L'EGLISE ORTHODOX£ AU MOYEN-ORIENT

 

Raymond Rizk


Le Moyen-Orient aujourd'hui


Un monde en ébullition où les intérêts des nations, la pusil­lanimité des gouvernements, la montée des intégrismes et le réveil de peurs et passions crues à jamais révolues, font sombrer la mosaïque de communautés qui y habitent dans un nouveau Moyen Age de luttes intes­tines transformant peu à peu leur convivialité en une violente rivalité, chacune se laissant convaincre que sa survie ne peut être assurée que dans 1’ élimination, l'assimilation ou l'oppression des autres.

Chrétiens d'Orient?

Les orthodoxes, dans leurs deux composantes, chalcédonienne et non-chalcédonienne (1), formant la grande majorité des chrétiens du Moyen-Orient (2), sans pour cela cesser d'être, dans tous les pays de cette région,  une minorité par rapport à l'ensemble de leurs concitoyens musulmans. Cette minorité se pose de plus en plus, à l'heure actuelle, des questions cruciales sur son identité et sa mission. Nombreux sont ceux qui se laissent soumettre à l'éventail de tentations qui assaillent la plupart des chrétiens orientaux, tentations allant de l'exode (3) à une acceptation responsable du statut de minoritaire dans une attitude pleinement assumée de martyria dans tout son sens de témoignage lourd de martyre, en passant par diverses formes de "croisade" (4) ou une sorte de mise en hibernation par un recroquevillement en ghetto hautainement désintéressé de la problématique de son milieu ambiant.

Indépendamment de ces options socio-politiques, beaucoup de chrétiens d'Orient considèrent que leur véritable vocation de chrétiens en Orient est justement de porter la croix qui leur a été allouée à l'endroit même où il leur a été donné de la porter, et que face aux défis multiples et au déferlement des passions, le seul langage, la seule violence qu'ils peuvent, sans peur mais aussi sans pusillanimité, se permettre sont ceux de la Résurrection.

Des Eglises qui sortent de leur assoupissement

Cette vision, née du grand mouvement de renouveau spirituel qui a secoué l'Orthodoxie dormante des pays arabes au début des années quarante (5), laisse sa marque dans plusieurs aspects de la vie ortho­doxe au Moyen-Orient. Ce mouvement de renouveau qui continue à pétrir en profondeur ces vieilles chrétientés est parti de la conviction que toute réforme se doit d'être centrée sur les exigences suivantes:


a) Tout renouveau débute à l'intérieur de l'homme appelé, à travers une metanoia permanente et une vie liturgique renouvelée et as­sumée existentiellement, à un engagement au service de l'Eglise et des hommes, dépassant en cela taus les blocages "confessionnels".

b) Ressourcement dans la pensée patristique et son actualisa­tion - dans des instituts de théologie et de nombreux cercles de prière et d'étude - pour répondre aux interpellations de la modernité, accom­pagné d'un effort soutenu de mettre à la disposition du lecteur arabo­phone une littérature chrétienne liée aux valeurs du passé mais atten­tive à ses interrogations (6).

c) Redécouverte - surtout en Egypte, mais aussi dans le Patri­arcat d'Antioche - d'un monachisme épanoui, ouvert, essayant avec quel­ques succès de renouer avec les modèles anciens, tant syriaques que coptes, en harmonie avec l'expérience renaissante du monachisme grec de l'Athos.

d) Priorité donnée à la pastorale, afin que le renouveau attei­gne les structures de chaque paroisse et les diverses superstructures qui s'y sont rajoutées au cours des siècles, et afin que chaque homme sente, dans l'approche nouvelle de l'Eglise envers lui, qu'elle est jus­tement aujourd'hui, pour lui, porteuse de vie et de sens. C'est en s'at­taquant dans le vécu quotidien à résoudre les problèmes pastoraux que les tenants du renouveau - en particulier dans l'Eglise d'Antioche – ont senti avec plus d'acuité la "dichotomie poignante qui existe souvent (au niveau du langage et de la pratique ecclésiastiques) entre les spécula­tions et la réalité pastorale de l'Eglise" (SOP no 94), comme le disait récemment le patriarche antiochien Ignace IV, l'une des figures de proue de la présence chrétienne au Moyen-Orient. De là l'urgence ressentie par beaucoup d'orthodoxes - surtout les jeunes - d'une action continue à tous les niveaux en vue d'éliminer les dichotomies diverses héritées de siècles de léthargie, de compromissions et d'intérêts individuels ou communautaires, en particulier dans les domaines suivants:

- Les relations entre l'épiscopat et le peuple des croyants afin de pallier les méfaits d'un certain autoritarisme et d'un certain cléricalisme tous deux étrangers à la compréhension orthodoxe de l'Egli­se, communauté eucharistique, où clercs et laïcs agissent en communion chacun selon son charisme, conjointement responsables dans le respect et l'amour réciproques de toutes les affaires du Peuple de Dieu. Dans cet ordre d'idées, il est aussi important que soit bientôt trouvée, loin de toute tentation de phylétisme, une solution à l'anomalie vécue sur­ tout au sein du Patriarcat de Jérusalem où l'épiscopat ne parle pas (ou si peu) la langue de la majorité écrasante de ses ouailles, ce qui n'est pas sans causer de graves problèmes pastoraux et d'affecter l'impact du témoignage orthodoxe dans un contexte très difficile.

- Le mélange - combien fréquent en Orient - entre 1’appartenance sociologique à la "millet" (ou la nation) chrétienne et la parti­cipation à l'Eglise avec tous les sous-entendus socio-politiques qu'il engendre et qui font en partie la trame du drame libanais. D'où la néces­sité que l'Eglise soit de plus en plus convaincue que, tout en défendant les "droits" essentiels de ceux qui se prévalent d'elle, elle ne peut se permettre d'oublier qu'elle appartient à tous, et que tout petit, tout opprimé, tout assoiffé de justice a également droit à sa sollicitude.

- Les relations entre l'Eglise orthodoxe et les Eglises dites "non-chalcédoniennes" qui constituent une autre scandaleuse anomalie puisque la pleine communion sacramentelle entre elles n'est pas encore rétablie bien que de nombreuses conférences théologiques aient déjà af­firmé maintes fois que pour l'essentiel elles vivent la même foi. Un mouvement prophétique dans le sens de l'union entre ces églises des Pa­triarcats d'Alexandrie et d'Antioche, là aussi loin de tout phylétisme, devrait être une des urgences à laquelle devraient s'atteler les ortho­doxes du Moyen-Orient dans les prochaines années.

e) Réaliser que la dimension missionnaire est de l'essence de l'Eglise et que la mission doit en permanence être orientée vers les chrétiens eux-mêmes pour qu'ils renouvellent les promesses de leur bap­tême, mais aussi vers "l'extérieur". Si les orthodoxes de plusieurs pays du Moyen-Orient sont appelés à réaliser cette mission vers "l'extérieur" surtout par leur vie de prière et de service, leur présence pacifiante, leur ouverture aux peines des hommes, la littérature qu'ils peuvent en­core diffuser… les orthodoxes grecs sont en train de donner une voca­tion nouvelle au vieux Patriarcat grec d'Alexandrie de par l'élan mis­sionnaire qu'ils ont amorcé dans le continent africain.

f) Jouer au sein de l'Orthodoxie universelle - et c'est la peut­ être une des vocations du Patriarcat d'Antioche - un rôle de catalyseur pour que l'Eglise orthodoxe se hâte de répondre aux injonctions de !'Es­prit, pour qu'elle apaise les ambitions et les aigreurs des uns et des autres et rappelle à tous qu'en Christ il n'y a ni grec, ni russe, ni arabe mais que tous sont invités à être dignes de la vocation à laquelle ils ont été appelé, et que leurs frères chrétiens et le monde attendent beaucoup de leur unité revécue dans le service et l'humble témoignage de l'expérience spirituelle qu'il leur est donné de vivre.

g) Cette recherche de la vérité dans la charité fraternelle doit être aussi la norme des relations entre l'Orthodoxie et les Eglises orien­tales unies a l'Eglise de Rome. Mais pour qu'un réel esprit irénique puis­ se prévaloir et cautériser les blessures du passé, il faut espérer que cesse rapidement le prosélytisme malheureusement encore trop pratiqué par certaines de ces Eglises envers en particulier les orthodoxes des Patri­arcats d'Antioche et de Jérusalem, et que s'instaure plutôt un dialogue en profondeur, libre de l'hypocrisie des convenances et des salamalecs orientaux qui souvent prévalent, pour que l'unité recherchée ne soit pas orientée contre quiconque mais reflète la Volonté de Celui qui nous veut un "pour que le monde croie".

h) Encourager enfin - et c'est là la dernière mais non la moins importante des exigences sur lesquelles se base le renouveau actuelle­ment expérimenté dans l'Orthodoxie du Moyen-Orient - un autre dialogue en profondeur entre les chrétiens et les croyants des autres religions monothéistes de la région. Ce fut là la grande espérance, amorcée par l'expérience libanaise des années 1960-1970. Ce qui aujourd'hui parait être parfois du domaine de la chimère à cause des passions primaires qui habitent les cœurs, ne doit cependant cesser d'être, malgré tout, sur la liste des priorités du témoignage des chrétiens d'Orient. Malgré leur souffrance ou peut-être par elle, ces chrétiens devraient être toujours convaincus que c'est là un des services qu'ils peuvent encore rendre au monde.

NOTES

(1) C'est-à-dire d'une part ceux qu'on appelle d'habitude les "grecs­ orthodoxes" et qui sont, au Moyen-Orient, à l'exception de Chypre, dans leur écrasante majorité de langue arabe et se repartissent entre trois anciens Patriarcats, ceux d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem, et d'autre part les coptes, syriaques et arméniens, tous dits "orthodoxes", qui ne reconnaissent pas les définitions du Concile œcuménique de Chalcedoine.

(2) Ce n'est surtout qu'au Liban et en Irak que les chrétiens unis à 1’Eglise de Rome constituent la majorité des chr2tiens.

(3) Pour des raisons diverses, de nombreux chrétiens ne cessent de quit­ter depuis des dizaines d'années l'Irak, Israël, la Syrie, l'Egypte et maintenant le Liban, formant de larges communautés dans les deux Amériques, en Australie et certains pays d'Europe et d'Afrique.

(4) Il convient ici de noter que l'Eglise orthodoxe est demeurée, dans les affres de la guerre que vit le Liban, l'une des rares instances spirituelles à ne pas avoir encouragé la formation de milices, mais ayant plutôt gardé les ponts ouverts avec toutes les communautés libanaises, et n'a cessé d'inciter à la non-violence et à la reprise du dialogue. Cela n'a certes pas empêché beaucoup d'orthodoxes de souffrir des effets de la guerre autant, sinon plus dans certaines régions (Beyrouth-Est, la montagne du Chouf et de Aley) que les au­tres chrétiens, et donc d'être soumis aux mêmes sensations et de partager les mêmes peurs et les mêmes espoirs. Mais dans l'ensemble leur attitude vis-à-vis de leurs concitoyens musulmans reste plus sereine et accueillante.

(5) Ce renouveau a débuté dans le Patriarcat d'Antioche avec le Mouve­ment de la jeunesse orthodoxe (MJO) fondé en 1942 par Georges Khodr (maintenant archevêque du Mont-Liban) et un groupe de jeunes étu­diants libanais et syriens, et dans l'Eglise copte avec plus d'un mouvement spirituel et monastique.

(6) Les Editions AN-NOUR du MJO et les éditions de l'Eglise copte ont édité à ce jour des centaines d'ouvrages dont certains atteignent les milieux non-chrétiens.

(Ce texte parait également, sous une forme légèrement abrégée, dans la revue UNITE DES CHRETIENS, n° 58, avril 1985)

 

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