LE PATRIARCAT ORTHODOXE D'ANTIOCHE D'UN PONTIFICAT à L'AUTRE



RAYMOND RIZK



Le patriarcat orthodoxe d'Antioche a vécu en 2012 de graves et importants événements dus d'abord au décès de S.B. le patriarche Ignace IV (Hazim), après 33 ans passés comme primat de cette Eglise, puis à l'élection de son successeur S.B. Jean X (Yazigi), en décembre de la même année. Le présent article rend hommage au patriarche défunt et tente une lecture rapide de la situation actuelle de cette Eglise antiochienne au début du pontificat de son successeur.


LE PATRIARCHE IGNACE IV

Un charisme spirituel déployé dans la simplicité et le dévouement
Evoquer la mémoire du patriarche Ignace, c'est retracer l'histoire des dernières décades, à partir de la moitié du vingtième siècle, à laquelle il a été intimement mêlé, car il a profondément marqué la vie de l'Eglise antiochienne durant toute cette période. Il participa activement aux événements majeurs vécus par la chrétienté du Moyen-Orient et fut même à l'origine de plusieurs initiatives ecclésiales et œcuméniques. Dès le milieu des années 1940, alors qu'il était encore diacre, il s'engagea dans l'œuvre de renouveau, initiée par de jeunes universitaires au sein du Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe (MJO). Des années durant, il en fut un de ses principaux responsables, ouvrant aux membres de ce mouvement des chemins vers le Seigneur. Il poursuivait, en même temps, ses études universitaires et obtint une licence en philosophie et sciences de l'éducation à l'Université américaine de Beyrouth (AUB), puis décrocha une licence en théologie de l'Institut orthodoxe saint Serge de Paris. Durant son séjour parisien, il participa à la fondation de Syndesmos, la Fédération internationale des mouvements de jeunesse orthodoxe.

Nombreux sont ceux qui, comme moi, ayant rejoint les rangs du MJO a cette époque, à Beyrouth, l'ont eu pour père spirituel, 'chef d'équipe' et dirigeant inspiré et inspirant. Encore étudiants à l'université, nous nous réunissions avec lui chaque semaine pour méditer l'Evangile, discuter de divers thèmes concernant la société et l'Eglise, ou tout simplement l'écouter. Inconscients de l'heure et oubliant les multiples responsabilités de notre ‘chef d’équipe’ on faisait durer ces réunions sans aucune objection de sa part.

Chaque dimanche et mercredi, nous participions à la Sainte Liturgie eucharistique qu'il célébrait dans l'église attenante au Collège de l'Annonciation dont il était le directeur, et où de nombreux fidèles participaient, rien que pour entendre ses sermons. Toujours concis, clairs, insistant sur une seule idée force, il rappelait que le message évangélique concernait tout un chacun.

Ce 'compagnonnage', qui a duré plusieurs années, nous a permis de découvrir qu'il menait une vie ascétique. Rien qu'à le voir manger si peu, on s'en serait douté. Mais je voudrais témoigner d'un fait qui m'a longtemps impressionné. J'étais passé chez lui, au collège de l'Annonciation, pour l'accompagner à une réunion. Il était toujours ponctuel et nous apprenait à respecter les horaires. Or ce soir-là, contrairement à son habitude, il semblait vouloir trainer. Et comme je lui rappelais qu'on était attendu, il m'avoua en toute simplicité qu'il attendait sa seule paire, de chaussures qui se trouvait chez le cordonnier en réparation ! Par la suite, plusieurs occasions m’ont permis de me rendre compte que, malgré les honneurs dont il était entouré, il avait su garder un style de vie simple. La société de consommation l'horripilait. Par sa façon de vivre, il voulait nous apprendre qu'il était possible de résister à l’attrait de cette société, ou du moins, d'en éviter les outrances.

Dans les années 1960, il est devenu une référence pour tous ceux qui étaient concernés par le renouveau du patriarcat d'Antioche. Il était présent partout, au sein de l’Eglise locale ainsi que dans les cercles œcuméniques et culturels du Liban, tel le Cercle Saint-Irénée dont il fut l'un des fondateurs, le Conseil des Eglises du Moyen­Orient (MECC), le Syndesmos et la Fédération Mondiale des Etudiants Chrétiens au Moyen-Orient (WSCF). Il s'engageait à fond dans toutes ces organisations, et y occupa plusieurs postes de responsabilité. Il prit également part aux assemblées du Conseil œcuménique des Eglises (WCC) où il représentait son Eglise patriarcale et il en fut l'un de ses Présidents. Il déploya beaucoup de zèle dans l'élaboration d'une pensée œcuménique soucieuse de rendre le message évangélique plus accessible au monde d'aujourd'hui. Dans ce même esprit, il joua un rôle éminent dans la restauration du couvent de Balamand et fut le promoteur de la fondation de l'Institut théologique saint Jean Damascène dont il se chargea de la direction durant des années. A l'époque, l'Université de Balamand n'existait pas encore.

Sacré évêque en 1962, élu métropolite de Lattakié en 1965 et patriarche en 1979, le patriarche Ignace a fréquenté les grands de ce monde et connu la gloire sans jamais renoncer à son humble approche ni à sa simplicité vis-à-vis des hommes et des événements.


Manifester le souci de l'unité
Dans son discours d'intronisation patriarcale, le patriarche Ignace a affirmé sa ferme intention de rester proche des fidèles, rappelant qu'il était tout à fait conscient du fait qu'il sera jugé s'il ne porte pas l'Eglise et chacun des fidèles dans son cœur : « Je fais partie intégrante de vous tous. Je suis en vous, et je vous demande d'être en moi, car le Seigneur vient ainsi que Son Esprit sur des frères rassemblés, en communion, et qui manifestent la diversité de leurs charismes dans l'unité de !'Esprit» (Revue An Nour, 1979).

1l avait en permanence le souci de l'unité et déploya beaucoup d’efforts pour résorber le schisme de certains évêques dont il avait hérité. Rappelant sans cesse le commandement du Seigneur, il plaçait cette unité au-dessus de tout, allant jusqu'à lui sacrifier parfois d'autres aspects importants de la mission de l'Eglise. Dans l'une de ses lettres au patriarche œcuménique, envoyée en 2001, il évoque l'éparpillement des éparchies orthodoxes dans la diaspora selon leurs origines ethniques dans un esprit nationaliste, et privilégie la consolidation de l'unité qui doit se rétablir à petits pas autour des évêques et entre les membres du peuple de Dieu. Œuvrer pour l'unité, dans ce cas, ne signifiait point couper les liens avec les Eglises-mères, mais chercher à les redéfinir dans le dialogue de la charité et dans la communion entre les différentes communautés. Dans une autre lettre au même patriarche, il écrivait :« Je me prosterne en esprit devant vous et vous supplie de prendre les initiatives nécessaires pour une réconciliation générale, ... quel qu'en soit le prix. Il y va de la crédibilité de notre témoignage aux yeux de nos fidèles et du monde » (Lettre du 8 novembre 2001, archives patriarcales, non éditée).

Ce désir profond d'unité ne se limitait pas chez lui aux relations pan orthodoxes. Ses échanges épistolaires avec le Vatican sont éclairants à ce sujet. Dans une lettre au Cardinal Kasper, il appelle « à nous mettre ensemble à l'écoute de l'Esprit pour oser aller de l'avant avec plus d'ardeur sur le chemin de nos retrouvailles dans le Seigneur... Je suis convaincu que notre seul et unique Seigneur continuera à nous 'prêter main forte' et qu'Il saura nous guider sur les voies de l'unité » (Lettre du 7 novembre 2001, ibidem). Dans une autre lettre, adressée au prieur de la Communauté de Bose, il réaffirme « qu'il ne faut pas baisser les bras, mais aller de l'avant pour que la volonté de Dieu soit faite en chacun de nous et en chacune de nos Eglises. Qu'elle nous donne le courage d'attendre que vienne le jour, que nous espérons proche, où chacun d'entre nous découvrira que le Christ qui habite son cœur est ce même Christ qui habite le cœur des autres, et que nous n'avons d'autre choix que de nous reconnaître frères » (Lettre du 26 octobre 2001, ibidem).

Dans sa célèbre conférence à Notre-Dame de Paris, en 1983, il rappelle 'l'urgence de l'unité' et déclare que «face aux bouleversements du Tiers-monde, à sa quête de justice et de sens, au cœur d'une civilisation qui risque de n'avoir d'autre horizon que le néant, les chrétiens ont besoin les uns des autres pour annoncer la Résurrection, pour faire jaillir l'eau vive de l'Esprit dans !es déserts sanglants de l'histoire... Certes les problèmes qu'il nous faut examiner ensemble sont de vrais problèmes. Mais rien n'est figé, rien n'est définitivement immobilisé. Nous sommes les uns et les autres en mouvement, et il faut que ce soit les uns vers les autres » (SOP supplément au no.79, juin 1983).

Parler un langage compréhensible
L'autre grand souci du patriarche Ignace IV fut de voir les Eglise se replier sur elles-mêmes et qu’elles trouvent dans leur attachement apparent à la Tradition, un prétexte pour fuir la réalité du monde. Il était vraiment angoissé par l'idée de voir les Eglises se transformer en musées où est exposé le passé, tant il aspirait à les voir plutôt comme des lieux d’où regorge la vie spirituelle. 1l voulait reformer le langage traditionnel et le rendre compréhensible aux hommes d'aujourd'hui. Certains l'ont alors taxé de 'moderniste'. Ils ne l'ont pas compris, quand il attirait l'attention sur le fait que « le monde actuel porte en lui une grande exigence de sens, de sagesse, d'expérience spirituelle' et qu'il était convaincu que les Eglises devaient « désormais puiser dans leur immense patrimoine pour justement mettre en valeur des exemples et des méthodes de sagesse et d'expérience spirituelle, non pas pour répéter mais pour réinventer dans la perspective des temps nouveaux, en entrant en dialogue avec les savants et les artistes, en résistant sans peur et sans haine, à toutes les forces du néant, en respectant et transfigurant toutes les forces de vie »[1]. 1l poursuivait en affirmant : « Aujourd'hui, nos jeunes veulent que le christianisme cesse d'être une idéologie trop facilement manipulée, pour devenir une réalité, leur réalité, celle de tous les jours. Ils veulent vivre la foi dans la justice et la paix, dans une libre dignité ... Les Eglises sont pleines de jeunes qui prennent vraiment au sérieux le christianisme. Ils ne connaissent ni hésitation ni doute. L'Eglise vit en eux, et par eux se réveille. Ils n'ont pas, la concernant, seulement des questions critiques, comme si elle leur était extérieure ou étrangère... Ils aspirent à une sainteté qui ne rejette rien de la création de Dieu. Ils veulent être les hommes et les femmes de la Résurrection»[2].

Rayonner de l'Esprit de la Résurrection
Le thème de la Résurrection a été omniprésent dans la pensée du Patriarche Ignace IV. Son ouvrage intitulé La Résurrection et l'homme d'aujourd'hui a suscité des échos positifs au niveau mondial, surtout parmi les jeunes[3] • Reprenant son discours à l'ouverture de la quatrième assemblée générale du Conseil œcuménique des Eglises, à Uppsala, en 1968, ainsi que quelques leçons données en 1969, à l'Institut œcuménique de Bossey, sur la nouveauté du christianisme inauguré par la résurrection du Seigneur, l'auteur s'interroge sur le lien entre le mystère de la résurrection et les problèmes socio­politiques actuels de notre société. Après l'examen des diverses réponses possibles, il écarte celles qui ne lui semblent être que des nostalgies des ères passées de la chrétienté ou des programmes économiques et politiques déduits hâtivement à la lecture de l' Evangile; Dans ce sens, il déclare que «le Christ n'est pas venu nous dicter une planification des structures financières, économiques ou étatiques... et le Royaume de Dieu inauguré dans la Résurrection au cœur de notre monde n'est pas une nouvelle structure descendue du ciel et qui entrerait en concurrence avec celles élaborées par nos cultures et nos sociétés... Il n'y a dans l'Eglise de structures que sacramentelles, c'est-à-dire qu'elle est le signe à travers lequel le Christ vivifie ce monde... Le Christ vivant et l'Eglise, son sacrement, n'est pas une autre 'pâte' jetée dans ce monde, mais 'le levain de l'immortalité' qui doit transformer la pâte de ce monde... Il s'agit d'être les témoins de la Résurrection, avec tout ce que cela exige et comporte, témoignage qui peut aller jusqu'au martyre... En dernier lieu, ii semble que l'on puisse dire que la nouveauté chrétienne de la Résurrection dans le combat actuel devrait consister à la fois à démythiser sans cesse le faux prophète qui séduit tant d'hommes par le pouvoir politique et à ‘liturgiser’ cette lutte pascale de l'humanité qui connait de plus en plus son esclavage, mais qui ne connaît pas encore son unique Sauveur » (La Résurrection, sa signification pour l'homme moderne, in La Résurrection et l'homme d'aujourd'hui, Editions An-Nour, pp. 95, 103).

Sauver la Création
Dans une série d'homélies prononcées en France, le patriarche Ignace choisit le thème du Christ cosmique et de notre impérieux devoir de sanctifier et de sauver le monde qui nous est confié. En 1989, Olivier Clément regroupa ces interventions et les édita, voyant en elles une véritable théologie de l'écologie. (Sauver la Création, DDB, 1 989). Ecrits dans un style poétique et vibrant, ces textes appellent au dialogue avec les sacralités cosmiques et met en exergue les textes des Pères, à la lumière de la Transfiguration. Ce livre était prémonitoire de la nécessaire éco spiritualité dont on recherche un peu partout la clef. Tout y était donné en germination, en propos esquissés, ouvrant à des efforts d'ascèse et de sacralité cosmique, rappelant les fulgurantes avancées du philosophe Justin à travers le fameux concept du 'Logoi spermaticoi', les germes du Logos semés dans le monde, et de la théorie des énergies divines de Grégoire Palamas qui constituent, en quelque sorte, les bases de cette éco spiritualité. La louange cosmique dont l'orthodoxie est porteuse peut aider à définir un nouveau rapport au cosmos à travers l'éco spiritualité dont le patriarche Ignace fut l'un des éminents précurseurs.

Promouvoir le renouveau dans l'Eglise d'Antioche
Evoquant le renouveau contemporain du patriarcat d'Antioche, le patriarche Ignace le qualifiait de « miracle ». Dans sa conférence à l'Institut catholique de Paris, en 1983, il décrit cet effort louable en ces termes : « notre Eglise assoupie, réduite à sa seule sociologie, à une pièce dans le puzzle politico-sociologique du Proche-Orient, dont quelques amis, des étudiants, clercs et laïcs - lisant les ouvrages des grands théologiens et philosophes religieux de l'émigration russe fondent un mouvement prophétique, au cœur de l'Eglise. Ils appuient cette fondation par une pratique régulière de la communion eucharistique, alors très rare, et ils redécouvrent la dimension communautaire et s'engagent en même temps dans un effort de catéchèse, de pastorale, d'approfondissement spirituel, et d'une réflexion théologique à la fois traditionnelle et attentive aux problèmes du monde contemporain. En somme, c'est la dimension pneumatologique de l'Orthodoxie qu'ils ont tenté d’éveiller ». II associe à cet aspect d'autres facteurs de renouveau se manifestant dans le nouvel essor des vocations sacerdotales et monastiques, de l'action missionnaire, du travail social, des publications, de l’unité inter-orthodoxe et avec tous les chrétiens.

Un patriarche arabe
Le patriarche Ignace avait une conscience aigüe de la vocation propre de l'Eglise d'Antioche appelée 'Eglise des Arabes', à laquelle incombe la mission de témoigner de l'Evangile en cette région du monde et d'établir un dialogue avec l’Islam[4]. Dans son allocution prononcée à Notre-Dame de Paris, il a revendiqué « une Eglise qui se veut pleinement dans la souffrance de (son peuple),... non une Eglise de comportement réactionnel, de particularismes ethniques ou linguistiques maintenus dans un conservatisme de survie, mais une Eglise dispersée comme le sel et qui cherche son identité davantage dans sa vocation, son avenir, dans l' œuvre commune, qui prend conscience d'elle-même en marchant, qui ne regarde pas en arrière... mais cultive le champ du monde ». (SOP, supplément au no. 79, juin 1983). Il affirme en conclusion que seule une telle Eglise est capable de parler au cœur du peuple en Orient. L'islam aura alors quelque chance de l'apercevoir et d'en reconnaître les valeurs !

Un bâtisseur visionnaire
Le ministère d'Ignace IV est jalonné de réalisations parmi lesquelles nous citons la fondation du collège de l'Annonciation à Beyrouth, de l'Institut saint Jean Damascène, du collège Notre-Dame à Balamand, la restauration du monastère de Balamand, la construction de nombreuses églises à Lattakié, la rénovation complète du siège patriarcal à Damas. Toutefois son rôle de bâtisseur s'est particulièrement manifesté dans la création de l'université orthodoxe de Balamand qui a été l'objet d'une attention spéciale durant ses dernières années. La confiance que les gens avaient dans sa probité et son aptitude à leur communiquer son enthousiasme, ont fait que les fonds nécessaires à toutes ces réalisations ne lui ont jamais fait défaut.

Sans l'ombre d'un doute, Ignace IV fut un très grand patriarche d'Antioche dont le nom ne sera pas oublié. Que sa mémoire soit éternelle!


LE PATRIARCHE JEAN X

Le décès du patriarche Ignace fut certes une grande perte pour l'Eglise grecque orthodoxe d'Antioche, et la charge de son successeur s'avéra difficile, vues les circonstances qui régissaient au Moyen-Orient et plus particulièrement en Syrie. Tous ceux qui ont suivi de près les événements antiochiens, entre la mort d’Ignace IV et l’élection de Jean X, remercièrent Dieu, et estimèrent que le véritable grand électeur, dans cette élection, fut le Saint-Esprit même. Durant les quatre jours qui la précédèrent, fidèles et pasteurs, aux quatre coins de l’espace antiochien, avaient élevé des prières continuelles pour qu’un patriarche selon le cœur de Dieu soit élu. Conscients de l’enjeu et des défis, ils souhaitaient surtout que l’œuvre de renouveau du Patriarcat d’Ignace IV, ne soit pas interrompue.

Dieu fait fi de nos analyses, de nos scénarios et de nos calculs humains. En la personne de notre nouveau patriarche, Sa Béatitude Jean X, Il nous donna un pasteur, nourri aux sources du renouveau antiochien du MJO, puis du renouveau liturgique et du monachisme. Son expérience pastorale en Syrie puis en Europe occidentale l'avait préparé à ce ministère, car il y avait appris à se confronter aux problèmes et les enjeux de la société moyen-orientale et à connaître de près les interpellations et les défis de la modernité du monde occidental.

Il est sans doute prématuré de parler du patriarcat de Jean X, surtout que les débuts de son ministère sont marqués par une évolution dramatique de la guerre syrienne, manifestée par l'enlèvement de fidèles innocents, de moniales, de prêtres et d’évêques, parmi lesquels figure le métropolite d'Alep, Mgr Paul (Yazigi), son propre frère. A cela s'ajoute un conflit de juridiction avec le patriarcat de Jérusalem concernant la création d'un diocèse au Qatar qui relève du territoire antiochien, sans mentionner les défis pastoraux s'amplifiant avec les événements politiques dramatiques et leurs conséquences humaines et spirituelles.

Nous nous contentons ici de tenter de dégager les axes majeurs de sa politique ecclésiale, à partir de son discours d'intronisation, prononcé le10 février 2013, à Damas et de sa première lettre pastorale intitulée ‘Nous grandissons par la grâce, nous nous élevons par le service et assurons notre cohésion par l'amour’ et de quelques autres de ses discours, les axes majeurs de sa politique ecclesiale :


Réaffirmer l'unité du peuple de Dieu et la diversité des charismes
Dans le discours d'intronisation, le patriarche Jean a rappelé l'unité du peuple de Dieu autour de son pasteur, ic6ne du Christ qui veille sur son troupeau en discernant les charismes de chacun et les met au service de tous : « Nous sommes, ensemble Peuple de Dieu, un peuple charismatique, ‘une nation sainte, un sacerdoce royal’. Chacun d'entre nous est appelé à réaliser les charismes que lui donne ‘l'Esprit pour le service de tous. Le pasteur est le premier serviteur, celui qui se donne pour les brebis de son troupeau. II est celui qui appelle chacun par son nom, comme le seul véritable Pasteur qui a donné Sa vie pour ceux qu'Il aime. Le vrai pasteur n'ordonne pas comme qui 'détient un pouvoir '... Le pasteur ordonne par le don de soi et par son amour» (Revue An-Nour, no. 2, 2013, p. 87.)


Vivre la Tradition selon le souffle de l'Esprit
Le patriarche rappelle aux fidèles, dans son discours, qu'il ne plait pas au Seigneur de voir son peuple attaché à la lettre, sans vie ni esprit, et que l'Eglise ne vit que de l'Esprit. Il les exhorte à rendre la Tradition encore plus vivante et adaptée aux conditions de la société moderne : « La Tradition n'est pas une réalité sans vie, qu'on répète sans en prendre conscience. Elle est un moyen de salut et d'approche du mystère divin. Nous vivons à une époque qui rejette souvent toute tradition. Cela conditionne négativement nos jeunes. Notre Eglise doit accompagner toute époque... La modernité est une grâce car elle nous invite à revivifier les bases de notre vie liturgique et de notre catéchèse. Elle nous convie aussi à distinguer entre la sainte Tradition et les traditions humaines auxquelles nous sommes souvent attaches qui nous font rester à la surface des choses et nous empêchent de sonder la vie qui sourd dans leurs profondeurs » (discours d'intronisation, ibidem, p. 88).

Il reprend dans sa première lettre pastorale les mêmes affirmations : «Témoigner de la Parole et la servir ne consiste pas à regarder vers le passé, ni à se gargariser de la gloire de notre histoire, ni de s'attacher à une tradition extérieure qui ne nous parle plus. Le véritable témoignage consiste à trouver tous les moyens susceptibles de faire participer l'humanité à la grâce divine, C 'est-à-dire de vivre la Tradition d'une façon dynamique et vivante. Nous devons réfléchir sérieusement aux moyens par lesquels l'Eglise pourra mieux faire entendre sa voix à l'esprit de notre époque, tellement imbue de sa science et de ses réalisations ».


Etablir une pastorate globale
a- Les pauvres et les handicapés

Dès son élection, le patriarche Jean plaida en faveur d'une pastorale et d'une catéchèse tenant compte de toute la réalité de l'Eglise d'Antioche. Il rappela également la place privilégiée qui revient aux pauvres et aux handicapés, ces 'petits' aimés de Dieu qui doivent figurer au cœur de la vie de l'Eglise et de ses structures. Dans sa première lettre pastorale, il promeut une catéchèse en faveur des handicapés et promet de soutenir toute initiative dans ce domaine. « Ce sont là des initiatives d'avant-garde qu'il nous faut soutenir et généraliser dans taus les diocèses, d'autant plus que le nombre des handicaps ne fait que s’accroître. Ceux-là ont droit avant d'autres à notre sollicitude. II faut que nos fidèles prennent conscience de l’importance de tels services qu'ils se doivent d'encourager » (lettre pastorale, p. 24.)

Lors de sa visite au patriarcat œcuménique, il évoqua l’importance, pour l'unité chrétienne, d'une collaboration entre les Eglises au service des pauvres et des plus démunis : « Nous devons nous consacrer, avec les autres chrétiens, au service des pauvres et des faibles et de tous ceux qui souffrent de violence et d'oppression, partout dans le monde, mais particulièrement dans nos pays ... » (Revue An-Nour, no.4, 2013, p. 69.)

b- Les jeunes
Les jeunes sont la richesse et l'avenir de l'Eglise. Avec sa sollicitude de bon pasteur, le patriarche comprend les attentes et les aspirations des jeunes dans son patriarcat et se demande : « Pourquoi n'essayons-nous pas de chercher les vraies raisons de l'éloignement de ces jeunes ? Pourquoi ne changeons-nous pas notre pastorale pour aller vers eux, et les convaincre, non par des paroles, mais par un retour de notre vie liturgique et de notre catéchèse vers leurs sources premières, chassant la monotonie de certaines de nos pratiques ? ». Toutefois, il s'en rend compte que la tâche ne sera pas facile et que toute l' Eglise doit s'y mettre : « Nous avons à être inventifs pour leur permettre de vivre les profondeurs de notre Liturgie inspirée, et voir s'ouvrir devant eux des voies innommables de sonder le cœur de Dieu et celui du frère. Nous avons devant nous un immense chantier en vue de renouveler notre pastorale et nos programmes catéchétiques. Le prêtre, le moine et la moniale, les laïcs, hommes et femmes, doivent mettre la main à la pâte. Nous avons besoin tout autant du savoir du théologien et de l'éducateur, et de l'expérience de ceux qui œuvrent dans les domaines pastoraux et d'aide sociale » (discours d'intronisation, Revue An-Nour, no. 2, 2013, p. 88).

II reconnait également que l'Eglise a besoin des jeunes et qu'elle doit les convier à prendre part à son édification et à sa croissance spirituelle. « Ils doivent se sentir responsables d'elle, avec taus leurs frères, et surtout ceux que Dieu a chargé de veiller sur la communauté » (discours d'intronisation, ibidem).

c- La femme et la famille
Sa Béatitude ne manque pas de mettre l'accent sur le rôle précieux des femmes au sein de la communauté chrétienne à tous points de vue : « Il nous faut ouvrir un chantier de réflexion afin d'encourager une participation plus active des femmes dans le travail d'évangélisation et de service. Il nous faut aussi les consulter en tout ce qui touche l'Eglise. Il nous faut être inventifs pour renforcer leur diaconie, en lui donnant des formes nouvelles, dans des fraternités vivant dans le monde, dans le monachisme et les diverses activités éducatives et sociales » (lettre pastorale, ibidem, p. 23-24).

Dans la même lettre pastorale, il écrit : « Nous devons œuvrer à préserver la famille, en assumant les programmes éducatifs et les activités qui la soutiennent, expérimentés avec succès dans certains centres de préparation au mariage qui donnent aux fiancés un apport psychologique et pratique pour que leur union réussisse et puisse mener à l'éclosion de familles saines dans la société. Une famille réussie est une garantie essentielle pour l'éducation de nos enfants, la bonne formation de nos adolescents, l'éveil de nos jeunes et l'expérience d'une vie faite de vraie communion » (ibidem, p. 24).

 Formation au sacerdoce et vie monastique
Invitant les jeunes à s'engager sur les voies du ministère sacerdotal avec zèle et dévouement, le patriarche évoque les vertus requises telles l'humilité, la persévérance et l'amour du Seigneur, et sollicite la contribution de l'ensemble de la communauté dans le soutien apporte à leurs ministres : « Il nous faut aussi, pour aider nos prêtres à remplir au mieux leur ministère, les entourer de notre sollicitude, veiller à leur ‘offrir une bonne formation et leur assurer tous les moyens nécessaires pour une vie honorable. Nos fidèles ne doivent jamais oublier la responsabilité qui est la leur dans ce domaine' (discours d'intronisation, ibidem, pp. 89-90). Dans la lettre pastorale, comme dans son discours d'intronisation, il souligne le rôle primordial de l'Institut saint Jean Damascène de l'Université de Balamand quant à l'assurance d'une formation complète qui ne se limite point à la connaissance théorique, mais qui prend en considération les différents aspects de la diaconie et particulièrement l’aspect pratique. (lettre pastorale, ibidem, p. 22. Et aussi discours d'intronisation)

La vie monastique est un facteur de renouveau dans la vie spirituelle et ecclésiale lorsque les monastères se transforment en oasis spirituelles. Le nouveau patriarche antiochien rend grâce pour la relance de cette vie au sein du patriarcat en ces termes : « Dieu nous a donné, durant les dernières cinquante années, de les voir refleurir dans notre patriarcat, qui a vu autrefois la naissance de la vie monastique. Nous avons besoin de monastères dont les membres vivent une vie commune dans la fraternité, la prière, la garde du cœur et le travail, et qui nous portent tous dans leurs prières » (discours d'intronisation , ibidem, p.90.)

C'est pourquoi, le patriarche préconise un renouveau des statuts de l'Eglise antiochienne en vue d'un meilleur fonctionnement des institutions et d'un respect des lois ecclésiales dans un esprit de collaboration : « Les pasteurs doivent encourager la collaboration entre clercs et laïcs au sein des organes de service prévus par nos lois et statuts qu'il nous faut appliquer à tous prix pour une meilleure communion et diaconie dans les divers domaines » (lettre pastorale, ibidem, p. 23).

Renforcer l'unité et la communion entre les Eglises orthodoxes
Conscient du rôle de pont que joue le patriarcat d'Antioche quant à la promotion de la communion entre les différentes Eglises orthodoxes, le patriarche estime que ce patriarcat doit « aider à surmonter les obstacles à une pleine expression de leur catholicité, et prendre une part active à leur préparation commune du saint et grand Concile espéré... » (discours d'intronisation, ibidem, p. 90). Il s'agit, à son avis, de favoriser l'apport de l'Institut Saint Jean Damascène de Théologie, l'université de Balamand et d'autres centres de recherche, afin de promouvoir la réflexion concernant les problèmes de la société moderne y compris ceux suscités par l'avancée des sciences en matière de bioéthique, dans l'espoir de parvenir à une approche orthodoxe commune face à toutes ces interpellations. (lettre pastorale, ibidem, pp. 26-27).

A ce propos, le patriarche a insisté, lors de sa visite au siège œcuménique de Constantinople, sur l'importance d'un exercice de la conciliarité exprimée par de fréquentes réunions et consultations : « Il nous semble nécessaire que Votre Fraternité convoque des réunions régulières des chefs des Eglises orthodoxes, accompagnés de leurs assistants et conseillers, pour examiner ensemble ce qui ternit notre image et trouver les moyens de renforcer notre témoignage, dans l'harmonie des Eglises. De telles réunions aideront au rapprochement entre ces Eglises, permettront d'analyser les interpellations du monde, d'élargir les thèmes du Saint et Grand Concile et d'en assurer la préparation ... Le monde a besoin d'entendre des paroles prophétiques concernant l'environnement, la transfiguration de la terre, la liberté, l'amour, l'Eglise et la nation, le sécularisme, les sociétés de consommation et d'autres sujets brulants que nous pose la culture universelle dans laquelle nous vivons. Comme il serait bien que l'Eglise orthodoxe soit convaincue de ces opinions et les dise d'une même voix » (allocution au siège du patriarcat œcuménique, Revue An-Nour, ibidem, p. 200-201).

Un véritable souci œcuménique
L'expression de l'unité des Eglises orthodoxes contribuera efficacement à progresser sur le chemin du rétablissement de la communion plénière entre toutes les Eglises et communautés chrétiennes afin que le monde croie. « Des initiatives prophétiques courageuses doivent être prises afin que Dieu nous donne, au temps qu’Il voudra, de participer ensemble à la même coupe de Son sang » (discours d'intronisation, ibidem, p. 91). Ce souhait exprimé lors de son investiture est repris en termes plus clairs dans la première lettre pastorale du patriarche Jean : « Nous espérons pouvoir mener à bonne fin ce qui reste à faire pour atteindre la pleine union sacramentelle avec nos frères, membres des Eglises orientales non chalcédoniennes, sur la base des accords conclus à Chambésy, comme suite à un long processus de dialogue entre nous... Nous voulons aussi confirmer que nous poursuivrons tous les dialogues avec les diverses Eglises orientales et occidentales, essayant d'y témoigner out d'abord de notre amour, et de notre disposition sans faille à travailler en commun pour manifester le visage de l'Epouse, qui est l'Eglise » (lettre pastorale, ibidem, p. 27).

Le témoignage commun de cette recherche inlassable de l'unité est censé consolider la foi des fidèles et conduire à la réalisation du commandement du Seigneur lui-même. Voici les paroles de sa Béatitude au Phanar en présence du Patriarche œcuménique : « Le monde veut nous voir œuvrer sérieusement au rétablissement de l'unité des chrétiens, d'abord avec les non-chalcédoniens puis avec les autres. Après des siècles de disputes, d'anathèmes réciproques, de refus et d'ignorance de l'autre, il est grand temp pour la communauté qui veut incarner vraiment le message de Jésus... Il nous faut poser des paroles et des gestes prophétiques qui parlent au peuple et lui redonnent l'espérance que l'union se fera dans un avenir prévisible ». (Allocution au siège du patriarcat œcuménique, ibidem, p. 201).

Oeuvrer pour la paix en Syrie
1l est évident que la situation en Syrie dont la capitale est le siège du patriarche devient de plus en plus inquiétante. La guerre y fait des ravages et entraine une série d'événements dont les conséquences affectent l'ensemble de la population et interpelle les Eglises en profondeur. Sa Béatitude s'empresser d'exprimer sa solidarité avec les victimes de la violence et assure mettre les moyens des institutions ecclésiastiques au service du peuple : « Beaucoup de nos frères en Syrie ont dû abandonner leurs maisons et leur patrie, sans travail et sans assistance. L'amour bannit la mort et toute violence, d'où qu'elle vienne. Le malheur de ces frères est le nôtre. Notre devoir est de les aider et d'aller vers eux dans l'amour. L'avons-nous fait suffisamment ? Jésus souffre en chacun d'entre eux. Allons-nous le secourir ? Ne devons-nous pas subvenir à leurs besoins et y mettre les moyens, comme des 'gérants du ciel ', selon les mots de Maxime le Confesseur, un autre des grands saints antiochiens ? Il nous faut porter la croix de nos pays, prier et agir pour la réconciliation et pour que la fraternité, la paix et la justice y prévalent, dans un refus total de la violence et de la haine » (discours d'intronisation, ibidem , p. 89).

 La mission de l'Eglise en Orient et les relations avec les musulmans
Le patriarche déplore la dégradation, pour de multiples raisons, de la convivialité et de l'atmosphère de bonne entente établie et nourrie pendant des siècles avec les concitoyens en Syrie : « Il n'est pas agréable à Dieu de constater que la convivialité aimante que nous avons longtemps maintenue dans nos pays avec nos concitoyens non chrétiens se dégrade, ici ou là, pour des raisons politiques diverses ou par la montée, chez nous ou chez les autres, d'un intégrisme étranger à toutes nos religions... Notre Eglise d'Antioche est une Eglise orientale, enracinée profondément dans notre région et l'Orient arabe. Les antiochiens sont, avec leurs frères musulmans, les fils de cette terre. C'est ici que le Seigneur a voulu que nous soyons les témoins de Son saint Nom. C'est ici qu'Il veut que nous restions. Il veut nous voir encourager une vie conviviale dans l'honneur, et rejeter toute peur, orgueil ou haine des autres » (discours d'intronisation, ibidem, p. 91).

Dans sa première lettre pastorale, il reprend ce thème qu'il développe plus amplement : « Nous sommes les fils de cet Orient et enracinés en lui, depuis les débuts du christianisme... C'est en cet Orient que nous avons bâti, avec d'autres une histoire humaine glorieuse. Et c'est d'ici que nous participerons à l'édification d'une culture universelle qui ne renie pas le passé, mais utilise ses trésors culturels pour préparer l'avenir. Nous, les antiochiens, nous formons une partie constituante du tissu oriental. Notre rôle ne se mesure pas à notre nombre, mais à la spiritualité par laquelle nous créerons, avec d'autres, une culture dynamique, portant les marques de cet Orient et de son héritage florissant ... » (lettre pastorale, ibidem, p. 29).

Voici se dessiner les grandes lignes de tout un programme établi à l'aube de ce nouveau mandat patriarcal pour l'Eglise d'Antioche. Nous avons tenté de le révéler en nous basant sur les citations que nous avons extraites des premiers discours et documents du patriarche Jean X. Que le Seigneur donne au siège d'Antioche de vivre, avec son nouveau pasteur, des jours tout aussi glorieux que ceux vécus au temps du Patriarche Ignace IV d'éternelle mémoire.
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  1. Extrait d 'un entretien publié dans le SOP, août 2000.
  2. Ibidem.
  3. Publié en 1970, d'abord aux éditions An-Nour (MJO), Beyrouth et ensuite aux éditions Desclée De Brouwer (DDB), à Paris.
  4. La Resurrection, sa sign ificatio n pour l' ho mme mo cle rne, in La Resurrection et  l'homme d' aujourd'hui, Editions An-No ur , pp. 95, 103.l
  5. Sauver la Creation, DDB, 1989.
  6. Cf Jean CORBON, .L'Eglise des Arabes, Cerf, Paris, e2 edition, 2007. Etantencore metropolite a Lattakie, Mgr Hazim s'appliqua a la traduction de cet ouvrage en arabe , edite aux Editions An- Nour.
  7. Publiee le jour de son intronisation.




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