens l’acceptent, pourrons-nous espérer les entendre dire, comme c’était le cas
pour les premiers chrétiens, que nous sommes “différents” parce que nous nous
aimons les uns les autres, que nous avons “tout en commun” (Actes, 2; 44, 4:32)
et que nous sommes engagés au service de nos frères et de tous?
L’amour des frères, la communion, le partage et le service sont en
définitive les meilleurs preuves de notre “convivialité” avec le Christ. Si tu
dis que tu aimes Dieu que tu ne vois pas et tu détestes ton frère, tu es un
menteur (1 Jean 4:20). Le critère d’une “saine orthodoxie” n’est pas dans la répétition
d’une formulation dogmatique dont nous sommes à juste titre fiers de sa
conformité avec celle de l’Eglise primitive, car nous n’avons aucun mérite en
cela, cette fidélité étant un don gratuit de Dieu. La proclamation de la foi et
le recours aux dires des Pères, s’ils ne sont accompagnés de l’amour fraternel
et de l’esprit de service vécus dans une communauté unie, ne servent à rien et
n’incitent pas nécessairement le monde à croire que le Christ est le Sauveur
envoyé par Dieu le Père. “Qu’ils soient un … afin que le monde
croie que tu m’as envoyé” (Jean, 17:21). Notre Seigneur a prié de la sorte. Il
en est de même de l’Eglise qui nous convie, au cours de chaque sainte Liturgie,
à “nous aimer les uns les autres afin que dans un même esprit nous confessions”
notre foi en la Trinité Sainte. La foi et la charité sont des jumeaux dont l’un
ne peut s’épanouir sans l’autre. Mais il ne faut pas oublier que l’Apôtre des
Nations nous enseigne que la charité est “la plus grande” (1 Cor. 13:13).
Si à l’intérieur de la communauté des chrétiens nous nous chamaillons, nous
nous haïssons, si nous employons entre nous les moyens du monde et ses ruses,
comment voulons-nous que les gens admettent que notre Dieu est Amour et qu’il
nous a convié à nous aimer les uns les autres comme il nous a aimé? Si les gens
se rendent compte que nous ne sommes pas solidaires, s’ils trouvent des
affamés, des malades ou des attristés parmi nous sans autre recours, comment
voulons-nous qu’ils soient convaincus que le Christ vit en nous, et en ceux-là,
lui qui a dit: “J’avais faim et vous m’avez donné à manger; … J’étais malade
…”. Comment voulons-nous que le monde croie que le message du Christ est
actuel, capable de transformer et bouleverser en profondeur, si l’Eglise du
Christ et tous ceux qui s’en prévalent ne forment pas une vraie famille, où
tout est mis en commun et où tous les charismes sont appelés à se manifester en
symphonie les uns avec les autres, dans l’esprit de partage et de conciliarité
pour bâtir en commun l’ensemble du corps sous l’égide et la paternité de
l’Evêque, signe et garant de cette unité. Si le monde réalise “le fossé
tragique qui existe entre notre vision théologique et nos pratiques
pastorales”, selon l’expression de S.B. le Patriarche Ignace IV d’Antioche (dans
un interview donné au SOP, numéro 94, 1984), s’il découvre que nous mettons
souvent des freins à l’action du Saint Esprit en nous et entre nous et que nous
tenons “l’Esprit captif dans l’Eglise du Saint Esprit” (l’expression est aussi
du Patriarche Ignace), comment voulons-nous que le monde croie que cette Eglise
peut lui offrir vraiment aujourd’hui un message de salut?
Il y a deux alternatives: soit vouloir une Eglise musée se prévalant de son
précieux patrimoine liturgique, spirituel, dogmatique et patristique, dont le
souci majeur serait de le répéter et de le conserver. Soit une Eglise prête à
ouvrir le grand chantier de la réforme, dans tous les domaines, fidèle à
l’extrême à ce qui a été transmis “une fois pour toutes aux saints”, et en même
temps décidée à remettre en question les formes, le langage, son mode de vie,
le style relationnel entre ses membres et la nature de son témoignage et de son
service au monde. C’est à ce prix que le dépot de la foi apostolique
redeviendra source de vie et d’inspiration et un modèle susceptible d’être
suivi. Le monde d’aujourd’hui qui vit de profonds bouleversements mettant en
cause nombre de critères et de valeurs traditionelles et qui lance des slogans
allant souvent à l’encontre du Sermon sur la Montagne, n’a pas besoin d’un
dogmatisme sec et abstrait. Il n’est pas prêt à écouter des législateurs se
contentant de lancer des anathèmes à partir des tours d’ivoire où ils ont
décidé de s’enfermer. Ce monde n’a que faire d’un surcroît de slogans. Il a
besoin de lumière et de feu. Seule une sainteté vécue dans l’amour des hommes
et qui s’incarne dans le lavement de leurs pieds peut donner ce feu et cette
lumière. Par elle, l’homme découvrira que l’amour est possible et que, par
conséquent, il peut être aimé. Il pourra
alors se rendre compte que le “Dieu inconnu” dont il a oublié le nom et le
visage, a un nom et un visage qui sont ceux de Jésus le Christ agissant au sein
de la communauté de ceux qui l’aiment. Il lui sera alors peut-être donné de
balbutier: “Je crois Seigneur. Viens au secours de mon incrédulité”.
Le Père Alexandre Men, ce martyr des temps modernes, a dit que “le
Christianisme ne fait que commencer” et que le monde d’aujourd’hui offre de
nombreuses similitudes avec l’ère apostolique en ce qu’il y apparait des
idolatries d’un nouveau genre. Si tel est le cas, il faut nous demander comment
une poignée d’hommes, les Apôtres, sans argent, ni pouvoir, ni institutions,
écoles ou tout autres choses que nous sommes fiers aujourd’hui de posséder, a
été capable de gagner le monde, quand nous semblons être, avec tous nos moyens,
en perte de vitesse et de plus en plus enfermés dans nos ghettos spirituels. Il
est apparent à tout lecteur des Actes des Apôtres que l’action de la communauté
des premiers chrétiens était illuminée par les convictions et les pratiques
suivantes: La certitude que le Christ est ressuscité qui les remplissait d’une
joie qui transparaissait dans tous leurs dires et leurs actions; le souci de
faire partager cette joie à travers le témoignage et la mission, car “malheur à
moi si je ne transmet pas l’Evangile”; la conviction de vivre en la présence
continuelle du Christ et la nécessité de la repentance pour se “vêtir de lui”;
l’assiduité à la prière, la fraction du pain et l’enseignement des Apôtres qui
cimentaient leur unité en Christ et leur permettaient d’acquérir “l’esprit du
Christ”; une vie de communion réelle entre tous les frères traduisant le
mystère de l’Eucharistie en “sacrement du frère”; une vie selon les moeurs
évangéliques qui les faisait se démarquer des moeurs de leur temps suivant en
cela le précepte du Maître :”Pour vous qu’il n’en soit pas ainsi” (Luc 22:26).
Le monde païen fut ébahi par un tel comportement “nouveau” fait d’amour
sacrificiel et de gratuité et il finit par se laisser convaincre par Celui qui
inspirait et rendait possible un tel mode de vie.
Où en sommes-nous de cet esprit, et comment le répandre de nouveau dans nos
milieux d’Eglise? Comment modifier toutes les habitudes et les pratiques qui ne
vont pas dans ce sens, tant sur le plan de notre vie personnelle et ecclésiale
que sur ceux du témoignage, de la catéchèse, de la liturgie, de la vie de
communion entre les membres du Peuple de Dieu et de notre service au monde,
afin que la face du Christ, et de lui seul, transparaisse à travers nous et
chacun de nos actes d’Eglise. Quand cette face apparaîtra, dans son
éblouissante lumière, il n’y a pas de doute qu’elle brisera les murailles de
nos ghettos et amollira les coeurs de pierre.
Ces questions et elles seules doivent prendre la prééminence dans la
réflexion et l’action de notre Eglise d’Antioche. Tout le reste nous sera donné
par surcroît. Le temps presse car des générations entières sont en train de
passer auprès de l’Eglise du Christ sans l’y reconnaître et sans goûter aux
trésors de vie qu’elle tient souvent enfouis sous des frioritures qui ne leur
disent plus rien.
Rien ne sera possible sans un appel à la repentance, une repentance
profonde à la mesure de l’enjeu et du défi. Sans repentance permanente, il n’y
a ni renouveau, ni connaissance, ni témoignage, ni véritable vie chrétienne.
Selon l’Evangile, la repentance n’est pas dans les soupirs et les repentirs de
surface, mais dans le changement radical, le bouleversement total des critères
de vie et de rencontre des autres.
Prions afin que Dieu suscite parmi nous des prophètes et des saints - et
nous sommes tous appelés à en devenir - pour nous rappeler ces exigences “à
temps et à contretemps” (2 Tim 4:2) et nous servir d’exemples vivants, par leur
parole et leur action, afin de nous entraîner sur les chemins du Seigneur.
C’est à ce prix seulement que l’Eglise d’Antioche pourra devenir une fiancée
“sans tache ni ride ni rien de tel” (Eph. 5:27) et vivre selon le coeur de son
Dieu.
“Oh oui, viens Seigneur Jésus” (Apoc. 22:20) afin que demeure l’espérance.
_______________
(Revue An-Nour, numéro 7, Novembre 1999)