Les défis du siècle à venir


Raymond Rizk - Mai 1995


Vous avez essayé, dans les causeries qui ont précédé celle-ci, de cerner la réalité antiochienne actuelle, les transformations récentes expérimentées dans le monde orthodoxe et les problèmes essentiels auxquels se trouve confrontée la région où nous vivons. Il ne fait pas de doute qu'en faisant pareille lecture, vous avez mis en avant certains des défis majeurs qui nous interpellent ou qui, au vu des développements vécus par le monde occidental durant les dernières décennies, ne tarderont pas à le faire. Vous excuserez donc les redites que je ne manquerai pas de faire dans cet exposé dont le but principal est d'aider à initier une réflexion commune face à ces défis afin de définir les lignes de force et les modalités de notre témoignage, personnel et communautaire, au seuil du troisième millénaire.

Un monde en ébullition

Commençons d'abord par faire ressortir les traits dominants qui donnent à notre époque son caractère propre et qui nous font parfois croire que nous sommes en train de vivre une révolution cosmique nouvelle.

Technique et Sécularisation

Notre époque est la première qui puisse espérer se libérer de la tyrannie de la nature physique. La technique ouvre à l'homme des possibilités qui semblent parfois infinies pour contrôler et transformer son cadre naturel et culturel et même pour modifier sa propre nature biologique. Cette puissance offerte par la technique est ambivalente. Beaucoup de signes nous montrent que le pouvoir de l'homme augmente plus rapidement que sa capacite de compréhension et d'utilisation positive de son pouvoir.

Cette puissance s'accompagne, entre autres, de la tentation d'affronter, et en quelque sorte de forger l'avenir en liquidant l'héritage culturel et éthique du passé et en coupant le lien de dépendance, longtemps entretenu entre la société et la culture d'une part et la religion de l'autre. Le monde d'aujourd'hui, grisé par son pouvoir, désacralise à outrance et va à grands pas dans les voies de la sécularisation. Il ne sert à rien de nous dire que la sécularisation, qui est une "transformation radicale de la relation de l'homme au réel… une émancipation, une autonomisation des différents domaines de l'existence: politique, social, culturel, par rapport au religieux" (l), est un phénomène proprement occidental, et qu'il n'aura pas la même influence dans nos sociétés orientales, toujours attachées à une soi-disant harmonie entre la religion et le monde. Je crois que c'est un processus irréversible et que ce n'est qu'une question de temps. Ayant presque abouti dans la plupart des pays d'Europe, ou la société est pratiquement "déjà sécularisée et en quête d'elle-même" (2), ce processus est en train de faire, sans que nous y prenions vraiment garde, de grandes avancées chez nous.

Le phénomène de la sécularisation va durer, même si les bouleversements vécus durant les dernières décennies, Auschwitz, le Goulag, la "démaoïsation", la chute du communisme, ont grandement affecté son cours, le faisant passer du nihilisme agressif et de ''la démythologisation outrancière à l'exploration fervente du mythe, et de l'arrogance de la scientificité à l'atmosphère de doute et d'incertitude" (3) qui prévaut aujourd'hui. "Tout est ouvert désormais. Telle semble être notre modernité, critique d'elle-même par essence, jamais assurée de ses bases comme de ses conquêtes, travaillée par une dynamique toujours à l'œuvre, par une vivante hétérogénéité, à la fois source de tensions et secret de sa force conquérante" (4).

Effets bénéfiques de la technique et de la sécularisation

- Les effets bénéfiques de la civilisation technique et de la sécularisation sont évidents. Elle a "permis de prodigieuses explorations (du cosmos d'une part et de l'humain de l'autre) et de prodigieuses créations... Malgré bien des vicissitudes, la durée de la vie s'est accrue, le nombre des hommes multiplie. La planète est en voie d'unification. La culture occidentale est une culture ouverte qui tend à récapituler toutes les autres, tous les arts, tous les mythes. Sa philosophie implicite est une philosophie de l'autre, accueilli dans son altérité. Politiquement, la sécularisation est liée à la démocratie: personne n'a le droit d'imposer sa vérité" (5).

- La sécularisation et son appel à la raison nous ont aussi aidé à nous détacher des images naturelles et psychologiques et des concepts sur Dieu si courants dans la pensée chrétienne pour transcender le monde vers une rencontre de nature différente. La "mort de Dieu" que Nietzsche et tant d'autres après lui ont proclamé ne devrait pas nous gêner. Ce n'est pas le Dieu vivant de Jésus-Christ qui est concerné mais les images que les chrétiens en ont formé au gré de leurs intérêts et de leurs faiblesses. "Le traumatisme de la "mort de Dieu" est né de l'affirmation du ciel vide (si courante dans la propagande antireligieuse soviétique après le spoutnik) où Dieu n'a pas de place, alors que le ciel spirituel désigne la transcendance et l'ultime intériorité du cœur. Les controverses sur l'évolution sont nées pour une part de l'affirmation bornée des chrétiens que le paradis avait existé SUI la terre même, alors que pour les Pères, il constitue un tout autre état de l'existence universelle, antérieur et comme intérieur aux modalités actuelles du temps, de l'espace et de la matière" (6). Le conflit entre la religion et la science s'est avéré être basé sur une approche fondamentaliste de la religion incapable de distinguer le symbolisant et le symbolisé. Ainsi "Copernic et Galilée ont détruit la foi de ceux qui spatialisaient la transcendance... Newton a détruit la foi de ceux qui prenaient Dieu pour le "grand horloger"... Feuerbach, Marx et Freud ont amené le déclin du Dieu gendarme, bourreau ou sadique. Combien perdront leur foi si de nos jours les manipulations génétiques permettaient des mutations somatiques dirigées ?" (8). Dieu n'est pas un concept. S'il le devient, il vaut mieux qu'il meurt. La science peut paraitre sacrilège, mais au fond elle nous rend service et les hommes de science apparaissent comme des "idoloclastes" et des démystificateurs, car "Dieu est celui auquel il appartient de ne pouvoir être comparé à rien" (9), comme n'a cessé de le répéter la théologie apophatique de l'Orient chrétien.

- L'approche scientifique est aussi positive dans la mesure où elle détruit les fausses images de l'homme. Le dualisme esprit-corps de la scolastique qui a marqué toute la civilisation des pays dits "chrétiens", qu'en reste-t-il après les découvertes de la biologie, de la sociologie et de la psychanalyse ? Là aussi, la science nous renvoie au réalisme des Pères pour qui "la personne humaine ne peut se définir par aucune partie de sa nature, ni par le corps, ni par l'âme, ni même par l'intelligence contemplative. Elle transcende cet intellect qui semble maintenant en continuité avec la matière. Elle est le tout autre, l'incomparable qu'on ne peut connaitre qu'en se donnant, dans le risque de la rencontre" (l0). Là aussi la nécessité d'un ressourcement, d'un retour à la vigoureuse pensée chrétienne de l'Eglise primitive, à cette pensée apophatique mais expérimentale des Pères du Désert et des grands moines qui fait parfois penser que certains d'entre eux avaient déjà découvert par la pratique de la prière et de l'amour des hommes les principes mêmes de la psychanalyse moderne et de la psychologie des profondeurs.

- La science nous aide aussi à nous débarrasser d'un type de religiosité, mêlée de superstition et de formalisme si commune aux masses chrétiennes. Elle a été l'occasion d'un examen honnête de la réalité chrétienne où "le caractère religieux s'évapore, où l'aspect païen reparait et s'affirme, où le pittoresque et un folklore religieux s'est substitué au spirituel et où des symboles et des rites que nous avons vidés de leur sens ont remplacé les mystères" (11). Honneur à la science et à la raison qui la sous-tend, si elle nous apprend à distinguer entre le merveilleux et le miracle, si elle nous rappelle, avec son langage, certes parfois choquant et abrupt, les paroles mêmes de Notre Seigneur: "Quel est donc le plus digne, l'or ou le sanctuaire qui a rendu cet or sacré, l'offrande ou l'autel qui rend cette offrande sacrée?" (Mat 23, 18-19). "La science, par son regard critique et son effort d'élucidation, peut être l'instrument du Saint Esprit comme esprit critique de l'Eglise, contre les coutumes aveuglement sacralisées. Nous avons besoin de la science pour mieux comprendre notre propre tradition liturgique, déceler l'origine et le sens profond des offices, et donc... rendre possible une reprise de création, relancer une fidélité créatrice. Nous avons besoin de la science pour mettre en valeur notre patrimoine spirituel, théologique, artistique... pour renouveler notre hagiographie, la libérer des stéréotypes et retrouver, dans le plus pur esprit antiochien, la concrétude humaine des saints" (l 2). Nous en avons besoin pour mieux comprendre la Parole de Dieu, telle que transmise dans la Bible et la Tradition des Pères. Il nous faut retrouver, avec l'aide de la science, l'attitude des Pères qui ont utilisé justement les données scientifiques et philosophiques de leur temps pour exprimer l’ineffable moins imparfaitement. Il nous faut faire de même, revenir aux sources et ne pas nous suffire de répéter inlassablement, sans autre forme de procès, ce que les Pères ont dit. Pour faire la part de l'éternel et du passager dans leurs dires, nous ne pouvons pas nous passer de l'approche scientifique. Il ne s'agit pas "d'objectiver les Pères ou de les répéter, mais de retrouver leur enracinement biblique, sans avoir peur de l'exégèse contemporaine, mais en dégageant leur esprit pour l'appliquer à la réalité d'aujourd'hui et de demain. Les Pères du 2ème siècle dialoguaient avec la tradition hébraïque ; ceux du 4ème avec la tradition hellénistique. Saint Grégoire Palamas au l 4ème siècle répondait aux premières dissociations de la modernité en affirmant que les énergies divines fécondaient l'histoire; d'autres, plus proches de nous, comme Saint Tikhon de Zadonsk ont assumé l'angoisse de la modernité"(l3). On pourrait en dire autant d'un saint Silouane l'Athonite au début de ce siècle.

Effets ambigus et pervers de la sécularisation

Mais la sécularisation a des effets ambigus, redoutables. Tout d'abord par les effets néfastes de la civilisation de production-consommation qu'elle encourage, cette civilisation du "profit divinisé" qui "tend à devenir planétaire et dont la stratégie consiste à tromper sans cesse et sans vergogne le désir des hommes en faisant miroiter devant eux le leurre du bonheur obtenu par la possession des choses... religion de l'avoir qui... par la publicité savamment orchestrée... ne cesse de harceler les hommes par des slogans opposés au message des Béatitudes, leur répétant sur tous les tons: "Heureux ceux qui possèdent l'argent, les biens et le prestige; heureux ceux qui accumulent les jouissances les plus nombreuses et les plus variées" (14). Cette civilisation contribue à prolétariser le tiers-monde. ''Laissée à elle-même, c'est-à-dire à la volonté de profit et de domination des riches et des puissants" (l 5), elle mène à "l'exploitation boulimique des ressources de la terre avec les dilapidations, les destructions écologiques et la pollution qu'un tel modèle de croissance entraine... et... à une exploitation éhontée de l'homme, tant sur le plan économique que sur le plan sexuel." (16). Le monde d'aujourd'hui offre le spectacle le plus désolant dans le niveau de vie entre les pays et les hommes. Les moyens de communication mis à notre disposition par la technique ne peuvent plus nous éviter de comparer et de nous rendre compte. Il est un fait que près de 85% de la richesse et des avantages techniques du monde sont détenus par près de 15% de la population de la terre. La tension de la faim entre le Nord et le Sud de la planète est un des cis d'angoisse les plus percutants de notre génération.

- D'autre part, "la culture occidentale, au moment où elle tend à assumer toutes les expériences du temps et de l'espace humain, déstructure les autres cultures, et donc finalement son propre héritage" (l 7). D'où cette arrogance de l'Occidental et sa conviction inébranlable de la centralité du modèle occidental et de l'inanité de tout autre modèle. D'où aussi la mise à mal des grandes institutions religieuses et des Eglises, perçues comme source d'autoritarisme et d'interdits.

- Cette évolution pose de plus en plus des problèmes sociaux et éthiques alarmants, en soumettant les hommes à de nouvelles pressions et à de nouvelles tentations et en les incitant à faire un mauvais usage de leur plus grande liberté. Il existe, comme déjà dit, une confusion rationaliste entre la vérité religieuse et la réalité scientifique résultant en un manque d'équilibre entre le progrès technique et le développement moral. Le développement de l'industrie des armements de destruction massive, nucléaire et chimique, et leur entrée récente sur le marché de la contrebande et de l'action terroriste, font peser un danger grandissant sur l'humanité. Le développement industriel sauvage assassine la nature et perturbe l'équilibre cosmique. Le vaste mouvement de populations qui draine les hommes vers les centres urbains met en question les structures sociales traditionnelles et coupe l'homme de la terre engendrant chez beaucoup l'apathie, la solitude ou la détresse. Le rythme infernal du changement avive les tensions entre les générations, perturbant le rapport de paternité-filiation, faisant éclater la famille. La libération des femmes n'empêche pas l'utilisation qui en est faite dans les médias et la publicité, les réduisant à un corps, objet de désir. L'omniprésence des médias et la manipulation qui en est souvent faite débilisent des secteurs entiers de la population et les habituent à la civilisation du prêt-à-penser. Les principes du "tout est permis", du "chacun est libre de faire ce qu'il veut", du "chacun pour soi", accompagnés du sentiment que même la vie est un bien de consommation, détournent la liberté retrouvée de ses pulsions positives et posent des problèmes éthiques de plus en plus préoccupants. Les suicides, la dislocation du couple, la pratique débridée de la sexualité, l'érotisme et la pornographie de plus en plus généralisés, la banalisation de l'homosexualité et de l'avortement, l'acceptation de plus en plus étendue de l'euthanasie et des techniques de mort douce, la fécondation in-vitro, les mères porteuses, le danger des manipulations génétiques, etc... battent en brèche le principe de la vie "comme don de Dieu (et des autres) dont l'homme ne peut jamais se considérer comme l'unique propriétaire ainsi que le rapport entre le masculin et le féminin" (l 8). Ainsi l'homme n'est plus tout à fait le même. "Le sens du péché chez lui s'est déplacé. Il n'est plus lié aux tabous sexuels qui sont totalement banalisés. Le péché est plus perçu comme une séparation, une angoisse qui est une "peur cachée de la mort" (Saint Maxime le Confesseur), une tentation de suicide, le meurtre d'un monde ou les âmes au Nord meurent faute de sens et au Sud faute de justice et de pain" (l9).

"Devant un néo-positivisme philosophique ou grossier reculent la poésie, l'amour et le saisissement" (20). On a commencé à tomber dans la tentation prométhéenne, en voulant comprendre Dieu à partir de l'homme pour en arriver à vouloir expliquer l'homme à partir de la nature, la nature étant supposée s'expliquer par elle-même. Le grand oubli fut de se limiter au quoi et au comment des relations entre les êtres et les choses sans se poser le pourquoi interne de ces relations, leur fin ultime. On constate maintenant de plus en plus que "la raison expérimentale ne peut répondre aux grandes interrogations de l'homme devant la vie, la mort, l'amour et la beauté. La technique a beau refouler la mort, l'angoisse secrète ronge tout, déclenche une névrose spirituelle et la recherche des paroxysmes - érotisme, drogue et même terrorisme - où l'on croit se sentir tellement vivant, tellement souverain qu'on oublie un instant le néant" (21). Mais la quête du sens demeure. C'est le temps des pourquoi. "Pourquoi on est sidéré de joie devant la beauté ? Pourquoi l'amour et pas seulement le sexe ? Pourquoi la tendresse au lieu du désir ? Pourquoi la métamorphose du désir en langage de tendresse ? Pourquoi la mort, qu'on sait inévitable, mais qu'on n'en ressent pas moins comme contre­ nature ? Enfin pourquoi les "droits de l'homme", s'il n'est qu'un robot conditionné par son patrimoine génétique et par son milieu ?" (22). Vu le discrédit des Eglises, on ne trouve le plus souvent pas de réponses auprès d'elles, ou plutôt on n'a même pas l'idée de les y rechercher. On cherche ailleurs. On assiste alors à un "retour ambigu du religieux" (23). D'où la prolifération des sectes, l'attrait pour l'ésotérisme, le spiritisme et la magie, le recours aux spiritualités de l'Orient extrême, la fuite dans la drogue et les fausses extases pour "s' éclater", la profusion des voyants et des astrologues! Ce retour du religieux présente trois traits majeurs: "c'est un scientisme de l'invisible, sorte de recherche d'un refuge hors de l'histoire, une négation de la personne et la révolte contre un christianisme dégénéré" (24).

- La sécularisation "élimine donc un certain type de présence chrétienne, celui de la domination , de l'unification autoritaire sous l' égide de la foi, du contrôle de tout" (25). Nous sommes en face d'une désintégration de la "chrétienté" historique. Les Eglises, qui se sont si souvent tellement bien ancrées dans le monde, tellement bien liées aux systèmes établis en oubliant très souvent leur rôle prophétique, commencent à être désertées. La non-Eglise n'est plus comme autrefois, formée "des incroyants notoires ou de cette masse de tièdes qui trainent dans les "assemblées" chrétiennes, mais bien de tous ceux qui ont perdu le sens de Dieu" (26) et qui sont insensibles au problème religieux. Il ne faut pas avoir peur de se l'avouer : ils forment de plus en plus une majorité. Une enquête faite récemment en France, hier encore "fille ainée" de l'Eglise Catholique, a montré qu'un nombre grandissant d'enfants n'ont, par exemple, jamais entendu parler de Jésus! Le plus grand défi que rencontrent les Eglises n'est pas l'athéisme mais l'ignorance et surtout l'indifférence. Le monde chrétien se trouve aujourd'hui à bien des égards dans une situation minoritaire analogue à celle de l'époque apostolique où il était confronté au syncrétisme et à différentes philosophies et religions.

- Ceci s'accompagne d'une remontée des peurs séculaires. C'est un nouveau Moyen­Age avec ses nouvelles épidémies (Sida, Ebola, etc...), ses luttes entre ethnies, nations et tribus, ses génocides déclarés OU larvés.

Problèmes particuliers à nos pays

Bien que des couches toujours plus larges de la population de nos pays (en général celles qui sont plus ouvertes à l'Occident et pour lesquelles tout ce qui en vient est une référence) soient désormais acquises à cette civilisation de la sécularisation, l'attachement encore vivace de nombreuses autres couches aux cultures traditionnelles, le système confessionnel toujours apparemment prévalant, les vues théocratiques de l'Islam et de certaines branches du christianisme, rendent la cassure entre l'Eglise et la société moins évidente, sinon moins réelle. La situation gagne en ambiguïté et encourage les comportements hypocrites et mensongers, tant de la part de l'Etat et de la société civile que de l'institution ecclésiale. C'est un peu le règne du statut-quo apparent, où chacun croit camper sur ses positions. Mais en fait, ce n'est là, pour les Eglises qu'une fausse sécurité et une sorte de fuite en avant, par peur d'affronter les vrais problèmes. L'échéance ne tardera pas à venir et le réveil n'en sera que plus amer.

Bien établies dans le système confessionnel, encore imbues d'une nostalgie des "temps glorieux" où elles régissaient la société, lentes à se démarquer de la mentalité et du langage hérités des sociétés patriarcales préindustrielles, les Eglises en arrivent souvent à perdre de vue leur raison d'être, qui n'est pas de régenter le monde ou d'en être les censeurs et les législateurs, mais de lui rappeler, dans l'humilité et par l'exemple vécu, comme le Maitre, le sens et le respect des valeurs de vie pour l'homme et l'humanité. L'institution ecclésiale, en s'enfermant dans la logique de la défense des seuls droits de ceux qui dépendent d'elle, devient, qu'elle le veuille ou non, partisane, pratique le double langage, fait de la politique, et en vient à oublier qu'elle appartient à tous et que tout petit, tout opprimé, tout assoiffé de justice doit obligatoirement être l'objet de sa sollicitude, si elle veut être fidèle à sa vocation. En ce faisant, elle cesse d'être Eglise pour s'enfermer dans les limites de la Millet. Par cet amalgame, ''nos structures d'Eglises, qui ne peuvent être que charismatiques et jamais politiques... ont tendance à être elles-mêmes des structures de pouvoir" (27) , donc à se séculariser et à devenir souvent objet de scandale plutôt qu'instrument de salut.

En attendant, bien qu'on soit en train d' expérimenter dans certains milieux un sursaut spirituel et une redécouverte d'une certaine éthique traditionnelle, de nombreux chrétiens (beaucoup plus nombreux qu'on ne le pense ou qu'on ne veut l'admettre) adoptent les mœurs et le libre penser européens , encouragés d'ailleurs parfois en cela par des cellules occidentalisées d'Eglise et par des médias qui a longueur de journées distillent le venin des modèles, souvent les plus pervers, d'une certaine civilisation occidentale. Les dérives sur le plan de l'éclatement de la cellule familiale, la dissolution des mœurs, le recours au spiritisme, à la magie, aux spiritualités orientales, sont devenues monnaie courante dans beaucoup de milieux.

Sur le plan de l'appartenance ecclésiale, le syncrétisme est roi. Nous manquons de statistiques sérieuses pour évaluer la proportion des "confessionnellement inscrits" comme orthodoxes, qui ont un quelconque lien avec l'Eglise. De nombreux prêtres de paroisse, tant dans les villes que dans les villages, indiquent que seulement 10 à 15 % de la population orthodoxe a des liens, de natures d'ailleurs diverses, avec l'Eglise, et que parmi ceux-là, seulement 6 à 8% seraient régulièrement pratiquants. La majorité que l'Eglise ne semble point atteindre se répartirait entre les sectes, d'autres Eglises pour une moindre mesure et la grande masse des indifférents, dont la plupart sont pratiquement sécularisés ou en bonne voie de l'être. D'ailleurs, même pour de nombreux pratiquants ou de gens "en contact" avec l'Eglise, toutes confessions confondues, la foi est souvent devenue une affaire personnelle, une relation verticale avec la déité, l'Eglise n'étant plus considérée que comme une dispensatrice de "services" (baptême, mariage mais aussi communion) ou on prend seulement, et quand ça nous chante, ce dont on éprouve le besoin. Il suffit pour s'en convaincre, de façon très douloureuse d'ailleurs, d'aller dans certaines de nos grandes églises, le Jeudi-Saint, pour réaliser, par la manière dont les sacrements de la Pénitence/Réconciliation et de l'Eucharistie sont dispensés, à la va-vite qu'on est, excusez-moi l’expression, dans une sorte de "magasin libre-service". De plus, comme on est pris dans la fébrilité du siècle et qu'on n'a pas grand temps à perdre, on va à l'église la plus proche, car les slogans lancés, il y a quelques années, pour des raisons éminemment politiques, demeurent vivaces : "Ne sommes-nous pas tous chrétiens ?", "Il n'y a pas de différence, c'est une affaire de clercs. Laissons-les à leurs querelles moyenâgeuses", etc... De là le double langage qu'on tient avec les responsables de l'Eglise. On n'oubliera surtout pas de présenter ses vœux au Patriarche, à l'Evêque, au prêtre, à l'occasion de telle ou telle autre fête, et on se hâtera, aussitôt qu'ils ont le dos tourné, de les accabler de toutes sortes de critiques. Civilisation du mensonge et de la compromission, active ou tacite, établis en système. Serait-il fortuit que si peu de voix se lèvent pour stigmatiser la corruption qui prend, au Liban par exemple, des proportions jamais atteintes ? Ainsi que le fossé qui s'en va grandissant entre une minorité qui s'enrichit à outrance, et qui étale sa richesse, et des secteurs de plus en plus larges de la population qui se paupérisent ?

Les relations entre les Eglises et les religions sont tellement marquées par le poids des ambitions et des rivalités confessionnelles, des peurs réciproques et du double langage que les prémices de l'authentique rencontre œcuménique entre chrétiens et d’un réel dialogue avec l'Islam entamés avant la guerre libanaise ne semblent plus avoir droit de cité.

De même, il est inutile de le cacher, le climat de la convivialité qui avait, malgré des hauts et des bas, prévalu tant bien que mal jusqu'au début de la guerre libanaise, entre les chrétiens et leur environnement musulman, semble avoir sérieusement pâti de cette guerre et des mentalités de "croisade" et de "guerre sainte" qui l'ont accompagné ainsi que des retombées des intégrismes surtout musulman, réponses épidermiques du refus de la modernité et de la civilisation et de l'orgueil occidentaux, qui font remonter à la surface, chez beaucoup de chrétiens, des tentations diverses qui vont du recroquevillement en sectes ou ghettos frileux, désintéresses de la problématique du milieu ambiant, à la fuite, en esprit ou en réalité, vers un Occident mythiquement considéré comme chrétien, en passant par les rêves de reconquête.

Attitudes face à la sécularisation

Devant ce monde en ébullition, où en sont les chrétiens et tous ceux qui continuent de se référer à la religion ? Devant la modernité, les chrétiens oscillent entre les tentations de la malédiction et du concordisme.

- Comme "pour beaucoup de consciences modernes, le religieux est considéré comme le produit de la faiblesse humaine refusant d'assumer l'existence et aboutissant au fanatisme, pour beaucoup d'esprits religieux la modernité est considérée comme le produit de l'orgueil humain refusant Dieu et aboutissant au nihilisme" (28). Confrontés avec un homme qui remet tout en question, qui est imbu de sa puissance technique, qui emploie un langage nouveau, qui bouscule toutes leurs références, qui ne parle plus de Dieu et pour qui ''la seule réalité est le monde en quête de son progrès" (29), certains chrétiens éprouvent une sorte d'horreur devant la puissance de la machine et les remous de la modernité et dénoncent dans la mécanisation et la civilisation qu'elle engendre, "un aspect du règne de l'Antéchrist" (30). Ils se replient sur eux-mêmes dans un isolement qui ne manque pas d'orgueil et de paternalisme et qui s'exprime en une excommunication pure et simple du monde moderne. "Une aristocratie de la prière" (31), comme les appelle Mgr. G. Khodr, "qui s'arme des prophéties de l'Apocalypse et qui en arrive rapidement à comprendre à sa guise l'exclusive johannique : "N'aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde... car tout ce qui est dans le monde... n'est pas du Père, mais est du monde" (1 Jean 11,15,16), en oubliant que, dans la pensée johannique, le "monde" est corrélatif à la notion biblique de la chair" (32). Nostalgiques d'un certain type de présence chrétienne, où l'Eglise était omniprésente, ils se retrouvent dans un conservatisme étroit qui tourne souvent à l'intégrisme et au sectarisme comme "un refuge hors de l'histoire où se mêlent la haine d'un Occident mythique et celle d'une modernité stéréotypée" (33).

- Par ailleurs et "à cause de la beauté ineffable de ce que l'éternité nous réserve, certains chrétiens sont tentés de jeter le discrédit sur l'œuvre de l'homme. Pour eux, tout ce qui n'est pas typiquement et strictement ecclésiastique appartient à ce siècle, à l'ombre qui passe. Et ces gens s'appuient sur le fait que la littérature monastique enseigne que le moine se forme uniquement à l'Ecriture et aux Pères" (34). Le monde orthodoxe, en particulier, est plein de ce "snobisme de l'humilité" (35) et d'une certaine "macération de l'intelligence" (36).

- De même, "contre un Occident dont les forces vives sont perçues comme éclatement et dislocation, grandit la nostalgie d'une culture organique, totale, unissant harmonieusement le temporel et le spirituel. D'où le réveil que l'on sait de l'Islam, la résurgence du mouvement "russiste" en Russie, le mythe de Byzance en Grèce" (37) et les références, ô combien nombreuses, chez nous, à un hypothétique "Age d'or".

- A l'autre extrême, l'activisme de certains qui célèbrent "dans le technicien le nouveau "liturge" d'un achèvement de la création sans poser, au-delà de l'éthique, le problème du sens spirituel et cosmique de la machine" (38). Pour ces chrétiens l'Eglise, alliée objective du pouvoir et puissance d'oppression et parfois d'obscurantisme, doit être détruite pour que naisse un homme nouveau, une éthique nouvelle crées par le sociologue, le psychanalyste et, pourquoi pas, le généticien. Séduits par l'humanité du Christ, mangeant et buvant parmi les hommes, ils proclament que le point de départ de toute initiative "se trouve dans l'humanité et dans la priorité de la société moderne, de la culture scientifique technologique et... s'impose par les faits mêmes dont nous faisons l'expérience directe... Les problèmes spirituels, s'ils existent encore, sont subordonnés à la tâche primordiale qui... est de satisfaire les besoins matériels des sociétés d'aujourd'hui et de faire parvenir toute l'humanité à une existence plus équilibrée au point de vue économique, social et ethnique, et ce dans le monde entier" (39).

Jalons pour le témoignage chrétien dans un monde en ébullition

La divino-humanité

L'attitude chrétienne authentique ne peut s'identifier ni à l'activisme ni à l'intégrisme. "Il faut passer par l'enfer de la technique, y maintenir son esprit en vigilance et son cœur dans la simplicité des enfants de Dieu ... 1l est faux d'y opposer... le regret des valeurs spirituelles perdues. L'authentique se retrouve toujours au-delà de tout catastrophisme apocalyptique. On peut certes déplorer la disparition de la culture du symbolisme, de l'intériorité... c'est peut-être le prix de la justice, du pain partagé et de la dignité" (40). La chrétienté en pensant Dieu contre l'homme, et maintenant la modernité contre Dieu, trahit ses convictions intimes comme religion de l'Incarnation. En effet, "Dieu et l'homme ne s'opposent pas, mais ils s'unissent et communient dans le Christ sans séparation ni confusion. La divino-humanité est l'espace de l'Esprit Saint et de la liberté créatrice de l'homme" (41). Déjà au XIX siècle le grand philosophe et théologien russe Soloviev affirmait que la sécularisation était une "étape nécessaire dans le développement de la divino-humanité" (42). Il ajoutait : "La Vérité incarnée dit à l'Orient : la Divinité parfaite que tu cherches, tu ne peux la trouver que dans son union avec l'humanité réelle ... Le Christ dit à l'Occident : l'homme que tu cherches ne saurait être homme seulement. L'homme parfait n'est que la manifestation du Dieu parfait ... 1l faut affirmer en disant du Christ : Voici l'homme" (43). "La sobre et patiente confrontation du christianisme avec les taches culturelles, économiques et politiques et les nouvelles problématiques morales n'est pas nécessairement une regrettable concession à l'esprit du monde ... Elle n'est pas une perte d'enthousiasme dans le pouvoir de Dieu seul et de sa Parole. Il nous faut pouvoir bannir le double soupçon du théologien qui redoute que l'anthropologue ne relativise le message au niveau des syncrétismes et de l'anthropologue qui flaire l'assurance théologique une inculture qu'il taxe si souvent de dévastatrice" (44). Comme l'affirmait le Patriarche Ignace IV, dans sa conférence sur "Christianisme et rencontre des religions et des cultures" à la Sorbonne en 1983, il faut "écouter avec une attention aimante et un total respect, ensuite rendre grâce pour la profusion des dons divins, pour ce que les Pères Apostoliques nommaient les "visites du Verbe", enfin se remettre à Dieu dans la prière et l'amour de l'autre lorsqu'apparait une incompatibilité, une limite qui semble infranchissable" (45). ''Ecouter, Aimer, Prier". Eviter tout à la fois les anathèmes, le relativisme et tout syncrétisme. "Tenter de discerner la présence du Christ là-même où il parait absent, voire refusé, en prenant sur nous ce refus, en faisant de lui notre croix" (46).

"Un christianisme de la divino-humanité sera ouvert à la fois à toutes les explorations du divin et à toutes les explorations de l'humain, sans autre critère en définitive que l'amour de l'un et de l'autre. Face aux Orients où tout se résorbe dans le divin, il posera l'homme et sa liberté. Face à !'Occident moderne qui croit libérer l'homme en reniant toute transcendance, il posera Dieu et son amour. A ceux qui pensent que le père doit tuer le fils, ou qui pensent que le fils doit tuer le père, il rappellera l'Esprit-Saint qui vient du Père et repose sur le Fils pour que le Fils soit égal à son Père" (47). "Ouvert à toutes les explorations de l'humanité réalisées par la modernité occidentale, il les empêchera de se clore et de s' idolâtrer, c' est-à-dire, d' idolâtrer la mort" (48).

Il nous faut veiller à ne pas nous ''retrancher de l'histoire. Sinon nous la subirons au lieu de la faire... Nous ne pouvons pas ignorer les sciences... et la technologie. Se taire en face de toutes les manipulations de l'être vivant, ce serait trahir Dieu. Laisser le monde aux agnostiques et se faire une bonne conscience est également un contre témoignage" (49).

Il n'y a pas de doute que l'Eglise est consciente "d'une vulnérabilité qui l'apparente au monde dans son angoisse... Elle n'a plus le sentiment d'être une embarcation bien solide, mais elle ne perd pas de vue que son Seigneur marche sur les eaux" (50) et peut les pacifier.

L'Esprit souffle où il veut. "Le vrai, le bien, le beau peuvent advenir par des incroyants, malgré les peurs ou les réticences des chrétiens. Mais ces puissantes explorations ou créations modernes ont fait éclater la culture et celle-ci s'épuise par ignorance de ses sources spirituelles. Ce n'est pas par la contrainte - impossible d'ailleurs - mais en allant jusqu'au bout de sa recherche que la conscience moderne peut maintenant s'ouvrir au christianisme. Si du moins nous savons humblement lui proposer un christianisme de la transfiguration et de la résurrection, tel que l'Orient chrétien, incapable jusqu'à maintenant d'une vraie création culturelle, l'a préservé comme germe longtemps stérile, mais qui, aujourd’hui, doit réveiller et dynamiser le fonds commun de toutes les confessions chrétiennes. Un christianisme de la divino-humanité où pourraient prendre place - sans confusion - toutes les élaborations de l'humanisme moderne et toutes les sagesses des Orients" (51).

Comme le disait le Patriarche Athénagoras, nous n'avons pas le choix, nous devons "faire face à l'élaboration difficile d'une civilisation planétaire" (52).


Une réforme en profondeur et tout azimut

"(Ni) la position résolument religieuse pour qui seule une rupture radicale avec la modernité permettra de se garantir contre le nihilisme, (ni) la position résolument moderne, pour qui seule une rupture radicale avec le religieux permettra de se garantir contre le fanatisme, (ne peuvent apporter de solutions). II convient de rappeler qu'il y a une troisième voie : celle qui souligne que la modernité n'est pas le nihilisme, que le religieux n'est pas le fanatisme et que nous serons modernes parce que nous saurons être religieux et religieux parce que nous saurons être modernes" (53). Les chrétiens se doivent de l'adopter car c'est la seule qui traduit dans le réel leur croyance en l'Incarnation de Dieu et la divino-humanité. Ce mode de présence des chrétiens au monde est celui "d'un partenariat prophétique" (54) qui est beaucoup plus dans la ligne de l'Evangile et l'esprit des Béatitudes que ceux de l'Eglise historique triomphante et domina- trice. "Aujourd'hui le noyau d'énergie spirituelle dont l'éclatement a permis la modernité s'épuise... Les chrétiens peuvent, avec une humble force, susciter un certain sens, un certain feu, une certaine lumière... S'ils ne le font pas, s'ils ne savent pas trouver leur place dans la société sécularisée, ce sera laisser la place aux pseudo-religions" (55). Cette voie présuppose une réforme en profondeur de notre pensée et de notre vie, personnelle et communautaire, un retour sans compromission à nos sources évangéliques, et un souci missionnaire d’évangélisation dans un langage accessible à nos contemporains. "Notre époque ôte toute chance à ce qui, dans le christianisme, ne tend simplement qu'à survivre, mais elle donne des chances réelles au christianisme comme religion de mission, comme religion de nouveaux convertis, comme religion fondée sur la Bonne Nouvelle, sur la dynamique de cette Nouvelle qui a su garder son élan originel" (56). ''Nous vivons dans le désert et le désert s'élargit" comme a dit Nietzsche. C'est dans ce désert que, selon la parole du prophète, nous devons "préparer les chemins du Seigneur'"' (57). Or "la mission de l'Eglise a des dimensions cosmiques. Son objectif est d'englober et de renouveler le monde entier, de le transfigurer en Royaume de Dieu. La mission consiste à approcher et attirer, sanctifier et renouveler le monde, à donner un contenu nouveau à des formes anciennes de vie, à accepter les cultures locales et leurs modes d'expression en les transformant en moyens de salut" (58).

Nous ne pouvons donc pas faire l'économie d'une réforme en profondeur, et tout azimut, si nous voulons être en mesure de continuer à porter témoignage au seuil de ce troisième millénaire, tellement lourd de défis, mais aussi de promesses. Cette réforme doit se faire en même temps sur les plans de notre vie personnelle, de la vie de l'Eglise, ainsi que de ceux du style des relations de l'Eglise avec le monde et des moyens que doit se donner le témoignage ecclésial.


La vie personnelle des chrétiens

"L'essentiel est d'être un baptisé qui a derrière lui la mort, derrière lui et non plus devant lui, non plus en lui, et qui donc ne la donne plus, ne la transmet plus, mais donne et transmet la vie. Un vivant qui vivifie, même et surtout quand il est écrasé par la croix, même et surtout quand il ne comprend plus, mais se réfugie au pied de la croix" (59). "On ne répond aux héros de la pseudo-totalité ou de la mort que par l'appel à une sainteté renouvelée. Seuls les saints savent intérioriser la violence en métamorphose... diffuser par l'amour actif ou la simple action de présence la communion qui sape les murs de la séparation et travaille au salut de tous" (60). Pour nous lancer sur les voies de la sainteté, "il est plus salutaire d'être enraciné dans le Sermon sur la Montagne avant de disserter sur la spiritualité de !'Orient chrétien" (61), car "ce n'est pas par la connaissance, mais par l'Amour que l'homme est sauvé" (62). II ne s'agit pas de rechercher des recettes théologiques, il nous faut créer une sensibilité nouvelle, une mentalité nouvelle. Il nous faut incarner dans la vie de tous les jours l'esprit évangélique. Pour cela il n'y a d'autre voie que de se mettre à l'écoute de Celui qui, seul est "le Chemin, la Vérité et la Vie". Il faut donc nous mettre assidument à la recherche du Christ dans tous les endroits de sa présence, dans un tête à tête de la prière, dans la metanoia évangélique et l'ascèse, dans l'offrande Eucharistique, dans la Parole des Ecritures, dans l'assemblée des frères et dans l'homme, dans tout homme qu'il nous appelle à servir et libérer. Il s'agit d'établir une relation personnelle avec le Christ, j'oserai dire, une relation "d'homme à homme", de vivre en permanence en Sa compagnie, de nous demander, loin des recettes que de plus en plus l'Eglise se plait à distribuer, mais sans nécessairement les ignorer, ce que Jésus, le Christ, aurait fait dans telle ou telle autre situation, et de lui demander de nous aider à conformer tout notre comportement à Son enseignement et Sa révolution évangélique.

Le monde n'a pas besoin de doctrinaires lançant des anathèmes mais des imitateurs vivants du Christ qui prouvent par leur mode de vie, comme le disait Costi Bendaly dans sa magnifique étude sur "le témoignage de la communauté eucharistique" que loin d'être absurde, "la vie est offrande", qu'elle est "service et partage", et qu'elle est un "chantier du Royaume" (63). Je ne vous convierai jamais assez à lire ce texte lumineux qui nous rappelle qu'il n'y a pas de véritable christianisme qui ne fasse prévaloir l’être à l'avoir et au paraitre (64), sans esprit de détachement à l'égard des biens terrestres, sans gratuité, sans joie, sans tendresse à l'égard du crée et sans partage.

Face à une société avide de possession, le chrétien sera celui qui sait que tout lui est donnée par Dieu, qu'il n'est que le gérant de ce dont il dispose et qu'il doit donc se détacher de tout et "posséder comme s'il ne possédait pas" (1 Cor 7, 29-31).

Face à une civilisation où tout peut être "absorbé, assimilé, réduit, banalisé" (65), il sera par sa disponibilité celui qui promouvra ce qui apparemment ne sert rien aux yeux du monde (Dieu, la célébration liturgique, la sainteté, la gratuité, la beauté) mais éclaire tout et donne le sens et la force des grands bouleversements. Il fera découvrir par son propre comportement sacrificiel son Dieu qui s'offre sans autre raison que l'amour, qui donne Sa vie sans contrepartie, qui accepte de se faire petit, de se déposséder de tout pour mieux être une source de salut.

Face à un monde qui se cherche, souvent dans l'angoisse, la morosité et l'amertume, il devra savoir retrouver cette "grande joie" dont parle l'Evangile de Luc (2, 10; 24, 52) et dans laquelle Jésus nous invite à demeurer. A l'accusation d'un Nietzsche que "les chrétiens sont sans joie" il nous faut par la pratique de la vie liturgique, dans ses dimensions profondes, retrouver le sens de la fête, savoir vivre en permanence la joie pascale, renouvelée dans chaque liturgie, et la faire rejaillir dans notre regard, notre sourire, notre visage, pour avoir une chance de convaincre le monde que Christ est vraiment ressuscité. Il nous faut comprendre la réelle portée de cette phrase du père Alexandre Schmemann: "C'est seulement comme joie que le christianisme a triomphé dans le monde et il a perdu le monde quand il a perdu la joie , quand il a cessé d'en être le témoin" (66). Il nous faut donc savoir que cette joie ne demeurera en nous que si nous retrouvons notre soif de Dieu, notre conviction qu'Il est notre "Rocher", qu'Il est le "trésor de grand prix", que Lui seul est fidèle, et qu'l1 nous appelle sans cesse à devenir, par l'acquisition de Son Esprit, des témoins de Son Fils. Malraux écrivait: "J’attends un prophète qui oserait proclamer qu'il n'y a pas de néant" (67). Qu'attendons-nous donc, nous qui savons que le Christ est ressuscité et qu'il n'y a pas de néant, pour crier avec Saint Séraphin de Sarov, à temps et à contretemps, "Ma joie, le Christ est ressuscité!" ?.

Face à un monde fébrile, qui ne se donne plus le temps de souffler, le chrétien doit savoir "sortir dans l'instant" (68). Il doit savoir retrouver sa vocation "d'animal hymnologique", d'homme-louange qui n'a pas honte de rendre grâce pour tous les dons reçus. Il doit savoir partout et toujours se mettre dans la sainte présence de Dieu, savoir faire silence pour entendre Sa voix ineffable et entamer avec Lui dans la prière, "art des arts et science des sciences" selon l'adage patristique, cette recherche du sens perdu. "Si vous ne priez plus, ce n'est tout de même pas de la faute des machines" disait un auteur contemporain (69). En d'autres termes, "si vous ne priez plus, ce ne sont pas les machines qui vous donneront et se donneront un sens" (70). Dans un monde qui traverse une crise de l'esprit, ce n'est surtout pas le moment pour les chrétiens de dénigrer l'importance de cette relation personnelle entre Dieu et l'homme, dans le secret de leur rencontre. Il nous faut donc nous rappeler et proclamer que l'Apôtre nous demande de "prier en permanence" et savoir puiser dans la tradition spirituelle de notre Eglise, notamment dans la pratique de la "Prière de Jésus", la méthode et les moyens de nous initier à cette prière perpétuelle. Dieu nous a donnés la chance d'avoir, de nouveau, sur la terre antiochienne, des moines et des moniales qui pourront nous diriger sur cette voie, qui comme toutes les voies des cimes, requiert initiation, sérieux et beaucoup de discernement, et dans laquelle il nous faut éviter de nous aventurer seuls.

Face à un monde qui est en voie de perdre toute notion de culpabilité personnelle, ou comme nous l'avons dit, tout est permis et tout doit être expérimenté au nom de la liberté, il ne faut pas avoir honte de signifier par notre vie, faite de repentance, de rigueur personnelle et de disponibilité et de mansuétude envers les autres, que nous nous considérons, en toute objectivité et loin de toute fausse modestie, les plus grands des pécheurs, mais que nous sommes cependant conscients d'être des pécheurs pardonnés. Par conséquent, le péché devient pour nous, avant d'être une transgression, un retard à rendre grâces, parce que nous réalisons que "l'homme n'est grand qu'à genoux", car c'est dans cette posture qu'il se fait le plus proche du Dieu kénotique qui nous aime d'amour fou et nous appelle à laver, comme Lui, les pieds des hommes. Nous sommes des "pardonnés pardonnant" (71). Le meilleur moyen de répondre à l'amour fou de Dieu est d'être fou d'amour pour les hommes, en qui Il a choisi de faire Sa demeure.

Face à un monde où l'individualisme est roi, ou les liens familiaux se sont distendus, où jeunes et vieux sont crucifiés sur la croix de la solitude, il nous faut savoir faire de nos assemblées eucharistiques, de nos institutions ecclésiales de véritables endroits d'accueil, de partage, de service et de communion, des lieux où l'unité de l'humanité s'expérimente, au-delà des différences d'opinions, où "s'ébauche la métamorphose du pouvoir en service, l'avoir en offrande et partage, l'histoire en construction du Royaume" (72) et où il est donné de réaliser - dans le moment sacramental tout au moins - la jonction du temps et de l'éternité et donc d'avoir un avant-goût du Royaume.

Dans un monde de déchainement de violence, il nous faut briser le cercle infernal de l'agression et de la vengeance en "aimant nos ennemis, en bénissant ceux qui nous maudissent, en faisant du bien pour ceux qui nous haïssent, en priant pour ceux qui nous maltraitent et nous persécutent,… en prêtant sans espoir de retour" (Matthieu 5 : 44 et Luc 6 : 35).

Il va sans dire, comme le dit Costi Bendaly, que "le même esprit de service et le même refus du pouvoir marqueront le comportement des chrétiens aux divers postes de responsabilité... qui leur sont dévolus dans la société... Conscients que le "pouvoir corrompt" et que le risque de corruption s'aggrave à la mesure de l'étendue du pouvoir, ils veilleront à exercer ce dernier, non dans un esprit de domination , mais dans un esprit de service, en vue du bien commun réel et de l'intérêt effectif de chacun de ceux auxquels s'étend leur responsabilité. Evitant soigneusement de s'affirmer au détriment des autres, ils verront dans la promotion et l'épanouissement de ces derniers le critère véritable de leur propre réussite" (73).

Dans un monde où tout est permis, où sur le plan des mœurs et des relations personnelles la liberté semble parfois avoir lâché ses brides, il nous faut savoir rappeler, par la rigueur de notre vie, par le respect de l'autre et de sa liberté, par l'ouverture et la disponibilité à sa différence, par !'attention mise à toujours traiter avec la personne en lui, par la pratique de "l'obéissance réciproque" (Eph. 5, 21), par ''l' éclosion de l'amour au-delà du désir, de la beauté au-delà de l'utile" (74), que "pour nous il n'y a rien de tel" (Luc 22, 26) et que notre échelle de valeurs est celle énumérée par l' Apôtre Pierre quand il dit: "Apportez tout votre zèle à joindre à votre foi la vertu, à la vertu la connaissance, à la connaissance la tempérance, à la tempérance la constance, à la constance la piété, à la piété l'amour fraternel, à l'amour fraternel la charité" (2 Pi 1, 5-7). Et l'apôtre Paul d'ajouter: "Vous les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez des sentiments de tendre compassion , de bienveillance, d'humilité, de douceur, de patience. Supportez-vous les uns les autres, et si l'un a un grief contre l'autre, pardonnez-vous mutuellement... et par-dessus tout revêtez l'amour, c'est le lien parfait" (Col 3, 12-14).

Si les chrétiens s'étaient comportés de la sorte, le monde n'aurait probablement pas rejeté leur Dieu. Si nous savons aujourd'hui suivre ces commandements à la lettre, et les pratiquer envers tous les humains, nous pourrons de nouveau présenter le vrai visage du Seigneur au monde et le réveiller au Dieu caché en lui.

La vie intérieure de l'Eglise

Dans cette aventure de la sainteté, dont nous venons de passer en revue certains aspects sur les plans de la vie personnelle et du témoignage du chrétien, il nous faut nous souvenir que personne ne peut aboutir seul, car ans exclure les rencontres personnelles, Jésus vient à nous de préférence dans son Corps où Il se dévoile à nous quand nous sommes réunis en Son Nom, quand nous sommes en communion les uns avec les autres. Comme le dit le père Dumitru Staniloae, "l'ascension spirituelle de la personne se nourrit de l'Eucharistie et donc aussi de la communauté eucharistique et poursuit la pleine harmonisation de la personne avec la communauté, puisque son but dernier est l'amour envers Dieu et les autres hommes et particulièrement les autres membres de l’Eglise" (75). Ma progression dans la vie spirituelle est conditionnée par ma communion avec les membres de l'Eglise. II est donc essentiel pour nous, face aux défis et problèmes qui nous interpellent, d'agir de l'intérieur de l'Eglise afin que l'institution en elle puisse se débarrasser des scories accumulées au cours de sa pérégrination terrestre pour devenir encore mieux, par l'amour et la liberté retrouvés et expérimentés dans sa communauté eucharistique, une préfiguration du Royaume, un début de sa réalisation. En effet, il convient, comme le note L Boff: "d’exorciser la tentation idéaliste selon laquelle un changement dans les consciences suffirait à produire une modification des structures à l'intérieur de l'Eglise. Plus que les idées nouvelles, ce sont les pratiques différentes appuyées sur leurs théories respectives qui modifient la réalité ecclésiale" (76).

En nous penchant ensemble sur ce problème, et sans ignorer les réalisations importantes que l'Esprit ne cesse de susciter ici ou là, ayons le courage et la lucidité spirituelle de reconnaitre, au-delà de l'optimisme béat entretenu d'habitude dans les cercles ecclésiastiques, que notre Eglise, aujourd'hui, est bien loin, dans certaines de ces pratiques, de sa vision théologique, et que ce n'est pas être fidèle à l'Orthodoxie que de continuer à faire la politique de l'autruche et vouloir prétendre à tout prix que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes .

Il nous faut savoir admettre que notre Eglise est confrontée à des tentations diverses qui amoindrissent la portée de son témoignage et empêchent sa liturgie - centre de la vie ecclésiale - d'être pleinement "une explosion commune de l'Eglise" (77) et un apprentissage réel de la communion et du partage. Parmi ces tentations, la plus dangereuse est peut-être celle qui fait qu'au plan de la conscience populaire et de la pratique, l'Eucharistie n'est plus perçue comme actualisation de l'Eglise et tremplin pour son témoignage et son service, mais comme un acte de piété individuelle, une occasion de relation verticale entre chaque fidèle et Dieu, une relation désincarnée, un temps d'évasion, parfois un refuge et une fuite du monde. On oublie trop souvent que le cultuel authentique est inséparable de l'existentiel, et que la participation à l'Eucharistie devrait s'épanouir en service fraternel.

D'où la nécessité impérieuse d'instituer, à la lumière des éléments essentiels de la liturgie et de la vie des premiers chrétiens, qu'il nous faut aborder sans fétichisme et sans trop de romantisme de paradis perdu, une véritable catéchèse liturgique comme préalable à la participation au culte. Un nouveau "catéchuménat" devrait être introduit comme temps de réaffirmation des promesses du Baptême afin que les "fidèles" réapprennent à revivre leur liturgie comme préfiguration du Royaume, commémoration de témoins oculaires de la mort et de la résurrection du Seigneur, offrande cosmique et rappel existentiel que "l'autel se trouve aussi partout, à tous les coins de rue, sur toutes les places" (78) et que tout "fidèle" qui veut réellement participer à la liturgie se doit d'y apporter le monde et de le porter en lui pour l'en faire ressortir transfiguré au contact du Ressuscité.

Hâter au sein de chaque paroisse l'avènement d'une communauté eucharistique vivante est donc une priorité, car elle est le laboratoire de la fraternité, de la liberté en communion, du respect des charismes, du partage et de l'expérience existentielle de la divino-humanité dont les chrétiens ne peuvent se passer s'ils veulent avoir une chance de dialoguer avec le monde et de lui faire redécouvrir le sens qu'il semble avoir perdu. L'avancement de telles communautés doit s'accompagner d'un certain nombre de réformes en profondeur et de remises en question de certains de nos comportements et pratiques ecclésiaux. Les plus importantes me semblent être les suivantes :


- Au niveau de la célébration liturgique et de la pratique des Mystère

Il faut savoir interpeller les traditions diverses qui ont obscurci, dans notre vie liturgique et ecclésiale, la véritable Tradition, laquelle ne peut être authentique que si elle est source de vie, car le Seigneur n'a pas dit : "Je suis la Tradition, mais je suis la Vérité" (79) et la Vie. Il nous faudra beaucoup de courage et d'audace spirituelle, dans une Eglise où le Typicon est souvent roi et où nombreux semblent trouver refuge aux incertitudes du monde dans un attachement, de plus en plus aveugle, à la lettre et dans un respect têtu et sans nuance de toutes les traditions, pour donner libre COUTS à une créativité liturgique, liée à une profonde vie spirituelle et une connaissance sérieuse des textes, anciens et modernes, pour rajeunir, sans toucher à l'esprit et au sens, des textes écrits entre le 5ème et le l1ème siècles dans une langue et selon des catégories de pensée qui ne sont plus nécessairement les nôtres. Ce n'est certes pas manquer de respect à l'édifice merveilleux de l'ensemble de la liturgie byzantine que d'en élaguer les herbes mortes et les surenchères verbeuses teintées de sentimentalisme, que des dévotions particulières, d'ailleurs tardives , y ont introduites. Ce n'est certes pas renier le sens profond de cette liturgie que d'y introduire des demandes et des suppliques touchant les problèmes de nos contemporains et de faire de telle sorte que les symboles et les rites qui y sont utilisés pour signifier le Royaume et inviter à y entrer, cessent de devenir écrans. Les problèmes sont multiples et urgents. En plus des textes, citons-en quelques-uns :

- II est nécessaire que les prières qui sont devenues "secrètes" à partir du 6ème siècle, d'ailleurs avec l'effritement des communautés eucharistiques vivantes, soient redites à haute voix pour rappeler à la communauté entière son sacerdoce royal et nous donner l'occasion de nous vanter, à nouveau, comme le faisait saint Jérôme au 4ème siècle à propos des basiliques romaines, que ''l'Amen du peuple y résonne comme le tonnerre" (80).

- Le respect aveugle du Typicon, déjà mentionné, si courant dans les milieux orthodoxes et qui est, pour beaucoup, le seul critère d'Orthodoxie, est un autre risque d'une perte de conscience de la liturgie comme une action commune, régie certes par l'expérience de tous ceux qui nous ont précédé sur le chemin de la sainteté, mais qui doit rester cependant attentive aux interpellations de l'Esprit. Car l'Eucharistie n'est pas seulement, comme le dit si bien le père Boris Bobrinskoy, "le sacrement de la présence réelle du Fils par l'Esprit mais aussi, et non moins, celui de la présence réelle de !'Esprit Saint par le Fils" (8 l). Pourquoi donc maintenir à tout prix, hors des monastères et peut-être des Eglises cathédrales, au risque de l'édulcorer, un typicon monastique qui ne correspond plus au rythme de vie de nos communautés ? Pourquoi faire perdre aux fidèles l'avantage de s'imbriquer dans les faits de l'année liturgique et de respirer à son rythme, en maintenant exclusivement dans les offices de Vêpres et Matines - qui ne sont malheureusement plus que rarement suivis hors du temps pascal - les lectures et tropaires qui lient chaque dimanche à Pâques d'une part, et au cycle annuel de l'autre? Ne serait-il pas possible de les introduire dans la liturgie dominicale de la parole, les rendant ainsi accessibles à un plus grand nombre? De même, pourquoi ne pas tenter de résoudre le paradoxe des Vêpres chantées le matin et Matines le soir, alors que la raison d'être de ces offices, leur structure et les prières qui y sont dites, sont précisément de sanctifier une tranche donnée du temps? A ce égard, et pour permettre au plus grand nombre de participer aux évènements de l'année liturgique afin de commémorer les étapes du salut et conformer leur vie à celle du Sauveur, il faudrait faire montre de sens pastoral et de génie créateur dans la fidélité, quand certaines fêtes majeures tombent en dehors des jours fériés, pour généraliser la célébration de l'Eucharistie le soir après les Vêpres.

- L'esthétisme qui donne lieu parfois à une réelle "autocratie" des chantres et des chorales, faisant de nos liturgies l'occasion de véritables concerts vocaux , qui encourage les fidèles à confondre encore plus entre le plaisir esthétique et ''l'ivresse sobre de la joie indescriptible" à laquelle la liturgie eucharistique les convie, par un dosage inspiré des divers éléments matériels qu'elle utilise - voix humaine, parole, encens, icônes, art, etc.- et dont aucun ne doit éclipser les autres, dans une harmonie signifiant la beauté du Royaume. Le chant se doit de porter le texte et le rendre encore plus compréhensible au cœur et quand il l'escamote - comme cela se passe trop souvent - au profit des mélodies, il devient écran. De même peut-il en être de la profusion de l'encens, de la surabondance des icônes (n'oublions pas que l'usage de l'iconostase est relativement récent), de la floraison incontrôlée des explications symboliques des actes liturgiques, etc. sous couvert de vouloir créer une certaine atmosphère, et faire vivre à tout prix "le ciel sur la terre". La liturgie devient parfois, dans certaines des grandes et belles cathédrales du monde orthodoxe, un spectacle où le ritualisme est roi. Est-ce là le spectacle de l'Esprit venant transfigurer le monde?

- Il nous faut redécouvrir ou inventer des gestes nouveaux pour encourager les fidèles à préparer ensemble la liturgie, par la pratique des prosphores individuelles accompagnées de la liste des vivants et des morts à commémorer (très commune dans certaines parties du monde orthodoxe et pratiquement inconnue chez nous), mais aussi par d'autres pratiques pour définir des intentions de prières particulières et communes et donner aux membres les plus jeunes de la communauté la possibilité d'exprimer les soucis et les interrogations qui sont les leurs. Pratiques pour préparer certes, mais aussi pour mieux participer. La liturgie est la réunion de la famille autour du Père. Dans le respect et la ferveur, et sans tomber dans les extrêmes de l'inter activisme qui prévaut dans certaines expériences liturgiques occidentales, les membres de la famille devraient pouvoir s'exprimer dans la "liberté des enfants de Dieu", d'une manière qu'il nous reste à inventer. Certains gestes anciens (comme le baiser de paix, ou la pratique des mélanies qui commence à se répandre) et d'autres à trouver devraient être adoptés ou réinstitués. La participation du corps à la prière est une autre façon d'exprimer notre foi dans l'Incarnation.

- A part quelques exceptions, ici ou là, la pratique de la confession semble être tombée en désuétude. La pratique des "absolutions" générales, données avant la communion, contribuent peut-être à faire perdre encore davantage le sens du sacrement de la réconciliation avec Dieu et les hommes qu'est censée être le sacrement de pénitence. Cela s'accompagne de communions fréquentes qui pourraient manquer de préparation. Une catéchèse pour adultes, en particulier concernant ces deux sacrements, semble être devenue de plus en plus nécessaire pour éviter le risque de transformer, dans l'esprit des gens, le mystère sacramentel en acte magique, unilatéral, sans engagement personnel, quand toute action dans l'Eglise de Dieu est voulue par Dieu, dans son amour infini et son respect de notre liberté, comme une synergie entre Sa puissance et notre faiblesse. Dans ce même ordre d'idées, les nouvelles formes de prosélytisme pratiquées par certains cercles non-orthodoxes, telle celle de ''l'hospitalité eucharistique" qui encourage les orthodoxes, contrairement à l'esprit et à la lettre des textes officiels romains, à communier en dehors de leur Eglise et l' écho favorable qu'elles ont dans de larges secteurs de l'opinion orthodoxe qui taxent de fanatisme le refus doctrinal de l'inter­communion, posent de sérieux problèmes pastoraux qui n'ont pas de solutions faciles, dans l'imbrication socio­ politique de nombreuses de nos paroisses. Il n'en reste pas moins qu'elles érodent dans notre peuple le sens de l'appartenance ecclésiale et encouragent encore plus un syncrétisme et un a-dogmatisme qui ne semblent pas être compensés par un rapprochement réel des cœurs.

- Il devient tout aussi urgent de profiter de la célébration des sacrements ou actes liturgiques liés à la naissance, au mariage, à la maladie et à la mort, qui par la force du système confessionnel ou des coutumes ancestrales sont encore pratiqués par l'ensemble des orthodoxes, croyants ou pas (encore qu'il semble que dans certains diocèses certains parents ne font plus baptiser leurs enfants), pour y assurer une catéchèse la plus large possible, par la préparation du sacrement avec les personnes concernées, par l'explication dans la mesure du possible lors de sa célébration de tout ce qui s'y passe et de la symbolique devenue, pour la plupart, souvent muette, par l'encouragement à ne pas associer à un acte essentiellement religieux les excès (réjouissances ou expressions de tristesse) populaires qui continuent à l'accompagner. A ce sujet, il faudrait essayer de remettre en valeur la place de l'Onction des malades qui, dans l'esprit de beaucoup d'orthodoxes, influencés par les pratiques occidentales, n'est qu'une Extrême-Onction qui ne se donne qu'à l'heure de la mort. ''La célébration de ces sacrements et des rites de bénédiction offre des occasions uniques de proclamer le message de Dieu, message d'espérance, de paix et de joie dans le Seigneur crucifié et ressuscité. C'est à ces moments-là, quand l'homme est touché par la joie ou la peine, par la souffrance ou la compassion, que les vérités concernant les questions fondamentales peuvent éveiller les esprits et les cœurs à l'amour de Dieu. C'est à ces moments aussi que le meilleur témoignage est le témoignage et la présence personnelle de l'Eglise, par l'intermédiaire de l'amour et de la sollicitude de ses membres, membres d'une communauté secourable renouvelée dans la foi, l'amour et la liberté" (82).

- Il devient impératif de briser les liens toujours établis dans de nombreux diocèses entre les sacrements et l'argent. Il est vrai que le serviteur de l'autel doit en vivre, mais il y a bien des manières pour lui assurer sa subsistance sans la lier directement à la célébration des sacrements. Il faut absolument éliminer de !'esprit des gens l'idée que les sacrements se monnayent et que tout serviteur de l'autel a un prix.

- Au niveau des relations entre les membres du Peuple de Dieu afin de vivre la véritable unité de l'Esprit dans l'obéissance réciproque

Il ne sert à rien de se le cacher. Les blessures doivent être découvertes et cautérisées pour éviter les gangrènes. Notre Eglise semble être en train de vivre une crise de l'unité. Des courants se forment, les zizanies prolifèrent, des alliances se nouent et se dénouent, des démons qu'on croyait à jamais vaincus réapparaissent et sèment la discorde. Les oppositions, les jalousies, les conflits d'influence et de compétence sont à tous les niveaux : évêques entre eux, évêques et prêtres, prêtres et moines, clercs et laïcs, laïcs entre eux. Au lieu que tout ce beau monde qui se veut "d'Eglise", sinon, pour certains, l'Eglise elle-même, ne dépense toutes ses énergies pour essayer de gagner au Christ les plus de 80 % de la communauté qui ne le connaissent point, ils s'entre-déchirent pour le "contrôle" de la minorité qui continue de fréquenter les églises, oubliant, les uns et les autres, ce qu'a dit le Seigneur aux Apôtres qui se plaignaient que d'autres qu'eux "faisaient sortir les démons".

Je sais que beaucoup de ces "petits qui croient" sont profondément scandalisés par cet état de choses et par les calomnies et les lutte d'hégémonie qui l'accompagnent et qui laissent parfois penser que notre Eglise est en passe de perdre l'amour, donc sa raison d'exister. Saint Basile, devant une situation semblable où les chrétiens "se sont enfermés dans des églises séparées où chacun ... tient en suspicion son voisin" (83), écrivait à ses pairs - et ses paroles devraient s'adresser aujourd'hui à chacun d'entre nous, indifféremment clercs ou laïcs - cette phrase qui devrait nous secouer: "Il est préférable que nous disparaissions et que les églises vivent dans une mutuelle concorde plutôt que de voir nos puériles et mesquines querelles causer un si grand mal au peuple de Dieu" (84). Sommes-nous capables de faire nôtre son cri et de crier à notre tour au scandale. Ne faudrait-il pas penser sérieusement à organiser des jeûnes, publics ou privés et des prières continues afin que Dieu nous pardonne et nous donne la force de nous ressaisir et de revivre en Eglise ?

''Les structures ecclésiales doivent être structures de communion ou de service. Elles n'ont pas pour but principal d'assumer un ordre de type juridique, ni même l'unité de type purement institutionnel, mais l'harmonie dans l'amour fraternel et par là, l'unité qui est communion en tant que don de soi réciproque, reflet du don de soi réciproque qui existe entre les personnes de la Trinité ("Qu'ils soient un comme nous sommes un")" (85). "Frères, vous êtes appelés à la liberté... et par l'amour à vous mettre au service les uns des autres" (Gal. 5: 13). C'est dans ce contexte qu'il nous faut veiller à rester obéissants, en donnant cependant à ce terme son véritable contenu ecclésial, car il me semble que nous vivons actuellement une crise dans notre compréhension commune de l'obéissance. "Le but de l'obéissance dans l'Eglise n'étant ni d'assurer l'ordre en détruisant l'amour fraternel ou en dépersonnalisant les "plus petits", ni d'élever celui qui commande et d'abaisser celui qui obéit, mais de faire de la vie des deux un don de soi à travers un service mutuel et libérateur dans une responsabilité commune pour l’édification de l'Eglise où rayonne la vie du Christ" (86). Un des Pères du désert disait : "Obéissance pour obéissance, si quelqu'un obéit à Dieu, Dieu lui obéit". Dans la vie chrétienne celui à qui on doit obéissance doit toujours en donner l'exemple. Abba Pimène, répondant à un moine qui allait assumer la charge de supérieur auprès de ses frères, lui dit : "Sois pour eux un exemple et non un législateur" (87).

Notre Eglise semble avoir peur de vivre pleinement de l'Esprit qui souffle en elle. Compris dans l'Eglise primitive comme étant la vraie vie de l'Eglise, l'Esprit y est maintenant surtout vu "comme une sanction et une garantie. Là où l'autorité a été accentuée comme principe formatif de l'Eglise, il (est) présenté comme garantie de cette autorité-là. Là où la liberté individuelle (est) accentuée contre l’autorité, il est devenu garantie d'une telle liberté. Rien d'étonnant si l'Esprit Saint, non seulement en tant que source mais vraiment comme le contenu de cette liberté qui est l'Eglise, en même temps don et accomplissement de la liberté, ou pour mieux dire comme étant la liberté elle-même, a été oublié" (88).

Il nous faut réaliser que la prière du Seigneur : "Qu'ils soient un pour que le monde croie" (Jean 17 : 21) concerne d'abord et avant tout les membres de l'Eglise, de notre sainte Eglise d'Antioche, dont l'unité aujourd'hui, vécue dans l'amour, l'acceptation de l'autre et l'esprit de conciliarité, est une condition sine qua non de l'impact de notre témoignage et donc du retour du monde à la foi. La conciliarité devrait être "un état d'esprit permanent" dans l'Eglise, car elle est ''le reflet de la vie trinitaire en elle. Elle se manifeste d'abord dans l'expérience eucharistique et liturgique ... Elle est expérience commune de réconciliation des hommes avec Dieu et entre eux, crucifixion de l'égoïsme (personnel et collectif) pour accueillir la vie du Ressuscité... Elle est fraternité vécue en Christ et pour le Christ, manifestée dans la diaconie pour les autres... En un mot elle est l'expérience de la sainteté dans l'Eglise des pécheurs" (89). Mais notre participation à la vie liturgique serait entachée d'hypocrisie si cette conciliarité n'est pas vécue aussi comme une pratique régulière de la responsabilité commune des membres du Peuple de Dieu, à tous les niveaux de la vie et du gouvernement de l'Eglise, et si elle ne transparait pas dans la nature et le style des relations entre eux et dans le fait que toutes leurs affaires devraient être réglées en communion, que ce soit au niveau du conseil paroissial, du conseil diocésain ou de l' assemblée antiochienne et du Saint Synode. La responsabilité de promouvoir un tel état d'esprit incombe en premier lieu au Saint Synode et à chaque Evêque qui est "l'un en qui la multitude unie devient "de Dieu"" (90), mais je pense que le MJO pourrait humblement y contribuer, du fait qu'il est une des rares plateformes d'Eglise qui regroupe réellement, dans un compagnonnage permanent de la fraternité et de la charité, un grand nombre des membres de ce peuple de Dieu à travers, mais dans le respect, des frontières Juridictionnelles qui, souvent dans la pratique, sont en train de cloisonner ce peuple qu'elles sont censées unifier.

1l s'agit de vivre tout simplement notre théologie et de cesser de vouloir faire la théologie de notre état, de nos intérêts OU de nos passions. Notre vraie théologie, exprimée dans la "loi de base" de 1973 permet d'éviter tout à la fois les tentations d'un cléricalisme autoritaire et celles d'une anarchie séculière soi-disant démocratique, selon laquelle tous les baptisés, même s'ils n'ont pas renouvelé et assumé les promesses de leur baptême en entrant dans le chemin sans fin de reconversion au Christ, pourraient imposer leur volonté à l'Eglise. Est-il besoin de répéter ici les paroles de Jean Chrysostome qui dit que nous devons tous avoir "soin de toute l'Eglise comme d'un corps qui nous est commun" (91) ? Faut-il rappeler ses paroles au laïc : "Toi aussi, tu as été fait roi, prêtre et prophète dans les fonds baptismaux" (92) ? Nous savons, et nous devons incessamment le redire, que la théologie orthodoxe du sacerdoce place la ligne de démarcation - si démarcation il y a aux yeux de Dieu - non entre clercs et laïcs, mais entre clercs et laïcs engagés dans la metanoia évangélique et qui forment le "Peuple de Dieu" d'une part, et ceux - tant clercs que laïcs - qui ne se veulent rattachés à l'Eglise que par des considérations d'ordre esthétique, socio-politique ou d'intérêt personnel ou collectif. Certes l'Eglise du Christ ouvre ses bras et son cœur à tous les baptisés (et à travers eux à tout homme qui vient dans ce monde) et elle invite tous les croyants avec la même insistance à confirmer leur appartenance au Peuple de Dieu en participant activement à la vie liturgique et sacramentelle de l'Eglise et en essayant de se comporter selon le modèle évangélique. La voie est ainsi ouverte et la méthode définie pour tous ceux qui veulent vraiment faire partie de ce "Peuple qui, chez nous, garde la foi" (93) et peut, par conséquent prendre part aux décisions touchant la vie interne de l'Eglise.

Œuvrer pour que soit vécu l'esprit "conciliaire" à tous les niveaux de la vie ecclésiale doit être une priorité. En plus de la nécessité de former, dans les plus brefs délais, les conseils et organes "conciliaires", selon l'esprit véritable de la loi de 1973 et non seulement selon la lettre, il faut amener toutes les forces de renouveau dans l'Eglise à se reconnaitre, à accepter la diversité de leurs charismes respectifs. Il faudra apprendre à réfléchir ensemble, à planifier ensemble, à délimiter ensemble les contours du "projet antiochien" pour le troisième millénaire. Il faut inventer les moyens pour assainir les relations. Il faut accepter de nous laver réciproquement les pieds. Il faut nous convaincre de la nécessité de convier tous les croyants à venir prendre leur place et assumer leur responsabilité dans la famille, sans exclusive, mais dans l'ordre et le respect dû aux "premiers parmi les égaux", et ce à tous les niveaux de la vie de l'Eglise. Il faut que tous ceux qui se considéreraient comme des "ouvriers de la première heure", n'ayant jamais abandonné la maison paternelle, soient d'urgence convaincus d'accueillir dans la joie l'apport des "ouvriers de la onzième heure", qu'ils auraient tendance à considérer comme autant de "fils prodigues".

L'Evêque a le devoir de déceler, d'encourager, d'aider et de concrétiser les diverses formes de ministères. Pour son travail d'évangélisation l'Eglise a besoin de l'apport de tous ses fils, sans exception aucune : hommes, femmes, jeunes et enfants ; universitaires et ouvriers ; indifféremment clercs ou laïcs, sans oublier les moines et les moniales qui par la prière et l'ascèse participent activement au témoignage de l'Eglise.

- Au niveau de la consécration et de la formation des pasteurs

Il faut encourager de plus en plus ce qu'il est convenu d'appeler les "vocations", en prenant cependant bien soin de donner à ce terme le sens qui est le sien dans la tradition orthodoxe. En effet la vocation de chaque baptisé lui est signifiée à sa chrismation, quand il est oint du sceau du Saint-Esprit et "consacré" à Dieu. Sa vocation est alors de réaliser cette consécration dans le service auquel Dieu et son Peuple l'appellent, selon les charismes qui lui ont été donnés. Des communautés eucharistiques vraies ne peuvent se former et survivre que si elles comptent parmi leurs membres un noyau conscient de cette consécration et qui travaille à la réaliser en soi et dans les autres. 

Nous avons un besoin de plus en plus pressant de ces orthodoxes "consacrés" qui soient prêts à répondre "présent" et à être disponibles à servir là où les appelle l'Eglise.

Nous avons besoin de laïcs pleinement engagés. Ils n'ont pas, comme le laissent entendre les tenants d'un cléricalisme de type occidental que l'Occident lui-même commence à récuser, une place accessoire de citoyens de seconde zone dans l'Eglise, car Dieu lui-même les responsabilise et les appelle à participer en communion parfaite avec l'Evêque aux affaires de toute l'Eglise. 

Mais, au-delà des laïcs engagés, nous avons un besoin encore plus pressant de prêtres et de moines selon le cœur de Dieu. Cette exigence doit se faire toujours plus présente et insistante dans les rangs du MJO. Il nous faut comprendre que le prêtre pieux et cultivé, normalement marié selon nos sages traditions séculaires, est la cheville essentielle de base de toute communauté eucharistique et que toute l'Eglise vit aussi de la prière des moines. Devant cette urgence, il nous faut lutter contre les réticences qui se font jour, ici ou là, parmi les jeunes, à cause d'un certain nombre de pratiques relationnelles et de considérations matérielles, car celui qui veut se consacrer se consacre à Dieu et non pas à un homme, et Dieu, qui pourvoie à la subsistance des oiseaux du ciel et ne donne pas de pierre au fils qui demande du pain, finira toujours par faire comprendre aux hommes d'en faire autant avec les siens, surtout dans l'Eglise où l'appel au partage ne cesse d'être le thème favori des sermons.

Ces prêtres et ces pasteurs, il faut veiller à les enraciner dans la vie liturgique, dans l'esprit évangélique, dans la pensée patristique et dans l'exigence de conversion permanente et de sainteté, mais il faut aussi éveiller en eux un grand amour des hommes et le sens de la détresse du monde, et leur donner les outils, intellectuels et scientifiques, et le langage, qui les habiliteront à transmettre une parole de vie. Nous ne pouvons faire l'économie d'une réflexion approfondie sur les moyens de formation existants pour les rendre plus performants et plus proches, à la fois de l'éternel de l'Eglise et de la réalité du monde. Nous ne pouvons non plus éviter de sortir des sentiers battus pour réformer notre catéchèse traditionnelle pour, plutôt que de donner aux hommes des informations et des connaissances sur Dieu, leur dire dans un langage accessible que Dieu les aime, qu'il s'est fait homme pour leur donner la possibilité de devenir des dieux, et que son Eglise, loin de les infantiliser, leur permet d'accéder à la "grande liberté des enfants de Dieu" et les aide à retrouver le sens des êtres et des choses et à réapprendre à épeler le Nom divin à travers la beauté et la culture. Nous devons aussi repenser notre exégèse biblique qui, contrairement à celle pratiquée par la plupart des Pères, a tendance, et non seulement dans les milieux populaires, à favoriser l'interprétation littérale et le merveilleux au détriment de la vérité qui est révélée à travers des signes et des symboles qui ne disent parfois plus rien à une tranche importante de notre communauté, plus OU moins gagnée à la sécularisation. Comment, sans tomber dans les excès de certaines approches du christianisme occidental, et en prenant en compte le valable des explorations scientifiques, arriver à "conserver le mystère et en même temps le communiquer" (94) ? Comment, sans tomber dans de nouvelles querelles des "anciens et des modernes" intégrer l'apport de ceux de nos fils qui ont frayé avec la recherche scientifique à celui, non moins négligeable, de ceux qui se veulent seulement à l'école de la prière et des Pères, en vue de rendre le discours de notre Eglise plus intelligible au plus grand nombre, dans une fidélité créatrice à ce qui nous a été transmis dans le Kérygme?

- Au niveau de la liturgie en dehors de l'espace du temple

Pour qu'une communauté eucharistique puisse réellement actualiser l'Eglise, il est essentiel que ses membres soient convaincus que la liturgie se continue hors de l'enceinte du temple par la participation au sacrement du frère. N'est-ce pas ce que nous demandons quand nous disons à la fin de la liturgie : "Garde nous dans Ta sainteté afin que le jour entier nous apprenions Ta justice". Or la justice de Dieu est justement celle qui l'a mené à tant aimer le monde qu'Il a donné Son Fils unique pour que le monde ait la vie et l'ait en abondance. Il s'agit alors de ne pas nous leurrer les uns les autres et nous tranquilliser par de fausses sécurités : la vie communautaire et le sacrement du frère ne peuvent être réalisés uniquement par les quelques rares agapes fraternelles et les collectes qu'il nous arrive d'organiser dans nos paroisses. Il nous est demandé beaucoup plus, car la joie de la rencontre eucharistique, si elle est authentique, ne peut nous faire oublier le frère avec lequel il nous faut la partager.

Les membres d'une communauté eucharistique doivent tout mettre commun. Cette mise en commun, à l'image de ce que faisaient les premiers chrétiens qui "se montraient assidus à l'enseignement des Apôtres, fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières... (et qui) mettaient tout en commun" (Actes 2, 42, 44) doit comporter, non seulement la participation "à la fraction du pain et aux prières", c' est-à-dire de nos jours la célébration eucharistique, mais aussi à "l'enseignement des apôtres" qui équivaudrait aujourd'hui à des réunions de catéchèse, des retraites, des études bibliques OU patristiques, à la "communion fraternelle", c' est-à-dire une vie en commun où les fidèles se rencontreraient en dehors de l'enceinte du temple pour partager leurs joies et leurs soucis en frères, et enfin la "mise en commun". Cette dernière notion est encore plus explicite dans (Actes 4, 32; 2, 45) où il est dit: "Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun. Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun". Une apologie du 2ème siècle, parlant des chrétiens dit : "S'ils ont parmi eux un homme pauvre ou dans le besoin et qu'ils n'ont pas les choses nécessaires en abondance, ils jeûnent deux ou trois jours pour fournir à celui qui est dans le besoin la nourriture qui lui est nécessaire". Que dire de plus pour nous faire toucher du doigt la pusillanimité de notre engagement face à cette exigence de partage et d'entraide vécue par les premiers chrétiens ? Comment expérimenter vraiment l'amour et la fraternité au sein de la communauté eucharistique et la donner en exemple au monde si nous n'avons pas l'audace de revivre de la sorte ? II nous faut retrouver les accents des plus grands de nos Pères pour convier les membres de nos communautés au don réciproque en leur rappelant que "le pain que tu gardes appartient à l'affamé" (95), et que "ne pas venir au secours d'autrui c'est renier l'agape du Seigneur" (96). Ne nous hâtons pas de parler d'utopie. Beaucoup de mouvements spirituels contemporains (les Focollare, les communautés de base, certains mouvements charismatiques, etc.) pratiquent une mise en commun des biens et une caisse commune. Ce qui est utopique, c'est de s'attendre à ce que tous les membres d'une paroisse s'engagent dans cette voie. Mais qu'est-ce qui empêcherait un petit groupe, au sein de la paroisse ou au sein du MJO, de se décider à faire revivre le modèle des premières communautés chrétiennes, non seulement en paroles et en vœux pieux, non seulement dans l'exigence personnelle ou commune de sainteté, non seulement dans la pratique de la fraternité, mais aussi dans le partage total?

- Au niveau de la mission et du témoignage

Une telle communauté eucharistique deviendra naturellement missionnaire car ses membres, ayant découvert comme le Seigneur est bon et qu'ils sont eux-mêmes des "sauvés" et des "vivants", trouveront que leur raison d'être est d'essayer de faire partager cette expérience. 

Cet élan missionnaire débutera par un appel de tous les baptisés à la conversion personnelle au Christ Sauveur et au renouveau de l'Eglise et se continuera par un témoignage adressé à tous les hommes.


Reconvertir les orthodoxes au Christ

Comme nous l'avons déjà dit, beaucoup de baptisés ignorent encore l'appel et le choix dont ils ont été l'objet par leur baptême. L'influence grandissante des sectes, le fait qu'un pourcentage important de nos enfants soit instruit dans des écoles non orthodoxes ou laïques, la désintégration de la famille en tant que cellule d'Eglise, la sécularisation envahissante, tout cela fait que beaucoup de ceux qui se disent orthodoxes ne le sont plus que de nom.

Nos paroisses sont tellement étendues, le nombre des prêtres tellement insuffisant que nous ne pouvons plus nous suffire des sermons, des écoles de Dimanche, de certaines activités paroissiales ou des contacts des prêtres avec la population, car dans les meilleures des hypothèses toutes ces activités traditionnelles n'atteignent qu'un pourcentage infime des membres de notre communauté. Il est donc essentiel que les moyens contemporains soient mis en œuvre pour faire revenir le plus grand nombre dans la fraternité de l'Eglise. Il nous faut trouver et multiplier les moyens de faire parvenir la "Bonne Nouvelle" aux gens chez eux, dans leurs maisons, leurs écoles, leurs lieux de travail, leurs endroits de loisir. Une plate-forme de réflexion doit être immédiatement formée où théologiens, pasteurs, sociologues, éducateurs, psychologues, animateurs, croyants et engagés, clercs, moines et laïcs, délimiteraient ensemble les contours de cette mission "interne".

Elle devra nécessairement tout d'abord faire ressortir le sens de l'urgence, car des générations entières sont en train de frôler le Christ, dans la Millet de Son Eglise, sans pouvoir Le reconnaitre. Il faudra comprendre que nous en sommes tous responsables, que le Seigneur demandera à chacun de nous: "Qu'as-tu fait de ton frère?", et qu'il devient scandaleux que toutes les forces vives de l'Eglise ne soient, toutes, mobilisées pour ouvrir ou développer ce grand chantier de la mission.

Elle devra repenser notre catéchèse pour la rendre plus parlante et plus intelligible, la faire sortir du caractère scolaire qui l'étouffe le plus souvent pour l'ouvrir au souffle de l'Esprit qui saura la centrer sur la personne de Jésus Christ et sur l'amour du Père. Il ne s'agit pas de transmettre des dogmes, ni une histoire, mais une vie et un comportement.

Il faudra développer et conscientiser nos institutions culturelles (université, écoles, etc.) pour qu'elles dispensent une pensée et une éducation nourries de la vision orthodoxe. Il faudra aussi encourager nos jeunes à choisir la profession de l'enseignement comme une vocation missionnaire car l'exemple de leur vie et de leur engagement sera la meilleure école pour leurs élèves.

1l faut faire montre d'imagination pour former des équipes dans toutes les universités et les grandes écoles non orthodoxes ou laïques et apprendre à parler à leurs étudiants et élèves dans la langue et les catégories de pensée qui leur soient familiers.

1l faut encourager et organiser des campagnes missionnaires, faire du porte à porte, multiplier les veillées évangéliques dans les maisons, les vigiles dans les églises, envoyer régulièrement les bulletins d'Eglise, des cassettes de chants liturgiques, des causeries sur des problèmes de vie, ou simplement de l'information intelligente à tous les orthodoxes et inventer des nouvelles formes d'évangélisation. A cet effet n'est-il pas temps de sérieusement penser aux possibilités pratiquement illimitées que nous offre l'informatique ? 1l faut que les gens sentent que l'Eglise vient vers eux en servante, qu'elle est proche de leurs soucis et de leurs besoins et qu'elle se met à leur disposition sans qu'ils la sollicitent.

Un effort très particulier devra être fait pour aborder et trouver des solutions à tous les problèmes relatifs à la vie de la famille chrétienne, allant de la préparation au mariage, à l'éducation des enfants, à la vie de prière au sein de la cellule familiale, aux relations entre les parents et les enfants qui doivent dépasser à la fois les tentations de l'autoritarisme à l'ancienne et du laisser-aller et du laisser-faire de certains parents modernes, dépassés par les évènements, pour affirmer la communion de personnes libres et aimantes.

Dans ce même ordre d'idées, il faut nous rappeler que la mission passe aussi par le service social et médical. D'où la nécessité de développer et soutenir les institutions qui s'en occupent. Et surtout œuvrer pour que l'Eglise redevienne l'Eglise des pauvres - non en excluant les riches, bien au contraire - mais en les amenant à découvrir leurs frères et expérimenter avec eux la richesse indescriptible du don, du partage et du service.

1l nous faut enfin et surtout recourir de plus en plus à l'écriture, au son et à l'image, donc à l'édition et l'utilisation systématique des médias écrits et audiovisuels. C'est la une priorité, et une urgence. Sur le plan de l'édition, en plus de mettre à la disposition du lecteur arabophone les textes essentiels de la spiritualité, de la patristique et de l'exégèse orientales et ce qu'il y a de meilleur chez nos frères d'Occident, un effort est nécessaire pour diversifier les sujets, considérer dev nouvelles perspectives pour parler des choses et des problèmes de ce monde à la lumière discrète de l'Evangile, faire refléter cette lumière dans le roman, la nouvelle, l'essai littéraire, l'art et la culture. La beauté ouvre de plus en plus, de nos jours, des chemins vers Dieu. Sommes-nous en train de bien transmettre la beauté qui habite nos icônes, notre hymnologie et notre liturgie ?

Notre Eglise doit être présente à la radio et à la télévision où elle est pratiquement absente, quand d'autres, de toutes tendances, sont en train d'influencer nos enfants et nos adultes et de les éloigner insidieusement de nos valeurs. Une Eglise qui a trouvé les moyens financiers pour construire avec le succès et la dextérité que l'on sait une université dans un temps record et qui compte parmi ses membres un nombre impressionnant de professionnels dans le monde de la presse et de l'audiovisuel, serait-elle incapable de créer ses propres programmes radiophoniques et télévisés, en dehors des périodes festives? Sommes-nous donc aveugles, insensibles aà l'urgence ?

Réforme des structures dans l'Eglise

La revitalisation de la mission "interne" de l'Eglise passera aussi par une remise en question de certaines structures actuelles en vue d'avoir des paroisses et des diocèses plus petits pour que le plus grand nombre possible d’orthodoxes d'un même lieu puissent avoir plus de chance de se rencontrer, de se reconnaitre frères dans la même Eucharistie et de reconnaitre en leur pasteur, prêtre et évêque, des pères aimants, disponibles et proches. L'immensité de la tache exigera une collaboration active entre les diocèses pour mieux profiter des charismes et des possibilités de chacun et pour éviter l'éparpillement des personnes et des ressources. Elle exigera tout autant une coordination au niveau de l'ensemble de l'Eglise d'Antioche. Tout cela n'est pas nouveau, mais le temps passe et devient de plus en plus mauvais et rien ne se fait. 

Il est tout autant nécessaire de faire une nette distinction entre le Millet et l'Eglise, pour éviter les amalgames et les confusions douteuses et promouvoir, sans renier l'appartenance sociologique et le poids de l'histoire, un surcroit de conscience ecclésiale. Notre Eglise a condamné au 19ème siècle le philétisme, cette confusion entre la religion et l'ethnie, comme une hérésie. N'est-il pas temps de faire montre d'une égale vigilance face à la gangrène du confessionnalisme qui fait avancer notre institution ecclésiale à grands pas dans les voies de la sécularisation et des fausses sécurités, car elle s'enlise dans les problèmes du monde et les méandres, et peut-être les compromissions du pouvoir et de ceux qui le détiennent ou s'en veulent proches, devenant ainsi moins libre d'exercer son rôle prophétique de conscience de ce monde

Notre responsabilité pan orthodoxe

Comme cet aspect de notre témoignage a déjà été abordé dans une autre causerie, je me contenterai de rappeler la vocation d'irénisme de notre Patriarcat d'Antioche qui a toujours été dans l'histoire, au-delà des querelles de clocher, de prééminence et de nationalisme exacerbé, un facteur d'unité dans les relations souvent perturbées entre les Eglises orthodoxes. Il nous faut de plus en plus essayer d’être fidèles à cette vocation dans toutes les instances inter-orthodoxes (et pour le MJO plus particulièrement au sein de Syndesmos), en ce temps ou les rivalités au sein du monde orthodoxe risquent de porter sérieusement atteinte à l'unité et à la crédibilité de l'Orthodoxie.


Rencontre des autres chrétiens

Elle passera aussi par un effort soutenu de combler les fossés que nos péchés et les vicissitudes de l'histoire ont creusé entre notre Eglise Orthodoxe et les autres chrétiens, et en particulier les "Orthodoxes" parmi eux, mais aussi tous ceux qui habitent l'espace antiochien. Ce souci doit apparaitre dans notre catéchèse qui doit enterrer toute polémique et rendre compte, dans un esprit irénique, soucieux à la fois de vérité et de charité, de nos accords comme de nos différences. Par rapport aux syriaques, coptes et arméniens orthodoxes, il nous faudra mettre en pratique les orientations pastorales que notre Patriarche et les Pères du Saint Synode ont promulguées, il y a quelques années, pour que l'unité de la foi retrouvée puisse s'incarner dans l'union des cœurs, l'acceptation de la différence du frère comme un enrichissement et le dépassement des haines, des suspicions et de l'ignorance réciproques, résultat de siècles de luttes fratricides inutiles qui ont déchiqueté le tissu du christianisme oriental et défiguré son témoignage. Il faudra conscientiser les membres de notre Eglise sur l'importance de l'enjeu et la nécessité d'aller avec audace encore plus loin dans la rencontre de nos frères retrouvés afin de mieux vivre, à travers ces retrouvailles, nos propres racines syriaques qui sont intimement entrelacées avec nos traditions grecque et arabe.

Quant à la rencontre dans la charité et la vérité avec les frères qui se sont séparés de nous, au cours des siècles, choisissant de s'unir, pour des raisons diverses aux Eglises d'Occident, il faut qu'elle continue, malgré les hypocrisies et les déceptions récentes, malgré une reprise larvée du prosélytisme à notre encontre, et suscite l'ardeur de tous ceux qui aiment l'Eglise du Christ. Notre Orthodoxie doit cesser d'être frileuse. Elle doit dépasser ses complexes de persécution. ''Le temps des ghettos, mêmes spirituels, sont définitivement révolus" (97). Il nous faut donc adopter une attitude ouverte, attentive, aimante, ne pas répondre au prosélytisme par les mêmes méthodes, car nous ne sommes pas un parti qui essaye de rallier des adeptes et des adhérents. Notre mission consiste à témoigner de la présence du Christ ressuscité dans l'Eglise. Cela ne veut cependant dire, ni syncrétisme, ni œcuménisme sentimental à la va-vite, ni escamotage des différences, ni relâchement dogmatique, ni intercommunion, ni prééminence contre nature de la charité sur la vérité. Il faudra veiller à éviter de plus en plus le double langage, la non-conformité des actes aux paroles, tout ce qui pourrait mener à l'effritement de l'appartenance ecclésiale ainsi que tout rassemblement des chrétiens à tout prix dans un quelconque esprit de croisade. Comme le disait récemment notre Patriarche, à Paris, il faut apprendre à nous reconnaitre frères dans "l'esprit de la croix, qui est le Saint-Esprit" (98), donc nous mettre ensemble à l'écoute des chuchotements de cet Esprit, pour prier ensemble, effectuer ensemble un retour à nos sources communes, acquérir les uns et les autres, les uns par l'exemple des autres, un style de vie et de témoignage authentiquement évangélique et unifier nos efforts au service de tous les hommes. L'unité nous sera alors donnée par Celui qui a prié pour elle quand nous en serons dignes.

- Témoignage de l'Eglise envers les religions

Comme le dit Mgr. G. Khodre, "la véritable mission se moque de la mission" (99). Dans notre rencontre avec les religions non-chrétiennes qui nous entourent, à savoir essentiellement l'Islam et le Judaïsme, il nous faut savoir que "notre seule tâche est de suivre les traces du Christ", de "dégager les valeurs christiques" dans ces religions, de montrer "le Christ comme leur lien et Son amour comme leur prolongement" (I00) et par là et par notre témoignage de vie, humble et aimant, espérer éveiller Christ qui y dort.

L'Islam

Dans notre rencontre avec l'Islam, il nous faut passer de l'idée de survie à celle du témoignage et du souci du devenir commun. Il ne faut nullement renier notre histoire de chrétiens d'Orient avec les joies et les souffrances qui l'ont marquée. La proclamation récente de la sainteté du prêtre martyr Youssef El Dimashki, ainsi que les "Saints oubliés" (101), eux aussi le plus souvent martyrs de leur foi, que l'Archimandrite Touma Bitar vient de rappeler à notre mémoire, sont une indication que notre Eglise a décidé de ne plus avoir peur de la vérité, car sans elle, il n'y a pas de vraie convivialité. Ce souci de vérité doit pourtant nous pousser tout autant à reconnaitre qu'une bonne convivialité a le plus souvent prévalu entre nous et les musulmans, et ce malgré des dérives dont certaines étaient dues à l'ingérence et à l'esprit de croisade entretenu par l'Occident "chrétien", contrairement à ce que veulent laisser croire ceux, d'ici ou d'ailleurs, qui sont aveuglés par des partis-pris, des préjugés ou certaines options politiques. 

Notre espoir est que l'Institut des Etudes Islamiques de l'Université de Balamand puisse réanimer sur le plan local et régional le dialogue ébauché dans l'expérience libanaise des années 1960-1970 et qui s'était avéré prometteur, et promouvoir une recherche sérieuse sur l'Islam. Cette recherche - et forcément ce dialogue - devrait s'engager simultanément sur trois fronts :

- Celui de la découverte et de l'affirmation de tout ce qui unit les deux religions sur le plan humain et éthique et sur le plan de la foi en Dieu et des valeurs christiques que véhicule le Coran,

- Celui d'une recherche théologique pour expliquer dans un langage compréhensible l'essentiel du christianisme en insistant sur l'absolu de l'amour, sur le fait que Dieu a accepté de se plier à la vulnérabilité de l'amour en s'incarnant, qu'il est le Dieu qui aime l'homme, qui se fait vulnérable à l'homme jusqu'à la croix et qui attend la réponse de l'homme. Pour dire aussi que Jésus est la réponse de Dieu au problème du mal en l'assumant. Pour parler de la divino humanité, de la déification et des perspectives infinies qu'elles ouvrent aux humains.

- Celui de la formation de groupes de réflexion et de pression en vue d'un combat commun pour le bien et les "droits" de tous nos compatriotes, la défense des opprimés et les causes communes des Arabes et du tiers-monde, celui de la lutte contre la corruption, la violence, le fanatisme et tous les effets pervers de la sécularisation et pour l'instauration d'une laïcité ouverte, d'une paix juste et d'une éthique pour notre temps qui puisse éviter le totalitarisme politique ou technique. De même, il faudrait pouvoir réfléchir pour trouver les solutions adéquates au nombre croissant de mariages mixtes, et surtout, dans certains diocèses du Liban et de la Syrie, au déséquilibre démographique qui entraine le plus souvent le passage obligé à l'Islam du conjoint d'origine chrétienne.

Le Judaïsme

Nous ne pouvons continuer à ignorer le Judaïsme et nous taire face aux amalgames fréquents entre cette religion et le sionisme et le rejet, la simplification outrancière ou les lectures tronquées de l'Ancien Testament qu'ils entrainent dans certains secteurs de notre communauté. De même nous ne devons plus nous taire contre l'exploitation abusive de cet Ancien Testament dans de nombreux milieux chrétiens de l’Occident (y compris une partie de la diaspora orthodoxe), obnubilés par la mauvaise conscience collective des camps de concentration de la Shoa, savamment entretenue par un matraquage publicitaire permanent, mais aussi pris en otages par une sorte de terrorisme intellectuel prompt à qualifier d'antisémitisme toute velléité de critique du Judaïsme ou de l'Etat d'Israël. Il faut essayer de leur faire comprendre que la seule clé de lecture de l’Ancien Testament est de le faire passer par le creuset du Christ. 1l nous faut tout d'abord affirmer haut et fort notre condamnation de tout antisémitisme, comme d'ailleurs de tout racisme, d'où qu'il vienne, y compris celui dont certains Occidentaux et Israéliens font preuve envers les Arabes et les musulmans. Il nous faut aussi épurer notre liturgie des rares textes qui pourraient inciter à la haine ou à la discrimination. Il nous faut enfin faire revivre la théologie patristique vis-à-vis du "peuple élu", et dénoncer les dérives d'une certaine théologie occidentale du "judéo-christianisme", sans pour cela escamoter le mystère d'Israël tel qu'il apparait dans l'Epitre aux Romains. 

De plus, nous devons essayer d'agir, au sein de l'Orthodoxie universelle, pour être partie prenante dans le dialogue judéo-chrétien et les discussions sur la signification et le statut de Jérusalem, car nous serons peut-être appelés, nous les chrétiens d'Orient, à aider, lors des retrouvailles de tous les Fils d'Abraham, à une rencontre et un dialogue en profondeur entre l'Islam et le Judaïsme.


Témoignage de l'Eglise dans une société sécularisée

Mais au-delà de la mission "interne", dont d'ailleurs les limites peuvent être difficilement définies, et au-delà du dialogue avec les autres chrétiens et avec les religions, la mission de l'Eglise a un champ d'action encore plus vaste qui est celui de l'ensemble de la société sécularisée qui englobe, comme nous l'avons dit plus haut, une bonne partie des baptisés.

Pour qu'il puisse être porteur, ce témoignage de l'Eglise doit passer par de nécessaires et douloureuses transformations dans le langage, l'attitude et les catégories de pensée des milieux d'Eglise. Et tout d'abord, il faut que l'Eglise abandonne son ton paternaliste, arrogant, qui donne l'impression de tout savoir, d'avoir réponse à tout, de vouloir contrôler tout et d'imposer sa vérité à coup de recettes éthiques et d'interdits. Maintenir ou revenir à ce type de présence chrétienne est la nostalgie des intégristes. L'Eglise doit se résoudre à ne pas avoir une place dominante dans la société, sans pour cela se résoudre à la place marginale à laquelle la modernité voudrait la confiner. Elle devra à cet effet se démarquer des centres du pouvoir et de l'argent, ne pas entrer dans le jeu politique, pour être toujours libre de le critiquer. Cette attitude n'ira d'ailleurs pas sans risque, car elle pourra mener au martyre, mais être aussi une source d'inspiration. La foi chrétienne se fera donc présente en promouvant la gratuité, en affirmant un certain nombre de valeurs de vie et posant un certain nombre de questions essentielles, en dénonçant la violence, l'oppression et l'injustice, en humanisant l'ordre terrestre et en essayant de présenter le Seigneur au monde et de récolter Dieu éparpillé et caché en ce monde.


Affirmer des valeurs de vie et suggérer une éthique pour notre temps

''Dans plusieurs pays orthodoxes, à l'Est, une expérience prodigieuse s'est réalisée en notre siècle. Ni le conditionnement par la propagande, ni les camps, ni les hôpitaux psychiatriques spéciaux n'ont réussi à réduire l'homme. Toujours des hommes ont refusé de capituler. Capables non seulement de dignité, mais d'une bonté désintéressée" (102). De même, de nos jours, des hommes parviennent à ne pas succomber aux attraits de la société de "consommation, de l'hédonisme, de la réussite, de l'argent, (lui opposant) le silence, le retrait, l'amitié, le service désintéressé, le contact de la nature" (l03). Le renouveau du monachisme, ici et ailleurs, est un autre signe de cette énergie prodigieuse et de cette détermination qui est en l'homme. "Ainsi l'homme apparait irréductible. Pourquoi, sinon qu'il est fait à l'image de Dieu ? Il nous faut donc affirmer humblement cette unicité de la personne humaine, faire réfléchir la société sur l'énigme de l'homme, sur le respect de sa liberté, sur les raisons possibles de sa capacité d'amour, de tendresse et de bonté, sur le sens de l'ascèse, le mystère de la beauté, la non fatalité de l'emprise de la mort, le salut en communion, le salut comme communion, le sens de la fête et de la gratuité" (l 04). Il nous faut essayer de balbutier des débuts de réponses aux interrogations de nos contemporains en affirmant la sacralité et le don de la vie en faisant bien attention de distinguer le péché de la personne du pécheur, et poser les jalons d'une éthique pour notre temps.

Dans ce domaine éthique, il nous faut, tout d'abord, éviter les réponses toutes faites, les interdits sans explications, les jugements intempestifs. Puis essayer de suggérer des orientations et un sens, basés sur les principes et les valeurs de vie, énumérés plus haut, et ce à la condition expresse de les incarner dans nos ''Eglises domestiques" et dans nos communautés eucharistiques. En effet, ''tant que la communauté ecclésiale ne sera pas intimement persuadée que tout enfant baptisé, tout couple marié, tout malade, tout mourant et tout défunt l'est dans son sein, et qu'elle en est responsable devant Dieu, nous vivrons dans un monde mutilé où l'avortement et l'euthanasie apparaitront souvent comme les solutions ultimes à des problèmes trop souvent vécus dans la solitude. Tant que nous serons incapables de sur nous par l'entraide et la prière, la souffrance physique et morale de nos frères en Christ, la liturgie demeurera un beau moment, mais nous serons bien seuls à son issue" (l05), et nous n'aurons vraiment rien à proposer à ceux qui ne partagent pas notre foi. Cela étant dit, il nous faut être clairs dans notre refus de l'avortement, l'euthanasie ou tout autre technique de "mort" douce, ainsi que toutes manipulations génétiques sauvages.

Le refus de considérer l'avortement comme une issue satisfaisante, voire ''normale", doit rappeler le caractère irréductible de l'existence personnelle dès son origine, le fait que l'embryon, "que le fœtus soit formé ou non formé" (106) selon saint Basile, est un être humain qui n'est pas notre possession mais qui nous est confié, et qu'il définit une individualité absolument unique, en communion avec la mère et le père auxquels il a été confié. Attenter à sa vie, c'est donc violer le mystère de la personne humaine. D'où la nécessité toujours d'une attitude pastorale axée sur l'exigence fondamentale de l'Evangile d'une existence personnelle en communion, dans une libre responsabilité soucieuse avant tout du bien spirituel des personnes concernées.

De même, les manipulations génétiques ne sauraient être admissibles qu'au service de l'amour, c'est-à-dire pour venir en aide à un couple et en restant à l'intérieur du couple. Celles qui isolent ou qui dépersonnalisent (mères porteuses ou autres techniques) sont contestables.

Quant aux problèmes soulevés par les relations sexuelles pré maritales, il nous faut avoir le courage de nager à contre-courant, en expliquant que l'amour présuppose le don total de la personne, ce qui veut dire un engagement à vie et une responsabilité réciproque dont le mariage est le signe, et qu'il faut éviter les dichotomies qui réduiraient la rencontre personnelle, même si elle est affectueuse au seul contact des épidermes. C'est vrai, l’amour peut exacerber le désir. Mais les jeunes doivent être appelés à l'ascèse par respect de l'autre et de leur réelle communion.

Ce respect de la personne et de la communion des personnes devra être la clé pour aborder tout autre problème dans le domaine éthique.

Démystifier l'Etat et humaniser l'ordre terrestre

Nous devons nous consacrer, avec tous nos concitoyens et toute âme de bonne volonté, sans aucune exclusive, à l'œuvre d'humanisation de l'ordre terrestre en donnant à l'Evangile toute sa portée sociale. Il est vrai que l'Eglise n'a pas, en tant que communauté ecclésiale, à adopter des options socio-économiques ou politiques partisanes. Elle ne doit pas ''tenter de dominer l'Etat qu'elle doit plutôt démystifier en l'obligeant à s'en tenir à sa fonction propre, à ne pas outrepasser ses limites (qui sont) d'une part dans la vigueur de la société civile où il lui appartient de réduire le plus possible la violence et d'assurer une totale liberté d'association, d'autre part dans les grandes instances morales et spirituelles, qu'il doit respecter en assurant une totale liberté de conscience" (107). A cet égard, les chrétiens devraient œuvrer pour l'instauration graduelle d'une "authentique laïcité, c'est-à-dire un authentique pluralisme" (l 08), où les Eglises et les diverses communautés musulmanes, mais aussi la société civile, trouveront leur place, non comme substituts à l'Etat, mais comme partenaires responsables, dont le patrimoine culturel serait intégré dans les écoles, dont l'avis serait sollicité pour les grands problèmes éthiques et dont la fonction éducative et sociale serait reconnue.

L'Eglise devra, de toutes façons, rappeler, par sa vie et par sa parole, à temps et contretemps, l'exigence de la justice, de l'amour, de la dignité et des "droits" des hommes, ainsi que la nécessité de la réconciliation et de la paix. En ce faisant, elle retrouvera les accents des plus grands parmi nos Pères et les harmoniques essentielles de la pensée évangélique qui sont infiniment plus sévères, comme le note Berdiaef, envers les excès de ''la richesse, de l'exploitation et du désordre social qu'envers le désordre sexuel" (l09), sans pour cela minimiser les dangers de ce dernier. L'Eglise a donc à rappeler tout cela, mais c'est aux chrétiens de s'engager, sans peur de se salir les mains, au plus profond du monde, là où les hommes travaillent, luttent, souffrent ou s'entre-tuent pour promouvoir des possibilités de vie plus humaine, un refus des aspects aliénants de la société de consommation et assurer une présence transfigurant les rapports humains ainsi que la politique, l'économie, la culture et l'art.

Tout en sachant qu'aucune forme sociale ne peut être dogmatisée et que tout système tombe sous le jugement de Dieu dans la mesure où il n'est pas capable de se réformer lui-même en réponse à l'appel pour plus de justice, chaque chrétien, à sa mesure, se doit de participer à éveiller les hommes, et partant changer les structures, et à s'opposer à toute exploitation de l'homme par l'homme. Cette opposition prendra diverses formes, car l'Evangile n'est pas une recette sociale, mais un évènement de vie pour l'homme. Le chrétien ne proposera pas des lignes d'action politique qui seraient les seules valables du point de vue chrétien, ni même des "perspectives" plus générales, si par perspectives on entend la réduction de l'évènement évangélique à certaines valeurs dynamisantes. Le chrétien, avec les autres, vit sa foi dans le politique. Il l'assume, cherche à le transformer, non pas essentiellement dans sa structure
propre mais dans sa relation à l'homme. Il existe donc une certaine diversité de choix, pour un chrétien, au niveau de la politique, et un pluralisme politique à l'intérieur d'une même foi est possible et souhaitable, à condition que la méthode d'action, ici et là, soit résolument évangélique et basée, comme le dit Olivier Clément, sur "l'amour actif, inventif, résolu, sans espoir de réussite totale et stable dans l'histoire... mais animé par une vision totale de l'homme en Christ, de l'homme qui a besoin de pain, mais aussi de responsabilité, d'amitié, de beauté et d'éternité" (l 10).

"Ce n'est pas de la manière dont un homme parle de Dieu, mais par la manière dont il parle des choses terrestres qu'on peut mieux discerner si son âme a séjourné dans le feu de Dieu" (l 11). "Que les chrétiens, renonçant au pouvoir et à la violence, deviennent les serviteurs, pauvres et pacifiques, du Dieu crucifié qui fonde la liberté de la personne. Qu'ils soient les garants de la foi des autres, les garants aussi de ceux qui n'ont pas de foi, mais créent, parfois très humblement, de la beauté et de la bonté. Qu'ils soient les gardiens de l'homme ouvert, dans une culture ouverte. Tout en affirmant paisiblement, et parce qu'ils affirment, que le Christ est vainqueur pour tous de la mort et de l'enfer, que tout homme porte en lui l'humanité entière et qu'il est, par là-même, unique" (112).

Il faudrait que cette exigence s'applique aussi à notre Eglise, à l'ensemble de notre communauté. Il faut que cette communauté puisse continuer à être, dans notre pays écartelé par les haines, les intérêts et la corruption, assiégé par la famine et les injustices sociales, une présence d'Eglise, au sein de la mosaïque de confessions, prônant la nécessaire convivialité, le refus du mensonge et la justice pour tous. Être une communauté de pacificateurs, une communauté-pont, engage à de grands sacrifices et fait courir des risques énormes : les ponts, on les piétine, on passe dessus, mais sans eux, ceux qui campent sur les rives opposées peuvent difficilement se rencontrer. Il nous faut donc continuer à assumer notre histoire, et pleinement nos devoirs de concitoyens, sans cesser, pour autant, d'être les témoins de la douceur évangélique. C'est la seule voie d'avenir. Elle n'est pas utopique. Elle peut devenir sacrificielle, mais c'est la seule qui puisse vraiment contribuer à l'œuvre de reconstruction et surtout de re-humanisation de nos pays.

Récolter Dieu dans la culture et l'art de ce siècle et les évangéliser

Comment ne pas être frappé de voir les foules déserter les églises pour se presser dans les grandes expositions artistiques "comme si elles attendaient de la beauté la justification de la vie, la révélation du sens perdu. Il nous faut déceler l'exigence de création de l'humanisme moderne à travers l'art et la culture, non pour la rejeter mais pour l'intégrer et donc la sauver dans la divino-humanité" (l13).

''L'art donne des signes, des anticipations de la transfiguration ultime. Il rend l'âme sensible, par un ébranlement de tout son être, au Dieu vivant, qui unifie et diversifie en même temps. La beauté où s'unissent le divin et l'humain, le ciel et la terre, c'est le visage de Dieu en l'homme, c'est-à-dire le Christ en qui nous pouvons pressentir le visage de l'autre en Dieu. L'amour pour l'autre révèle sa beauté secrète, ravive en lui l'appel et l'image de Dieu" (l 14).

Il nous faudra donc, non seulement découvrir le Dieu enfoui dans la beauté, parfois torturée, de l'art de ce siècle, mais aussi témoigner par la beauté, celle de notre liturgie et surtout celle des icônes, "visages où la beauté n'est plus de séduction ou de possession mais de communion, à travers la mort enfin libérée de l'angoisse et devenue le voile déchiré de l'amour" (115). ''Tartovsky, commentant l'apparition lumineuse de l'icône de la Trinité, à la fin de son film sur André Roublev, écrit : "Voici enfin la Trinité, grande, sereine, toute pénétrée d'une joie frémissante d'où jaillit la fraternité humaine" (116).

Il nous faut aussi être attentifs au besoin d'intelligence critique de la modernité qui s'exprime dans sa culture pour mieux la comprendre, pour l'éclairer, et peut-être l'orienter par une connaissance autre que l'approche purement rationnelle, par le rayonnement de la vie liturgique et spirituelle se prolongeant en amour inventif. Sinon il ne nous sera pas possible de ''faire ce tour de force de traduire l'Evangile sans le trahir, d'adapter la vérité, révélée dans un contexte judéo-hellénistique, à des esprits qui n'ont plus rien de cette culture ancienne, pour lesquels aussi le symbolisme liturgique ainsi que la mentalité patristique sont un langage chiffré" (117). La Pentecôte n'a pas seulement "introduit dans le monde la glossalgie, l'usage de langues incompréhensibles... elle a aussi inspiré le charisme de l'interprétation des langues" (118). Il est impératif que nous comprenions la culture de ce siècle si nous voulons y faire passer, de façon intelligible, le message évangélique. Dans cet effort de compréhension et de traduction, il faut veiller, en nous pénétrant "de la culture des autres... à ne pas tomber dans le syncrétisme, à ne pas mêler dans notre message des éléments hétérogènes... ce qui serait, non la transmission de l'Evangile, mais d'un éclectisme religieux" (119).

Dans notre approche de l'art et de la culture contemporains, il nous faut veiller, sans rien abandonner de notre propre identité illuminatrice, à être attentifs à y déceler et "recueillir les essences ("logoi") spirituelles des êtres" (120) et des choses, non pour nous les approprier, mais "pour les offrir à Dieu comme dons de la part de la création" (St. Maxime le Confesseur), "et ce après les avoir ''nommées", c' est-à- dire marquées de notre génie créateur" ( l 21).

Notre Eglise, par le nombre innombrable de ses martyrs contemporains, par le "martyr blanc" (122) des moines et de ceux qui dans le monde vivent un "monachisme intériorise" (l 23), a un noyau d'énergie capable, s'il ne se détourne pas de !'intelligence contemporaine, mais œuvre à la féconder, de bouleverser l'histoire.

Sauver la création

II ne faut pas oublier que l'Eglise - et les chrétiens qui la composent - ont aussi une responsabilité cosmique. Nous sommes une race de prêtres, et nous portons l'univers dans notre offrande. "Ce qui est à toi, de ce qui vient de toi, nous te l'offrons, pour tous et de la part de tous".

Comme le dit Olivier Clément, cette responsabilité "consiste d'abord et... fondamentalement à maintenir par la prière la vie terrestre ouverte à la transcendance. Les transmutations sacramentelles et les bénédictions de l'Eglise, la prière des moines, couvrent le monde et le pénètrent peu à peu de lumière : ce qui est ainsi protégé, sauvegarde, spiritualise, nous le comprendrons au moment de la Parousie. Avant même de reboiser les steppes, il faut reboiser nos sociétés en "renonçants", en "transparents" en hommes qui soient comme des arbres enracinés à la fois dans la terre et dans le ciel" (124).

Cette responsabilité s'étend à tous les domaines de la scientificité où le chrétien devrait exercer son ministère. Mais elle doit plus particulièrement s'appliquer à l'écologie et la sauvegarde de la nature et de l'environnement humain, ces créatures de Dieu. La prière, et surtout celle de l'invocation du Saint Nom de Jésus, qui permet "la contemplation de la nature", engage à une relation eucharistique avec la terre. Comme le rappelle Olivier Clément, dans son livre "Sauver la création", le Patriarche Ignace IV a montré "la nécessité d'une approche non seulement éthique mais spirituelle, sacramentelle, liturgique du problème (de l'écologie). Après le viol moderne, la science de la conservation des sols, la réhabilitation de l'eau, cette sève de la vie universelle, et de l'arbre, ébauchent une sorte de pacte eucharistique entre l'humanité devenue technicienne et la terre qui reste notre mère bien que nous nous soyons émancipés de sa multimillénaire domination. Sur une planète enfin close se précise le dilemme de l'exploitation stérilisante ou du respect, voire de l'amour. II faut, dit le Patriarche, élargir le cœur de l'homme par une mystique qui intègre le cosmique dans l'amitié des hommes. Le thème des énergies divines ne doit pas rester le secret de l'ascèse monastique, il doit animer d'une manière créatrice notre présence dans l'œuvre commune des hommes" (125).

En ce faisant, nous préparons la transfiguration de l'univers. ''Dans cet engagement nous trouverons notre croix, car les puissances démoniaques et certaines forces politiques et économiques qu'elles utilisent nous tendront des embuches. Il nous faudra savoir les exorciser, (car) plus la science dégage l'homme de la nature, plus sa liberté pervertie risque d'ignorer, mépriser ou défigurer celle-ci. II nous faudra aussi savoir adorer, car plus notre intelligence scrute le ciel et la terre, plus nous découvrons qu'ils sont pleins de la gloire de Dieu, plus nous pressentons que cette immense exploration, de l'atome à la nébuleuse, n'a d'autre but que de faire rayonner jusqu'aux confins mêmes du néant la lumière que les saints voient ruisseler de l'Eucharistie" (126).

Conclusion

Les Athéniens avaient élevé un temple et adoraient le Dieu inconnu, et Saint Paul leur apprit à le nommer. Nos contemporains se refusent à élever des temples à Dieu, mais Dieu se trouve quand même au fond de leur angoisse, dans leur élan vers la liberté, dans leurs interrogations sur le sens, l'amour, la beauté, la gratuité. Allons-nous lancer des anathèmes, ou nous atteler à la tache de découvrir Dieu dans cette modernité qui nous désoriente et apprendre à nos contemporains, par notre vie d'abord, et peut-être au prix de notre vie, mais aussi par une parole qui se voudra humble, fraternelle et intelligible, que ce Dieu-Homme a un nom et un visage, qui sont ceux du Christ Jésus ? Allons-nous faire en sorte de nous effacer et laisser ce Dieu Lui-même parler, à travers nous, à chaque être humain, dans sa situation propre, dans sa souffrance et dans sa joie, pour qu'il découvre qu'il est fait à Son image et qu'il en est aimé ? Allons-nous savoir unir l'intelligence du monde occidental à notre cœur oriental pour transfigurer la raison dans l'amour ? Allons-nous nous remplir de la conviction inébranlable que "la vie tout entière jaillit au-dedans de (nous), que (nous sommes) au-dedans de la vie" (127), pour affirmer qu'il n'y a pas de mort et que le Seigneur vient à notre rencontre ? Et que donc tout devient possible, qu'il faut "garder notre esprit en enfer et ne pas désespérer" (128), car dans la fournaise le Seigneur est avec nous. Le monde a beau sembler avoir abandonné Dieu, Dieu lui restera fidèle. Aussi devrons-nous faire nôtre la prière de St Isaac le Syrien, qui ne cessait d'ailleurs de prier pour tout l'univers : " Je t'ai abandonné, ne m'abandonne pas. Je me suis éloigné, sort à ma recherche" (129).

"C'est pourquoi je fléchis le genou devant le Père... qu'Il vous accorde... d’être puissamment fortifiés par Son Esprit pour la croissance de l'homme intérieur, d'avoir le Christ à demeure dans vos cœurs, grâce à la foi, demeurant enracinés dans la charité et fondés sur elle. Cela pour que vous puissiez comprendre avec tous les saints ce que sont la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur et connaitre du Christ, qui surpasse toute connaissance, en sorte que vous soyez remplis de toute la plénitude de Dieu. Et à Celui qui peut, par la puissance avec laquelle Il agit en nous, faire infiniment plus que tout ce que nous demandons ou concevons, à Lui soit la gloire... au cours de tous les âges et aux siècles des siècles" (Eph 3, 14-29).
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NOTES

1. Olivier Clément (O.C.), Témoigner dans une société sécularisée, in Contacts No. 144, 1988, p. 277.
2. O.C., op. cité, p. 277.
3. O.C., op. cité, p.278.
4. O.C., op. cité, p. 278.
5. O.C., op. cité, p. 280.
6. O.C., Christianisme et Science, le rôle de l'Orthodoxie, Université de Balamand, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 1990, p. 7.
7. O.C., Témoigner ..., p. 7.
8. O.C., op. cité, p. 9.
9. St. Grégoire de Nysse, cité par Olivier Clément, Quelques réflexions sur la science et la "science des sciences", Contacts No. 50, 1965, p. 89.
10. O.C., Quelques réflexions sur la science et la "science des sciences", Contacts No. 50, 1965, pp. 91-92.
11. O. C., idem.
12. O.C., Christianisme et..., p.15.
13. O.C., Tenter d'être chrétiens aujourd'hui, in Contacts, No. 139, 1987, p. 216.
14. Costi Bendaly, Le témoignage de la Communauté Eucharistique , in Contacts, No. 137, 1987, p.33.
15. O.C., Le sens de la terre, Notes de Cosmologie Orthodoxe, Contacts, Nos.59/60, 1967, p.301.
16. Costi Bendaly, op. cité, p. 36.
17. O.C., Témoigner...p. 281.
18. 18. O.C., Tenter ..., pp. 216-217.
19. O.C., Etre chrétien Orthodoxe aujourd'hui, Supplément au SOP No. 119, 1987, p. 6.
20. Mgr. Georges Khodr (G.Kh.), Eglise et Monde, Le Messager Orthodoxe, No. 48, 1969, p. 14.
21. O.C., Tenter ..., p. 212.
22. O.C., Tenter ..., p. 208.
23. O.C., Témoigner ..., p.281.
24. Ibidem, p. 281.
25. Ibidem, p. 282.
26. G. Kh., Eglise et ..., p.14.
27. Nicolas Lossky, Témoignage dans une Société sécularisée, Contacts, No. 136, 1986, p. 264.
28. B. Vergely, Le 2lème siècle sera religieux ou ne sera pas, Contacts, No. 158, 1992, p. 112.
29. G.Kh., Eglise et ..., p. 14.
30. N. Berdiaev, Le problème sociologique et métaphysique de la Technique, Contacts No. 55,1966, p. 153.
31. G.Kh., Eglise et ..., p.16.
32. G.Kh., Eglise et..., p. 16.
33. 33. O.C., Tenter ..., p. 213.
34. G.Kh., Eglise et ..., p. 26.
35. Ibidem, p. 27.
36. G.Kh., Technologie et Justice Sociale, in Messager Orthodoxe, 1970, p. 38.
37. Patriarche Ignace IV Hazim, Le Christianisme et la Rencontre des Religions et des Cultures, in Supplément au SOP No. 79, 1983, p. 15.
38. O.C., Le sens de la terre, p. 300.
39. Nikos Nissiotis, Le sens théologique de la révolution technologique et sociale, Contacts, Nos. 59/60, 1967, pp.236-237, 240.
40. G.Kh., Mission et Développement dans la théologie orthodoxe, in Contacts, No. 85, 1974, p.72.
41. O.C., Témoigner ..., p. 293.
42. La Grande Controverse ..., IV 26-27, cité par O.C. in Vladimir Soloviev, Théologien de la Modernité, Contacts, No.169, 1995, p. 41.
43. ibidem.
44. Rapport de la Conféence de Genève sur l'Eglise et la Société, COE, 1966.
45. Patriarche Ignace IV Hazim, op.cité, p. 13.
46. O.Clément
47. Patriarche Ignace IV Hazim, op. cité, p. 15.
48. Patriarche Ignace IV Hazim, op. cité, p. 16.
49. G.Kh., Problèmes de coopération pastorale entre les Eglises d' Orient, SOP, Document No. 159A, 1991, p. 8.
50. G.Kh., Eglise et ..., p. 17..
51. O.Clément.
52. Citépar O.C., Tenter ..., p. 216.
53. B. Vergely, Le 21ème siècle ..., p. 112.
54. O.C., Témoigner ..., p. 282.
55. O.C., Tenter ..., pp. 227-228.
56. Serge Averintsev, théologien, philosophe et poète russe contemporain, Penser après l'athéisme, in SOP, No. 192, 1994, p.29.
57. Ibidem, pp. 30-31.
58. Rapport de la Consultation Inter-Orthodoxe sur la Mission, Néapolis, 1984.
59. O.C., Le pouvoir de la foi, SOP, Supplément No. 120-C, 1987, p. 12.
60. J. Bose, O. Clément, M-J Le Guillou, La crise de Mai, essai de discernement spirituel, Contacts Nos. 62/63, 1968, pp. 236-237.
61. G.Kh., Eglise et ..., p. 24.
62. G.Kh., Mission et Developpement, p. 7 3.
63. 63 . Costi Bendaly, op. cite, p.31.
64. I bidem, p.32.
65. Simone Weil, dans l Enracinement, cité par Olivier Clément, Témoigner..., p. 4.
66. Père Alexandre Schmemann, Pour la vie du monde, Editions Desclée, 1969 , p. 26.
67. Cité par P. A. Schmemann, op. cité, p. 26.
68. S. Kierkegaard, cité par N. Berdiaev, Le problème sociologique et métaphysique de la Technique, op. cité, p. 171.
69. O. C., Le sens ..., p. 301.
70. Denis de Rougemont L'aventure occidentale de l'homme, cité par O.Cleément, Le sens de la terre, op. cité, p.301.
71. O.C., Quel visage pour l'Orthodoxie en France aujourd'hui?, in SOP No. 122, 1987, p. 22.
72. O.C., Tenter ..., p. 217.
73. Costi Bendaly, op. cité, p. 45.
74. O.C., Tenter ..., p. 209.
75. Père D. Staniloae, Liturgie de la communauté et liturgie intérieure, in Contacts, No. 120, 1982, p. 311.
76. L. Boff, Eglise, charisme et pouvoir, Editions Lieu Commun, 1985, p 80.
77. J. Zizioulas (Mgr. Jean de Pergame).
78. St. Jean Chrysostome.
79. Tertullien.
80. Commentaires sur Galates 1,2.
81. Père B. Bobrinskoy, Communion du Saint-Esprit, Editions Bellefontaines, 1995. Ce thème est repris en divers endroits du livre.
82. Père J.C. Roberti.
83. St. Basile le Grand, Lettre 191.
84. St Basile le Grand, Lettre 204, 7.
85. D.I. Ciobotea (Metropolite de Moldavie), L'Eglise Mystère de communion et de liberté dans un monde marqué par le péché et la finitude, SOP, Supplément No. 103-D, 1985, p.18.
86. Ibidem, p. 21.
87. P. G. 65, 363, cite par D.I.Ciobotea, op. cite, p.21.
88 . P . A. Schmemann, Church World Mission, St Vladimir ' s Seminary Press , Crestwood, 1979 , p. 18 7.
89. P. D. Ciobotea (Métropolite de Moldavie), La participation des baptises au processus préconciliaire, SOP, Supplément No. 127, 1988, p. 1.
90. J. Zizioulas (Mgr. Jean de Pergame), L'Etre Ecclésial, Labor et Fides, 1981, p. 120.
91. St. Jean Chrysostome.
92. St. Jean Chrysostome.
93. Encyclique des Patriarches Orientaux, 1848.
94. G.Kh., Eglise et ..., p. 25.
95. St. Basile le Grand.
96. St Irénée de Lyon, Fragments, cité par A. Hamman in le Point Théologique, No. 17, 1976, p. 99.
97. O .Clément.
98. Patriarche Ignace IV Hazim, Homélie, Bienheureux les Pacificateurs, in Contacts, No. 15 2, 1990, p. 248 .
- 99. G.Kh, Christianisme dans un monde pluraliste, l'économie du Saint Esprit, Irénikon, 1971, p 202.
100. Ibidem, p. 202.
101. Editions An Nour, Beyrouth, 1994.
102. O.C., Témoigner ..., pp. 289-290.
103. Ibidem, p. 290.
104. O.Clément.
105. Père J.C. Roberti, La mort douce, in SOP No. 123, 1987, p; 13.
106. St. Basile le Grand, cite par P. Jean Breck, La procréation et le commencement de la vie humaine, SOP, No. 193, 1994, p. 34.
107. O.C., Témoigner ..., p. 286.
108. O.C., ibidem.
109. Cité par P. Evdokimov, Eglise et société, Contacts Nos. 59/60, 1967, p. 222.
110. O.C., Dyonisios et le Ressuscité, essai de réponse chrétienne à l'athéisme contemporain, in Evangile et Révolution, Ed. du Centurion, 1968, p. 114.
111. Simone Weil, cité par G. Kh., Témoins du Christ, texte ronéotypé, 1967, p. 7.
112. O.C., Anachroniques, Desclée de Brouwer, Paris, 1990, p. 57-58.
113. O.Clément.
114. O.Clément.
115. O.C., Témoigner, p. 4.
116. Cité par O.C., Témoigner ..., p. 293.
117. G.Kh., Témoins du Christ, p. 9.
118. Ibidem, p. 9.
119. Ibidem., p. 9.
120. Ibidem., p. 9-10.
121. O.C., Tenter ..., p. 231.
122. O.C., Témoigner ..., p. 295.
123. Paul Evdokimov, Les âges de la vie spirituelle, DDB, Paris, 1964, p. 121.
124. O.C., Christianisme et ..., p. 18.
125. Ibidem., p. 19.
126. Ibidem, p. 20.
127. St. Syméon le Nouveau Théeologien.
128. Parole divine entendue par St. Silouane l'Athonite, citée par Archimandrite Sophrony, in Staretz Silouane, Editions Présence, 1973, p. 43.
129. St. Isaac le Syrien, Discours Ascétiques , 2ème Tr aité, in Œuvres Spirituelles, DDB, 1981, p. 6 8 .


















 

 


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