La Vie en Christ

 

Raymond Rizk


(Bases Scripturaires et Consensus Patristique) 

 « Ne prétendez pas qu’il soit impossible de recevoir l’Esprit Divin ;

   Ne prétendez pas que sans Lui il soit possible d’être sauvé ;

   Ne prétendez pas qu’on puisse l’accueillir à son insu ;

   Ne prétendez pas que Dieu ne se révèle pas aux hommes ;

   Ne prétendez pas qu’il existe des hommes incapables de voir la Lumière Divine,

   Et que cela ne soit plus possible aujourd’hui ;

   Cela n’est jamais impossible, mes amis ;

   C’est au contraire tout à fait possible, quand on le veut,

   Mais seulement pour ceux dont la vie a pacifié les passions,

   Et dont la vision s’est purifiée  »  

(Saint Siméon le Nouveau Théologien, Hymne 27)

   

1. Le Dessein de Dieu 

La divinisation de l’homme

Depuis l’ère Apostolique jusqu’aux Pères de l’Eglise contemporaine (tous ceux parmi nos contemporains qui nous enfantent chaque jour dans la foi), il existe une continuité certaine dans la compréhension du dessein de Dieu et de ses implications sur la vie des hommes. Cette compréhension commune n’est pas, loin s’en faut, le plus petit commun dénominateur entre eux, mais bien leur accord sur l’essentiel. Ce « consensus des Pères », comme il est de coutume de l’appeler s’appuie essentiellement sur les Ecritures et forme avec Elles le critère de l’orthodoxie de la foi.

Dieu a créé l’homme pour qu’il vive avec lui, qu’il accepte le face à face. L’homme refuse, mais Dieu reste fidèle. Il poursuit la réalisation de son dessein autrement, et envoie finalement son Fils unique pour redonner à l’homme la possibilité d’entrer, par son intermédiaire, en communion avec lui. Très tôt, à la suite de saint Pierre, qui nous dit que nous sommes appelés à devenir « participants de la nature divine » (2 Pi. 1 : 4), les Pères ont résumé le dessein de Dieu dans diverses formules très similaires dont nous donnons ici trois exemples : celle de Clément d’Alexandrie (140-220 environ) : « Le Verbe de Dieu s’est fait  homme afin que tu apprennes comment l’homme peut devenir Dieu » (Protreptique, XI) ; celle de saint Irénée de Lyon (130-208 environ) : « Le Fils de Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne un Fils de Dieu » (Contre les Hérésies, III, 10, 2) ; et celle de saint Athanase d’Alexandrie, dit le Grand (295-373) : «Dieu s’est fait homme afin que nous puissions devenir dieu » (Sur l’Incarnation,  54).

Le but de la création de l’homme est donc sa divinisation ou déification (en grec theosis). Cette divinisation passe par l’union de l’homme avec Dieu (en grec henosis) et aboutit à la contemplation de Dieu (en grec theoria), non point dans son essence qui reste incommunicable et cachée, mais dans ses Energies. Saint Grégoire de Nazianze (330 environ.- 390) va jusqu’à parler de l’homme comme le « vivant divinisé … lorsqu’il consent à Dieu » (Discours 45, Pour la Sainte Pâques, 7). Et il ajoute: « J’appelle homme celui qui s’est avancé au-delà de l’humanité vers Dieu lui-même ». Saint Basile le Grand (329 env.-379), cité par Grégoire de Nazianze, avait coutume de dire : « L’homme est un animal qui a reçu la vocation de devenir Dieu » (Discours 43, 48). Saint Syméon le Nouveau Théologien (949-1022), s’adressant au Christ en dit autant : « Sans mutation tu es devenu homme, toi mon Dieu, pour me diviniser, tout entier, moi que tu as assumé » (Hymne 26, 60-61). Saint Nicolas Cabasilas, quelques siècles plus tard (1320/1325-1397/1398), affirme de même : « Les hommes deviennent Dieu et fils de Dieu. Notre nature reçoit les honneurs dus à Dieu et la poussière est élevée à un tel degré de gloire qu’elle égale en honneur et dignité la nature divine » (La vie en Christ, I, 4).

 Avant la chute 

Au Paradis, l’homme est créé pour vivre en union avec Dieu, pour être continuellement en sa présence, dans le face à face. En effet, le Dieu de la Bible n’est pas seulement le Très-Haut, il est aussi le tout proche (Psaume 119 : 151). Il est le Dieu Créateur présent à son œuvre (Sagesse 11 : 25 ; Rm. 1 : 20). Il est le Dieu Sauveur présent à son peuple (Exode 19 :  4). Il est présent à tous les temps car il domine le temps, lui qui est le Premier et le Dernier (Isaïe 44 : 6 ; Ap. 1 : 8 et 17, 22 : 13). Lors de la chute, Dieu veut continuer à se faire présent à l’homme. Il continue de l’appeler : « Adam, où es-tu ? » (Genèse 3 : 8).

Après la chute 

Après la chute, Dieu se manifeste d’abord à des privilégiés qu’il assure de sa présence : aux Patriarches avec qui il fait alliance (Genèse 17 : 7 ; 26 : 24 ; 28 :15) ; à Moïse qui a mission de libérer son peuple (Exode 3 : 13). Il leur révèle son Nom. Il leur garantit la continuité de sa présence avec eux. Il sera là, toujours et partout, marchant avec son peuple (Exode 3 : 13 ; 33 : 16). Dans la prophétie d’Isaïe, l’enfant dont il annonce la naissance et dont dépend le salut est justement appelé « Emmanuel », ce qui veut dire « Dieu avec nous » (Is. 7 : 14). Dieu se manifeste par des signes divers. Au Sinaï, dans le feu, le vent et le tonnerre (Exode 20 : 18). Ailleurs, dans un souffle, une brise légère (Genèse 3 : 38). Cependant, il demeure « un Dieu caché » (Is. 45 : 15). Voir Dieu « les yeux dans les yeux » (Is. 52 : 8) reste le désir le plus ardent de l’homme. Il existe dans l’Ancien Testament une nostalgie du paradis, un regret d’avoir perdu le contact direct avec Dieu. C’est l’espérance inlassable de rencontrer sa face. Moïse et Elie ont vécu une telle théophanie, mais sans face-à-face. Dieu dit à Moïse : « Tu me verras de dos ; mais ma face on ne peut la voir » (Exode 33 : 22). Elie « se voile le visage » et n’entend qu’une voix au passage de Dieu caché dans la brise légère (1 Rois 19 : 13).

L’Incarnation 

L’incarnation du Fils rend cette vision et donc la divinisation de nouveau possible. L’Emmanuel « est venu habiter parmi nous » (Jean 1 : 14). Dieu devient visible en Jésus-Christ. En lui se fait l’union de la nature humaine avec la nature divine et toutes les portes sont de nouveau ouvertes devant les hommes. Saint Jean le Théologien et l’Evangéliste le confirme : « Nous avons vu sa gloire, la gloire du Fils unique » (Jean 1 : 14). « La Vie qui était auprès du Père nous est apparue » ( 1 Jean 1 : 1-3). Nous avons entendu le Seigneur dire : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jean 14 : 98 ; 1 : 18 ; 12 : 45). De plus, il nous rassure quant à la continuité de sa présence avec nous : « Je suis avec vous pour toujours jusqu’à la consommation des siècles » (Mt. 28 : 20).

 

2. Le retour au bercail 

De l’image à la ressemblance  

L’image de Dieu, enracinée dans l’homme lors de la création et enténébrée par le péché, redevient donc source de vie. L’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, peut désormais s’appuyer sur cette image pour accomplir la ressemblance. La vie en Christ est l’union avec l’Archétype qui conduit l’homme à son accomplissement. Le retour au Père se fait par et à travers le Christ. Saint Ignace d’Antioche (+ entre 100 et 117) exhorte les Philadelphiens par ces paroles : « Devenez imitateurs de Jésus-Christ comme lui-même l’est de son Père » (VII). Dans ce contexte « imitation » veut dire union, intégration, assimilation et non simple mimétisme.

« Par le Christ, l’intégrité de notre nature est restaurée » affirme Grégoire de Nazianze, dit le Théologien, au IVème siècle. Et il ajoute : « Il faut que j’hérite avec lui du ciel, que je devienne fils de Dieu, que je devienne Dieu … Il est venu relever la chair, sauver son image, réparer l’homme. Il est venu nous faire parfaitement un en Lui… Il est venu parfaitement en nous pour mettre en nous tout ce qu’il est … Il n’y a plus d’homme ou de femme … Il n’y a plus que la divine image que nous portons tous en nous, selon laquelle nous avons été créés, qu’il faut former et imprimer en nous si fort qu’elle suffise à nous faire connaître » (Discours 7). Et saint Basile le Grand de dire : « Nous assimiler à Dieu, autant que cela est possible à la nature humaine ; voilà ce qui nous est proposé » (Du Saint-Esprit).

« Le Fils restitue la nature à elle-même » dit Maxime le Confesseur (580-662) au VIIème siècle. « Cette même gloire que le Père a donné au Fils, le Fils nous la donne par grâce … Il nous a apparentés à lui. L’union dans laquelle nous nous trouvons est identique à celle de l’époux pour l’épouse et de la femme pour son mari » (Traité Ethique 1 :6 ; 57 :127). Parlant de Dieu, il ajoute : « Il est celui qui désire le salut et a soif de la divinisation de l’homme » (Centuries des Textes Variés 1 : 74). Il dit encore : « Nous pouvons nous unir à Dieu sans que ne subsiste aucune distance entre nous ». Et saint Isaac le Syrien, né dans l’actuel Qatar, au VIIème siècle, d’affirmer que Dieu est toujours « dans l’attente de la rencontre » et que l’important n’est pas donc de parler de Dieu mais de se transformer par et pour lui.

 Saint Syméon le Nouveau Théologien redit la même chose, au X-XIème siècle : « C’est seulement dans l’union au Christ que l’homme trouve la plénitude de son être, l’intégrité et l’intégralité de sa nature, le sens véritable premier et ultime de son destin, la perfection de son activité et de sa vie entière. C’est en Christ seulement que l’homme peut être lui-même, qu’il peut être pleinement homme et accomplir sa nature véritable dans toutes ses dimensions ». Saint Syméon nous rapporte ce qu’il a entendu du Christ lui-même en ces termes : « Je suis le Dieu qui s’est fait homme par amour de toi. Comme tu m’as désiré et cherché de toute ton âme, désormais tu seras mon frère,  mon ami, le co-héritier de ma gloire » » (Actions de grâce, 2). De même, il écrit : « Le Christ sera uni avec nous selon la grâce de la même façon qu’il est uni avec le Père selon la nature ».

Nicolas Cabasilas, au XIVème siècle, affirme que le Christ « intervient sans cesse, non pas en paroles et en requêtes, mais en actions… Il nous unit à lui et à travers sa  personne nous fait part des grâces qui lui sont propres, selon le mérite de chacun et selon le degré de notre justification » (op. cité).

De nos jours, de nombreux théologiens contemporains continuent à nous prodiguer ce même enseignement. Ainsi, Mgr. Kallistos Ware (né en 1934), professeur à Oxford et un des plus lumineux témoins de l’Orthodoxie d’aujourd’hui, affirme que « l’homme-voyageur est toute sa vie durant en route de l’image vers la ressemblance ». Le Père Jean Meyendorff (+1992) écrit : « L’homme n’est vraiment homme que lorsqu’il participe à la vie divine et qu’il réalise en lui-même l’image de Dieu » (Le Christ dans la théologie Byzantine, p.288). Et encore: « La réalité nouvelle (de Dieu) … n’est pas seulement un ensemble de connaissances, mais une nouvelle vie. Elle ne s’impose pas à nous comme une évidence externe, mais comme une transformation de notre être, une transfiguration » (L’Eglise orthodoxe, hier et aujourd’hui, p.164). Le grand théologien roumain, le Père D. Staniloae (1903-1993) confirme, dans son très beau livre, « Dieu est Amour », que « l’homme dans le Christ change de visage, devient lui-même visage du Christ, se constitue demeure du Christ. Plus encore, il reflète le Christ, devient le Christ. Il est Christ non seulement par ce qui en lui est divin, mais aussi par ce qui, en lui, est créé et uni à ce qui est incréé, comme le Christ est lui-même, non seulement Dieu incréé, mais aussi homme créé, ces deux points ne pouvant pas être disjoints » (p.44-45). Paul Evdokimov (1900-1969) va dans le même sens en disant : « Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’homme possède une essentielle orientation qui le détermine … comme toute copie attirée par son original,  l’homme-image aspire à se dépasser pour se jeter en Dieu et y trouver l’apaisement de sa nostalgie » (Les âges de la vie spirituelle, p. 145). 

Et saint Silouane l’Athonite (1866-1938), auquel le Christ lui-même est apparu en plein XXème siècle, nous rappelle que l’homme doit peiner pour accéder à la vie divine, car « croire en Dieu est une chose, mais le connaître en est une autre » (Starets Silouane, Moine du Mont Athos, Archimandrite Sophrony, Ed. Présence, p.432) .

Chaque homme, créé à l’image de Dieu, est donc appelé à devenir « image dans le Christ », à se « christifier », s’intégrer au Christ, devenir donc une véritable créature nouvelle. Il ne s’agit pas simplement «d’imiter » le Christ, mais de « l’intérioriser », selon l’expression de Paul Evdokimov, de devenir « co-corporels » avec lui, comme le disent les Pères. Saint Nicolas Cabasilas parle même de « consanguinité » (op. cité, IV). « Pour parvenir à la perfection et à la ressemblance il ne faut cesser d’accueillir en soi la vie du Seigneur Jésus-Christ » nous dit Isaac le Syrien. Déjà, saint Irénée de Lyon écrivait, au IIème siècle : «  C’est en devenant les imitateurs de ses actions et les exécuteurs de ses paroles que nous avons communion en lui et que par là-même, nous qui sommes nouvellement créés, nous recevons de Celui qui est parfait … la croissance, de Celui qui est seul bon et excellent, la ressemblance avec lui-même » (op. cité, V, 1, 1). « Pour nous le Christ est l’image sans tache. De toutes nos forces, il faut essayer de rendre notre image semblable » dit encore Clément d’Alexandrie (Le Pédagogue, I, II, 4, 2). La vie en Christ n’est donc pas simplement une affaire de bonnes mœurs, de comportement adéquat. Le dialogue entre Jésus et le jeune homme riche (et chacun d’entre nous est riche d’une façon ou d’une autre) est probant : Il ne suffit pas de suivre les commandements, il faut suivre Jésus lui-même, il faut que lui vive en nous, il faut accepter qu’il nous mène là où lui va, c’est-à-dire vers son Père en passant par la Croix et la Résurrection. Il ne s’agit pas moins que de « passer du Christ ‘avec nous’ au Christ ‘en nous’ », comme le dit Origène (185-253) au IIIème siècle (cité par Louis Bouyer, La spiritualité du Nouveau Testament et des Pères, p. 350). Il s’agit de passer de l’imitation à la participation à la vie même du Christ et donc de Dieu. Saint Cyrille d’Alexandrie (376/380-444) affirme que « nous ne pouvons entrer dans le Père … que si le Christ … nous prend en lui ou s’installe en nous ». Il s’agit bien de « revêtir le Christ » et d’arriver à pouvoir dire : « Ce n’est plus moi qui vis , c’est le Christ qui vit en moi » (Gal. 2, 20). Il faut « tendre de tout notre être à s’assimiler activement au Christ » dit encore saint Macaire le Grand d’Egypte (300-390 environ). Saint Augustin (354-430) va dans le même sens quand il dit, dans les Confessions  : « Tu nous as fait pour toi et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en toi ». Saint Grégoire de Nysse (330-395) affirme : « Il ne s’agit pas de connaître quelque chose sur Dieu, mais d’avoir Dieu en nous ». Saint Jean Chrysostome (348/354-407) dit aussi : « Il s’est mêlé à nous, a dissous son Corps en nous, pour que nous fassions un tout, comme le corps uni à la tête ». Saint Syméon le Nouveau Théologien s’adresse au Christ en ces termes : « Tu es notre race par la chair, nous de la tienne par la divinité, puisque en prenant notre chair tu nous a donné ton Esprit divin … De chacun tu fais ta maison, et tu habites en nous et tu deviens notre maison à tous et en toi nous habitons. Chacun d’entre nous, Ô Sauveur, est tout entier avec toi. Avec chacun d’entre nous, tu es seul avec lui seul … Et de même chacun de nos membres deviendra un membre du Christ … Puisque en même temps vivant avec Dieu, nous deviendrons dieux ». (Hymnes, 15). Et il ajoute ailleurs : « Tu deviens un seul esprit avec moi, sans confusion et sans altération ». Saint Grégoire Palamas (1296-1371), le grand chantre de l’union de l’homme avec Dieu à travers les Energies Divines au XIVème siècle, définit l’assimilation au Christ comme « la santé et la perfection de l’âme » (Triades II, 1, 42). L’homme est homme-Dieu ou il n’est pas. Le salut de l’homme coïncide avec sa divinisation.

Bases scripturaires

Cet enseignement est pleinement ancré dans le Nouveau Testament. L’homme y est appelé à devenir parfait à l’image et à la ressemblance du Christ. Il suffirait de lire Col. 1 : 28 ; Eph. 4 :13 ; Heb. 10 : 14, 12 :2 et 12 :23 ; Jean 1 :4 pour s’en convaincre. C’est en lui et par lui (Mt. 5 : 48) que nous accédons à la Vie en devenant « participants à la nature divine » (2 Pi. 1 : 4). Ce ne sont pas là des exhortations morales pieuses, mais un appel à une réelle « christification ». Jésus n’est pas seulement parmi les croyants, il est en eux (Ga. 2 : 20 ; Eph. 3 : 17). Il les nourrit de son Corps (1 Co. 10 : 16 ). Son Esprit les habite, les anime (Rm. 8 : 9, 14). Il en fait le temple de Dieu (1 Co. 3 : 16 ; 6 : 19 ; Eph. 2 :21) et les membres du Christ (1 Co. 12 : 12, 27). Il les invite à le chercher par la foi. Or le Christ est en ceux qui mangent son Corps et son Sang (Jean 6 : 56, 63). Il est aussi avec son Père (Jean 20 : 17). Il est dans les malheureux en qui il veut être servi (Mt. 25 : 40), en ceux qui portent sa parole en qui il veut être écouté (Lc. 10 : 16). Il est enfin au milieu de ceux qui s’unissent pour prier en son nom (Mt. 18 : 20). Grâce au don de l’Esprit, les disciples ont en eux l’amour qui unit le Père et le Fils (Jean 17 : 26). Il en fait ses amis (Jean 15 : 15) et les fils de son Père (Jean 20 : 17). C’est pourquoi Dieu demeure en eux (1 Jean 4 : 12). Sa présence ne sera toutefois parfaite qu’après la mort (2 Co. 5 : 8). Alors, ressuscités par l’Esprit (Ro. 8 : 11) ils verront Dieu qui sera « tout en tous » (1 Co. 13 : 12 ; 15 : 28).

 

3. Le retour, œuvre commune de Dieu et l’homme

La Synergie ou Collaboration

Cette marche vers la divinisation se fait dans un accord de volonté et d’action entre la grâce de Dieu et l’effort de l’homme. C’est ce qu’on appelle dans la théologie de l’Orient la « synergie ». « Dieu ne fait rien tout seul » dit Macaire le Grand. Il veut notre participation à l’œuvre de notre salut. « Le bien dépend de nous, relève saint Jean Chrysostome, et il dépend aussi de Dieu. Il faut d’abord que nous choisissions le bien et, lorsque nous avons choisi, Dieu nous accorde ce qui vient de lui. Il ne devance pas nos volontés, afin de ne pas maltraiter notre liberté, mais une fois que nous avons choisi, il nous accorde son immense secours » (Homélie 16 sur saint Jean). Selon Cabasilas, « La vie en Christ réside dans une coopération du divin,  don de Dieu,  et de l’humain, à  savoir notre bonne volonté, notre effort, notre zèle » (op. cité, I, 16). La grâce nous est donc offerte ; à nous de lutter pour  la conserver et l’épanouir. La tradition patristique est unanime sur ce point : l’homme doit œuvrer à son salut…  , rejoignant en cela l’affirmation biblique de l’inanité de la foi sans les œuvres. L’homme doit avoir la volonté de guérir. Il doit ‘christifier’ sa volonté, accepter une communion de volonté avec le Christ. ‘Que ta volonté soit faite’, dans le Notre Père, veut dire : « Je suis prêt à accorder ma volonté à la tienne. Je suis prêt à faire l’effort nécessaire pour accueillir ta grâce. ‘Fiat’. Fais de moi ce que tu veux. Aide-moi à devenir ce que je dois ». Macaire le Grand dit, dans une des homélies qui lui sont attribuées : « L’homme possède par nature l’activité volontaire et c’est celle que Dieu exige. L’Ecriture prescrit qu’en premier lieu l’homme réfléchisse, qu’ayant réfléchi, il aime, enfin qu’il agisse volontairement…Alors  intervient la grâce de Dieu, accordée à celui à celui qui veut et qui croit …. La volonté de l’homme est donc un auxiliaire lié à sa substance.  Sans manifestation de cette volonté, Dieu ne fera rien par respect du libre arbitre de l’homme.  L’efficacité de l’intervention de Dieu dépend donc de la volonté de l’homme » (Homélies, 27, 10). Il y dit encore : « L’homme doit mettre sa volonté en accord avec la grâce » (ditto, 15, 5). Grégoire de Nysse écrit, dans son Discours Catéchétique à propos du Baptême : « La transfiguration de notre vie qu’opère la régénération ne peut être une transformation si rien ne change dans notre vie… si la vie qui suit l’initiation n’est pas différente de celle qui l’a précédée… Sinon l’eau du Baptême n’est que de l’eau » (40). Diadoque de Photicé admet, au Vème siècle, que la restauration de l’image se fait par la grâce. Mais, la ressemblance à Dieu « attend notre concours pour se produire » (Cent Chapitres Gnostiques, 89). Saint Maxime le Confesseur dit : « Chacun de nous possède l’énergie manifeste de l’Esprit en proportion de la foi qui est en lui. Ainsi chacun est l’intendant de sa propre grâce » (Questions à Thalassios, 54). Saint Jean Chrysostome confirme ces dires: « Une fois reçue la grâce de Dieu, tout dépend de nous et de notre application » (Catéchèses Baptismales, 54) et il affirme que « le divin Médecin ne nous guérit pas malgré nous » (Commentaires sur Matthieu, 28, 4). Et saint Basile le Grand d’abonder dans ce sens : « Le grand Médecin des âmes est prêt à guérir tout mal. Si tu te donnes toi-même il n’hésitera pas » (Lettres, 46, 6). Utilisant toujours la métaphore médicale, saint Cyrille de Jérusalem (315 env.-387 env.) dit à chacun de nous: « Tes blessures ne surpassent pas le savoir- faire du Médecin. Donne-toi seulement toi-même avec foi et dis ton mal au Médecin » (Catéchèses Baptismales, 2, 6). Quant à saint Marc le Moine, qui a vécu au milieu du 5ème siècle, il affirme de son côté que « la grâce de Dieu demeure en nous mais ne s’impose pas à nous… Elle ne fait sentir ses effets que dans la mesure de notre foi, de notre espérance et de notre pratique des commandements » (Le Baptême, 4, 22 ; 15, 16)

Travailler à notre salut : la Praxis

Grégoire de Nazianze nous rappelle que le premier créé était « nu dans sa simplicité »(Discours 45, 8) et que nous devons nous libérer des « tuniques de peau » (Genèse 3, 21), pour travailler à notre salut et nous vêtir vraiment du Christ. Mgr. Georges Khodr (né en 1923), utilisant la même image, nous demande de « nous dénuder de tout, sauf de l’amour de Dieu ». Cet effort ascétique en vue de la divinisation consiste à se purifier de nos passions et à acquérir les vertus.

Cet effort commence par l’acte de repentance (en grec metanoïa) qui implique une reconnaissance de notre état de pécheur et une décision de changer radicalement notre mode de vie. C’est bel et bien un revirement et une conversion qui sont demandés au chrétien. Saint Jean Climaque (+650) enseigne que « nous ne serons pas blâmés, lorsque notre âme sortira du monde de n’avoir pas fait de miracles, de n’avoir pas pénétré les sublimes vérités de la théologie, ou de pas s’être élevés à de hautes contemplation ; mais nous aurons certainement à rendre compte à Dieu de n’avoir pas  incessamment pleuré nos péchés » (L’Echelle du Paradis, 7, 79). Et il ajoute : «  La pénitence est la fille de l’espérance et du renoncement au désespoir » (op. cité, 5, 2). Saint Isaac le Syrien dit : « Cette vie nous a été donnée pour le repentir. Ne la gaspillez pas en vaines recherches », ou encore : « Celui qui connaît son péché est plus grand que celui qui ressuscite les morts par sa prière… Celui auquel il a été donné de se voir lui-même est plus grand que celui auquel il a été donné de voir les anges » (Discours Ascétiques, 34). « Le commencement du salut c’est de se connaître soi-même » nous rappelle saint Ephrem le Syrien (306 env.-373). « Celui qui ne connaît pas son mal ne prend pas souci de son infirmité » confirme saint Jean Chrysostome, dans une de ses homélies. Mgr. Kallistos Ware, parlant de son expérience du repentir, écrit : «  Le repentir n’est pas découragement mais attente ardente; non pas sentiment d’être dans une impasse, mais d’avoir trouvé une issue. C’est regarder vers le haut, vers l’amour de Dieu. Regarder non pas ce qu’on n’a pas réussi à être, mais ce qu’on peut encore devenir par la grâce du Christ » (Le Royaume intérieur, Ed. Le sel de la terre, p. 50).

Ce que les Pères appellent la « vie active » (en grec praxis) ne contredit pas ce qu’il est convenu de nos jours d’appeler « vie spirituelle». Elle « n’est pas une vie au service du monde, mais le combat intérieur pour vaincre les passions et acquérir les vertus » comme le disent Evagre le Pontique et Maxime le Confesseur à côté de beaucoup d’autres Pères.  Elle est justement cette lutte pour bien se connaître et changer de vie. Le critère de la lutte n’est donc pas la situation extérieure, mais la réalité intérieure. Pour les Pères, la praxis mène à la theoria, la contemplation. Il n’y a pas d’opposition entre les deux. Ce sont les faces d’une même monnaie. Marthe et Marie ne sont pas deux modèles opposés d’engagement pour les chrétiens. Chacun d’entre nous est appelé à être à la fois Marthe et Marie, quel que soit son statut, qu’il vive dans le monde ou dans un monastère.

La praxis est une mise en œuvre des commandements qui mène au Christ. Maxime le Confesseur nous dit : « Le Verbe de Dieu se révèle dans ceux qui mettent en œuvre la praxis, en prenant corps dans les commandements. Et c’est par les commandements qu’en sa personne de Verbe il mène au Père ceux qui agissent» (Questions à Thalassios, 25, 3). Et Marc le Moine affirme : « Le Seigneur se trouve caché dans ses commandements et on le trouve dans la mesure où on le cherche… Ne dis pas : j’ai pratiqué et je n’ai pas trouvé le Seigneur » (Loi Spirituelle, 191, 192). Il s’agit donc de bien connaître les commandements et de les prendre au sérieux. Pour ce faire, il faut conformer notre vie à celle du Christ, nous assimiler à lui. Comme nous le dit saint Isaac le Syrien : « Ayez soif du Christ, il vous abreuvera de son amour ». Cette assimilation au Christ, cette ‘imitation’ du Christ comme véritable incorporation à lui est un thème récurrent dans toute la littérature patristique.

 

4. L’acquisition du Saint-Esprit, clef de l’incorporation au Christ

Tout commence, comme nous l’avons dit plus haut, par le repentir-bouleversement existentiel, suivi de l’invocation du Saint-Esprit. En effet, sans le Saint-Esprit, il n’y a pas d’accès au Christ et sans vie dans le Christ on ne peut arriver au Père. « Le but de la vie chrétienne, nous dit saint Séraphim de Sarov (1759-1833), est dans l’acquisition du Saint-Esprit … Quant aux jeûnes, les veilles, les prières, les aumônes et les autres bonnes œuvres faites au nom du Christ, elles ne sont que des moyens pour acquérir l’Esprit-Saint» (Entretiens avec Motovilov). Le Saint-Esprit, écrit le Père Serge Boulgakov (1871-1944), que certains ont appelé l’Origène du vingtième siècle, « est Dieu en tant qu’il accomplit, vivifie, donne au monde la réalité » (L’Eglise Orthodoxe, p.146). Athanase d’Alexandrie va jusqu’à dire que « Dieu s’est fait sarcophore (= porteur de la chair) pour que l’homme puisse devenir pneumatophore (= porteur de l’Esprit) » (De l’Incarnation et contre les ariens, 8). « Si par impossible, relève saint Cyrille d’Alexandrie, il nous arrivait de demeurer privés de l’Esprit, nous ne soupçonnerions même pas ce que Dieu fait en nous » (Sur Jean). Quant à Grégoire de Nysse, il affirme qu’on  « ne conçoit pas le Fils sans le Saint-Esprit et qu’ il est impossible de nommer Jésus Seigneur sinon dans l’Esprit-Saint » (Contre les Macédoniens). Une variante du Notre-Père, privilégiée par saint Grégoire de Nysse, n’hésite pas à remplacer « Que ton Royaume vienne » par « Que ton Saint-Esprit vienne », tant il est vrai que c’est par l’Esprit que les portes du Royaume s’entrouvrent. Toutes les prières de l’Eglise Orthodoxe commencent donc par l’invocation du Saint-Esprit, par une demande d’épiclèse : « Roi céleste, Consolateur, Esprit de Vérité, Toi qui es partout présent et qui emplis tout, Trésor des biens et Donateur de Vie, viens et demeure en nous, purifie-nous de toute souillure et sauve nos âmes, Toi qui es Bonté ».

Ceci ne veut pas dire qu’il faut séparer l’œuvre du Fils de celle du Saint-Esprit. Saint Silouane l’Athonite (1866-1938), s’adressant au Christ, lui dit : « Tu m’as donné de vivre la douceur de ton Saint-Esprit… et ton Esprit m’a donné de te connaître » (op. cité, p. 254). Et saint Grégoire de Nysse nous dit de ne « jamais penser au Christ en le séparant de l’Esprit-Saint » (Du Saint-Esprit. Contre les Macédoniens). Saint Irénée de Lyon, quant à lui, affirme que le Fils et l’Esprit sont «  les mains de Dieu » (op. cité, IV, 20, 1). L’acquisition de la ressemblance au Christ et l’acquisition du Saint-Esprit vont de pair et se conditionnent mutuellement.


5. Les voies de l’incorporation au Christ

L’incorporation au Christ dans la communauté apostolique

Le livre des Actes des Apôtres, ainsi que certaines Epîtres de Paul, nous décrivent la vie des communautés apostoliques. Les affirmations de l’Apôtre Paul sur sa propre vie en Christ révèlent leur état d’esprit: « Pour moi, vivre c’est le Christ » (Ph. 1 : 21) ; « Je vis désormais pour Dieu dans le Christ Jésus » (Ro. 6 : 10) ; « Ma vie est cachée dans le Christ en Dieu » (Col. 3 : 3) ; Je veux vivre à jamais « pour celui qui est mort et ressuscité » (2 Co. 5 : 15). Et comment oublier, parmi tant d’autres citations, son affirmation, dans l’Epître aux Galates : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (2, 20).

Les chrétiens prennent à la lettre l’enseignement de Jésus et le mettent en pratique au sein d’une communauté aimante et accueillante. Ils sont remplis de la joie de la Résurrection et restent conscients de la présence du Seigneur parmi eux. Ainsi, les croyants d’un même lieu vivent ensemble, sans distinction d’âge, de sexe, de rang social ou de race (Rom. 16,23 ; 1 Co. 1,2 ; 2 Col,1 ; 1 Th. 1,1 ; Ac. 11,22 ; Gal. 3, 28 ; Col. 3, 11…). Ils se réunissent régulièrement avec « allégresse et simplicité de cœur » (Ac. 2, 46) pour « proclamer la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co. 11, 26). Ils sont « assidus à l’enseignement des apôtres, la communion fraternelle, la fraction du pain et les prières » (Ac. 2, 42). Ils mettent tout en commun, « tout étant mis à la disposition de tous » (Ac. 2, 44 ; 4,32). Ils se considèrent frères en Christ et se comportent comme tels. Ce n’est pas sans raison que le christianisme de l’époque est appelé « fraternité ». Ces chrétiens vivent également dans l’attente du retour du Christ qu’ils espèrent proche.

L’incorporation au Christ par le martyre 

Durant les trois premiers siècles de la vie de l’Eglise, l’expression la plus signifiante de l’incorporation au Christ consistait à vouloir donner littéralement sa vie pour lui par le martyre. Cette attitude trouvait son origine dans divers textes de l’Ecriture demandant de suivre les traces du Christ. Les martyrs sont considérés comme les vrais « émules et imitateurs du Christ », comme nous lisons dans la Lettre des Eglises de Vienne et Lyon, que cite Eusèbe dans son Histoire Ecclésiastique (I. V, c. II, 2). Saint Ignace d’Antioche est un de ceux qui ont exprimé avec le plus d’éloquence cette recherche du martyre. Il écrit aux Ephésiens : « Rivalisons pour être des imitateurs du Christ à qui souffrira davantage l’injustice, le dépouillement et le mépris » (X, 3). Dans son épître aux Magnésiens, il écrit : « Si nous ne sommes pas prêts à souffrir et à mourir comme lui, sa vie n’est pas en nous » (V, 2). Dans son épître aux Romains, il décrit le martyre comme le seul espoir « d’être trouvé » dans le Christ, « d’atteindre » le Christ : « Il est bon pour moi de mourir pour être en Christ Jésus... C’est lui que je cherche, celui qui est mort pour nous, lui que je veux, celui qui est ressuscité pour nous C’est maintenant que je commence à être un véritable disciple. Ne m’empêchez pas de naître  à la vie (V à VI) ». L’adage « Donne ton sang et reçois l’Esprit » confirme que le martyre pouvait véritablement tenir lieu de baptême. Le culte des martyrs domine la spiritualité, la pratique liturgique et la dévotion des chrétiens des premiers siècles.

L’incorporation au Christ par le monachisme 

Après l’arrêt des persécutions, la christianisation de l’Empire et le relâchement moral qui s’en suivit dans la vie de nombreux chrétiens, le retour au modèle de la communauté apostolique de Jérusalem supplée au martyre pour tous ceux qui voulaient rester fidèles au radicalisme des mœurs évangéliques. Clément d’Alexandrie avait envisagé cette alternative: « Si le martyre consiste à confesser Dieu, toute âme qui se conduit avec pureté dans la connaissance de Dieu, qui obéit aux commandements, est martyre dans sa vie et dans ses paroles… Elle répand sa foi à la manière du sang durant sa vie entière et au moment de son exode » (Stromates, I, IV, 4, 15). Le monachisme, décrit souvent comme une réaction originale contre le comportement des chrétiens face à un monde libre de persécutions, n’est au contraire qu’un retour à une vie où l’on persévère ensemble dans la prière, dans la communauté des biens, dans la fraction du pain et toutes les autres pratiques expérimentées par la communauté apostolique. Mis à part le célibat librement choisi, les moines tentent en effet d’incarner, dans un monde nouveau, l’idéal de la vie chrétienne des premiers jours. Le Père Louis Bouyer écrit : « Quand succède à un monde où les chrétiens étaient des séparés et des proscrits un monde où ils vont être à l’honneur, mais dont l’esprit n’aura guère changé cela, d’instinct, les meilleurs des chrétiens choisiront librement cet état de proscription qui ne leur est plus imposé par les circonstances. Dans un monde qui ne les traite plus en ennemis, ils se sentent obligés de vivre en ennemis du monde : ils sentent trop bien que, faute de cela, ils auraient vite fait d’en devenir les esclaves » (op. cité, p. 371). En s’affranchissant de tout, les premiers moines cherchaient à suivre rigoureusement l’enseignement du Christ, en appliquant à la lettre Ses paroles, notamment celles adressées au jeune homme riche : « Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as ; donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi » (Mt. 19,21 ; Mc. 10,  21 ; Lc.18, 22), ou encore : « Qui ne prend pas sa croix et ne vient à ma suite n’est pas digne de moi » (Mt. 10, 38 ; 16, 24 ; Lc. 14, 26 ; 9, 23 ; Mc. 8,34 ; 8, 34).

Ces appels qui s’adressent à l’ensemble des chrétiens, sont devenus par la suite l’apanage d’une minorité. On s’habitua alors à parler de « maximalisme » chrétien, personnifié par les moines et les « pères spirituels », en l’opposant  à la masse des simples chrétiens appelés « à faire juste assez pour être en règle ».

Le « maximalisme » monastique en vue de l’incorporation au Christ nous concerne tous

Très vite, des voix s’élevèrent pour rappeler que ce qui est taxé de « maximalisme » représente les exigences normales d’un christianisme engagé, auquel tout le monde est convié. Ainsi, la première ‘Règle’ de saint Basile le Grand était destinée, à l’origine, à tous les chrétiens désireux de « vivre en Christ ». Basile ne cherchait pas à fonder une nouvelle communauté monastique. Il voulait une communauté décidée à appliquer la vie chrétienne dans son intégralité, une Eglise qui obéisse à l’Evangile et qui en vive. Il lui était difficile d’admettre qu’une communauté appelée à imiter le Christ ne soit pas totalement confondue avec la paroisse, l’Eglise locale. Il rêvait d’un mouvement de simples chrétiens décidés à se « vêtir » du Christ, se situant à mi-chemin entre le monachisme traditionnel, souvent coupé du monde et privilégiant l’anachorétisme et la simple paroisse. Ce mouvement serait appelé à « vivifier l’ensemble de l’Eglise ». Ceci explique pourquoi, en aménageant la vie de ses monastères, entièrement cénobitiques, il fit en sorte que le silence, le recueillement, les temps de solitude que vivaient les moines ne les empêchassent pas d’être associés étroitement à des œuvres sociales, écoles, hôpitaux, orphelinats ou toute autre activité au service de la communauté locale.

D’autres Pères rappellent que l’abondante littérature ascétique, développée dans les milieux monastiques, concerne aussi ceux parmi les chrétiens qui veulent se donner la peine d’entendre et d’obéir aux exigences de la Parole du Christ. Ils font valoir que l’appel à la sainteté est adressé à tous, que le Christ nous a tous aimé d’un même amour et qu’il languit après une réponse d’amour de chacun d’entre nous. Saint Nil l’Ascète (milieu du Vème siècle), après avoir rappelé que les moines sont ceux qui veulent « être sauvés », qui « mènent la vie selon l’Evangile, cherchent l’unique nécessaire et se font violence en tout », n’hésite pas à ajouter que « toutes les pratiques monacales s’imposent aux gens du monde » (Ep. 1, 167, 169). Saint Jean Chrysostome abonde dans ce sens : « Quand le Christ ordonne de suivre la voie étroite, il s’adresse à tous les hommes. Le moine et le séculier doivent atteindre les mêmes hauteurs … Ceux qui vivent dans le monde bien que mariés doivent par tout le reste ressembler aux moines … Vous vous trompez tout à fait si vous pensez qu’il est des choses exigées des séculiers et d’autres des moines … Ils auront tous les mêmes comptes à rendre» (Homélie sur Ep. aux Hébreux, 7, 41). Saint Théodore le Studite (759-826), parlant de la prière, du jeûne, de la lecture de l’Ecriture et de la discipline ascétique, affirme : « Ne croyez pas que cette liste vaille pour le moine et non pas, tout entière et également, pour le laïc » (P.G. 99, 1388). Saint Syméon le Nouveau Théologien affirme : « Il est possible à tout le monde, pas seulement aux moines mais aussi aux laïcs , de toujours et continuellement se repentir, pleurer et implorer Dieu et par une telle conduite, d’acquérir toutes les autres vertus » (Catéchèses, 5). Saint Grégoire Palamas conseille « de perfectionner son genre de vie et non de changer de vêtement ». Saint Nicolas Cabasilas résume de façon admirable l’universalité de cet appel : « Notre engagement … n’implique aucune épreuve spéciale. Il ne faut ni supporter de multiples peines, ni dépenser de l’argent. Il n’en résulte ni déshonneur ni honte … Cela ne nous empêche pas d’exercer notre métier et ne crée nul obstacle à nos occupations courantes. Un général continuera à commander, un fermier à cultiver le sol et un artisan à s’adonner à ses travaux… On n’est pas contraint de se retirer dans quelque coin désert, ni de manger une nourriture étrange, ni de s’habiller différemment, ni de ruiner sa santé ou de se risquer dans quelque action téméraire (op. cité, VI, 8)…Nous changeons non pas de lieu mais d’existence » (op. cité, I, 4). C’est au creux du quotidien, au cœur de notre vie que jaillit donc pour nous la vie éternelle. Saint Séraphim de Sarov, s’adressant à Motovilov, au cours de leur transfiguration commune dans la lumière du Saint-Esprit, lui dit : « Quant au fait que vous êtes laïc et que je suis moine, il n’est pas besoin d’y penser … Le Seigneur recherche les cœurs remplis d’amour pour Dieu et le prochain. Voilà le trône sur lequel il aime s’asseoir et sur lequel il apparaît dans la plénitude de sa gloire céleste ». Saint Tikhon de Zadonsk (+1783) confirme cette similitude de destin entre moines et laïcs en disant que ces derniers sont appelés à pratiquer un « monachisme intériorisé ». La vie de tout homme est donc perçue par les Pères comme un pèlerinage à la recherche du Christ, guidé par le Saint-Esprit et tendu vers la Face du Père.

 

6. L’incorporation au Christ pour nous aujourd’hui

Nous mettre à la recherche du Christ dans tous les endroits de sa présence

Il faut nous mettre à la recherche du Christ dans tous les endroits de sa présence. Comme nous l’a annoncé le Christ lui-même, c’est le Saint-Esprit qui nous révèlera la présence du Christ et nous permettra de  le retrouver et de rendre cette présence réelle en nous. S’il est vrai que l’Esprit « souffle où il veut », il n’en reste pas moins qu’il agit essentiellement dans l’Eglise, Corps du Christ et endroit privilégié de sa présence. Mais qui peut se taxer de connaître les vraies limites de l’Eglise ? Nous en connaissons les limites apparentes et nous savons que l’Esprit y agit en permanence par les Mystères et les autres canaux de la grâce qui y abondent. Cependant, nous avons tendance à bâtir sur ces limites apparentes de l’Eglise des murs infranchissables. Il suffit pourtant de faire silence et d’écouter ses chuchotements, et l’Esprit nous montrera qu’il franchit souvent ces limites et que le Christ est « enfoui dans la nuit des religions et les civilisations du monde » (Mgr. G. Khodr) et qu’il nous faut aussi l’y découvrir. « Le Christ n’est absent d’aucun endroit, s’écrie Nicolas Cabasilas, il est impossible qu’il ne soit pas en nous. Pour ceux qui le cherchent il est en eux, plus intimement que leur propre cœur » (op. cité, VI, 12).

Jésus, qui est lui-même « le chemin », nous indique les voies qui mènent à lui et l’expérience séculaire de l’Eglise nous aide à préciser les contours de sa présence. Ces voies, où nous ne pouvons nous engager sans la foi, le repentir et le changement d’esprit (metanoïa), sont plus particulièrement les suivantes:

-          Les « Mystères », en particulier dans la rencontre existentielle de l’Eucharistie, mais aussi dans le renouvellement permanent des promesses faites en notre nom lors du Baptême, dans l’actualisation des promesses de l’Esprit lors de la Chrismation et dans le sacrement de la Réconciliation ;

-          Le face-à-face avec la Parole de Dieu dans l’Ecriture ;

-          La commémoration de la vie du Christ et la « récapitulation » de l’histoire du salut dans la vie liturgique de l’Eglise ;

-          La mémoire permanente de Dieu et le tête-à-tête de la prière personnelle (Mt. 18, 19 ; Mc. 11, 23 ); la prière continue (Lc.18,1; 11, 5-8) et la « prière de Jésus » (Jean 16, 24) ;

-          La rencontre de deux ou trois au nom du Christ (Mt. 18, 20);

-          Le service de tout affamé, étranger, dénudé, malade et prisonnier auxquels Jésus s’est identifié (Mt. 25, 31-46).

-          L’écoute des amis du Seigneur, saints et hommes de Dieu, en qui il habite.

La Rencontre dans les Mystères

Dans cette recherche du Christ, la synergie joue pleinement. En réponse à notre foi, notre repentir et notre volonté de changement, le Christ fait irruption dans notre vie par les Mystères.

La foi est la porte de notre adhésion au Christ, de notre décision de le suivre pour s’unir à lui et devenir ses ambassadeurs dans le monde. La foi doit être accompagnée du repentir, c’est-à-dire de la connaissance de ses propres péchés et de la volonté de changer de vie. La foi et le repentir amènent le Christ à se faire présent en nous. Il vient nous habiter. Il entend nos balbutiements (« Je crois, viens en aide à mon peu foi » (Mc. 9, 24)) et il accourt vers nous. Comme le dit en termes touchants saint Silouane l’Athonite dans une de ses prières: « Une mère peut oublier son enfant, mais Toi tu n’oublies pas, car tu aimes sans mesure ta créature et l’amour ne peut oublier » (op. cité, p. 260).

Le Christ s’est fait pèlerin vers nous par l’Incarnation, la mort et la Résurrection. Sur le chemin de notre existence, aujourd’hui, il continue de faire route avec nous. Il vient à notre rencontre pour nous offrir amitié, pardon et accès à Dieu le Père. Comme le dit Cabasilas, « cela se réalise par notre initiation aux Mystères …Grâce à eux, Christ vient et demeure en nous. Il s’unit à nous et ne fait qu’un avec nous. Il étouffe le péché en nous et nous rend participants de sa vie et de ses mérites. Il nous associe à sa victoire » (op. cité, I, 9).

Dans l’Eucharistie, l’union au Christ dépasse toute autre union que l’homme peut concevoir. Par la communion au Corps et au Sang du Verbe Incarné et par l’action conjointe du Saint-Esprit « nous devenons les proches parents de Dieu » (op. cité, p.270) dit saint Silouane l’Athonite. Il n’y a pas de commune mesure avec ce que nous pouvons expérimenter par ailleurs. Il n’y a pas de comparaison possible. L’Ecriture dit que le lien entre le Christ et nous est plus étroit que celui de l’habitant avec son habitation (Mt. 22, 1-14), la vigne avec son sarment (Jn. 15, 1-7), l’homme et la femme dans le mariage (Ep. 5, 21-33), la tête avec les membres (Col. 1, 18). La communion avec le Christ permet à l’homme de sortir de la vie morte, de la laideur, de l’obscurité, de l’ignorance. Cabasilas, qui est le chantre par excellence de cette incorporation au Christ par les Mystères, nous dit : « Si nous  gardions mémoire de la Table Sainte et du Sang qui a empourpré notre langue, nous n’ouvririons pas la bouche sur une langue perverse … Nos yeux, nos pas, notre main ne porteraient pas vers ce qui est mauvais » (op. cité, VI, 3).

De même, il nous faut renouveler les promesses de notre Baptême par le baptême des larmes sans lequel, disent certains Pères, l’eau de notre premier baptême ne serait autre chose que de l’eau. Il nous faut aussi garder mémoire du fait que nous avons été oints de l’Esprit et qu’il faut nous rendre malléables entre ses mains. La pratique constante de la confession, sacrement de la Réconciliation avec Dieu et les hommes, est aussi une des portes par laquelle Dieu s’engouffre dans notre vie pour renouveler l’amitié.

Comme nous le constatons, les sacrements ne sont pas de simples instruments. Ils sont proprement les véhicules de la grâce, des Energies divines incréées transmises aux humains. Il ne sont pas censés susciter en nous une simple « émotion psychologique » face au Sauveur. Les sacrements nous « incorporent »  bel et bien au Christ.

Mais il nous faut travailler à garder les dons de Dieu. Il faut veiller à « accueillir ses dons, garder ses faveurs et ne pas rejeter la couronne que Dieu, par tant de fatigues et de labeurs, nous a tressée. Telle est la vie en Christ que confèrent les Mystères. Telle est cette vie à laquelle la ferveur de l’homme doit contribuer » (Cabasilas, op. cité, 1, 9). Il faut donc passer de « l’Amour-Appel »  (celui du Christ) à  « l’Amour-Réponse »(celui de l’homme).

La Praxis 

Nous pouvons conserver ses dons et les faire fructifier par la praxis, la lutte permanente  contre les passions et l’acquisition des vertus. Dans cette lutte, nous dit Cabasilas, « il nous faut considérer que le Christ qui nous convie à son banquet lutte à nos côtés. Or, un compagnon de combat prête main-forte non à ceux qui paressent et se traînent, mais aux vaillants qui, avec courage et force, luttent dignement et bravement contre l’adversaire… Quand le Christ (nous confère ses dons) … il nous munit de tout ce qui peut enhardir notre courage et affermir notre persévérance pour combattre et vaincre. Quand il lutte à nos côtés il ne fournit pas à lui tout seul tout l’effort » (op. cité, IV, 9).

D’où la nécessité de rester éveillés, de ne pas nous assoupir. Sinon les dons de Dieu ne nous serviront à rien. Il faut donc un effort permanent. Selon saint Antoine le Grand (251-356), il faut recommencer tous les jours comme si c’était le premier. Saint Dorothée de Gaza, qui a vécu au VIème siècle, préconise « de nous examiner toutes les six heures pour se remémorer nos actes et identifier nos péchés» (Instructions Spirituelles, 11, 117). Au VIIème siècle, saint Jean Climaque recommande que cet examen de conscience se fasse « toutes les heures » (L’Echelle, 4, 126). Saint Jean Chrysostome rappelle avec insistance qu’il nous faut garder et même entretenir la « mémoire de nos fautes … (car) le souvenir du passé est la sauvegarde de l’avenir » (Homélies sur la pénitence,  7, 4). Tous les Pères insistent sur la nécessité d’une repentance permanente. « La pénitence, disent-ils, est une restauration du Baptême, un second Baptême » (Jean Climaque, L’Echelle, 5, 2 ; Grégoire de Nazianze, Discours, 39, 17 ;  Syméon le Nouveau Théologien, Catéchèses, 32, 59 ; Grégoire Palamas, Triades, 2, 2, 17). Par elle, nous renouvelons notre appartenance au Corps du Christ et pouvons continuer à en rechercher la Tête.

Les Pères, en particulier ceux du Désert, ont acquis une connaissance très précise des mécanismes de l’âme humaine. Bien avant les découvertes de la science moderne, ils ont sondé, par l’amour et la praxis, les tréfonds de l’homme et ont développé une thérapeutique des maladies spirituelles. Dans un langage qui nous paraît parfois étranger, ils sont étonnement modernes. Le succès actuel de la Philocalie, ce grand recueil de la tradition ascétique dont nous parlerons plus loin, témoigne de son aptitude à répondre aux interrogations de nos contemporains. Les Pères nous éclairent sur les passions et la façon dont elles infiltrent l’âme.  Iils nous guident aussi sur la voie de la guérison, en nous indiquant comment acquérir les antidotes que sont les vertus.

Ce travail de guérison de l’âme (en grec catharsis), qui est une mort au péché, est aussi une participation à la Croix du Christ. Il nous fait renaître comme membres du Corps du Christ. Nous chantons, lors de la fête des Vierges Martyres, ce Tropaire : « C’est toi, Seigneur, que je désire. En te cherchant je lutte et je me crucifie avec toi afin de vivre en toi ». Ce travail prend du temps. Il demande constance et ténacité. « Apprendre demande du temps … dit saint Silouane l’Athonite … tu n’apprendras pas l’humilité d’un seul coup » (op. cité, p. 432). Les paroles que lui a adressées le Christ : « Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas » (op. cité, p. 43) sont là pour nous encourager à demeurer dans l’espérance, et ce quelles que soient les difficultés et les tentations.

Saint Syméon le Nouveau Théologien confirme cette progression quotidienne du chrétien en marche en disant : « Chaque jour il poursuit sa croissance spirituelle, évacuant toute trace d’infantilisme et progressant selon la mesure de son âge spirituel. Il voit changer ses facultés et l’opération de son âme et gagne en virilité et en force » (Catéchèses XIV). Ce travail constant de l’homme est couronné par un travail de Dieu, par le Saint-Esprit qui lui permet d’atteindre le but. Ce but consiste à acquérir un nouveau style de vie. « Il faut joindre à la foi le règlement de toute la vie et le changement de sa façon de vivre » dit saint Jean Chrysostome (Comm. sur Mt. 11, 7).

La pratique de l’amour

Pour un des Pères du Désert, l’Abba Moïse, le but à atteindre « est la pureté du cœur, qui est la charité »  (Apophtegmes). Saint Isaac le Syrien va jusqu’à dire que le cœur charitable, miséricordieux et aimant est celui « qui s’enflamme d’amour pour la création entière, pour l’homme, les oiseaux, les bêtes, les démons, pour toutes les  créatures, mû par une pitié infinie qui s’éveille dans le cœur de ceux qui s’assimilent à Dieu ». Et saint Nil l’Ascète d’ajouter : « Il ne condamne plus ni le pécheur ni les enfants du siècle … Il désire aimer et vénérer tout homme sans distinction aucune … car il estime après Dieu tous les hommes comme Dieu même » (Œuvres Spirituelles, Discours 81). Quant à saint Syméon le Nouveau Théologien, il dit, parlant de lui-même: « Je connais un homme qui désirait d’une telle ardeur le salut de ses frères qu’il n’aurait même pas voulu entrer dans le Royaume des Cieux s’il avait dû pour cela être séparé d’eux ». De même, Grégoire Palamas souligne que « la santé et la perfection de l’âme ne s’accomplissent que dans l’amour et l’observation des commandements » (Triades, XI, 1, 42).

L’amour est donc la clef de tout. Il précède la connaissance. Aimer ses frères, aimer ses ennemis est une manière de connaître Dieu. Ce n’est pas simplement un principe éthique. Nicolas Cabasilas termine son ouvrage sur « La vie en Christ » par cette hymne à l’amour : « Telle est la vie en Christ : cachée, mais manifestée par la lumière des bonnes œuvres, c’est-à-dire par l’amour … Autant que le peut l’effort humain, l’amour constitue la vie en Christ. On peut lui donner le nom de vie, elle est en effet union avec Dieu … Ce n’est rien d’autre que l’amour lui-même qui nous conduit et nous fait agirQuel mot conviendrait mieux pour dire « vie » que le mot « amour » ? Ce qui seul survit et permet aux vivants de continuer d’être quand tout disparaît, c’est la vie, c’est l’amour » (op. cité, VII, 4). Saint Silouane de l’Athos, au cœur du XXème siècle nous redit que « notre frère, c’est notre propre vie » (op. cité, p. 339) et que « celui qui n’aime pas ses ennemis ne peut connaître le Seigneur, ni les douceurs de l’Esprit » (op. cité, p. 259).

 Le face-à-face dans les Ecritures

Pour apprendre à aimer, il faut acquérir « l’esprit du Christ » et nous familiariser avec la façon dont il a vécu.. Or, nous rencontrons le Christ et nous acquérons son « esprit » en fréquentant les Ecritures. Lire les Ecritures, en méditer le contenu est une affaire d’homme à Homme. C’est une incorporation à Jésus. Pour cela, toute lecture doit être précédée d’une prière à l’Esprit-Saint. « Avant toute lecture, prie et supplie Dieu pour qu’il se révèle à toi » nous recommande saint Ephrem le Syrien. Saint Jean Chrysostome nous demande d’adresser à Dieu la prière que le prêtre proclame durant la Sainte Liturgie avant la lecture de l’Evangile: « Ouvre les yeux de mon intelligence afin que je comprenne ton message … et que j’accomplisse ta volonté ».

Les Pères parlent d’une « manducation » de la Parole de Dieu, présente dans l’Ecriture. Ils nous disent qu’il « faut se livrer aux exigences de la Parole de Dieu » et que, ce faisant, le Christ vient habiter en nous. « Nous mangeons sa chair et buvons son sang dans la divine Eucharistie, mais aussi dans la lecture des Ecritures » dit saint Jérôme (347-419/420). Dans son Explication de la Sainte Liturgie, saint Nicolas Cabasilas indique que « L’Evangile figure le Christ … qu’il laisse entendre la voix du Christ et nous invite à rassasier nos yeux et notre cœur de ses paroles». Saint Nicodème l’Hagiorite (1748-1809) nous convie à « aller de la parole écrite à la parole substantielle ». Et saint Athanase d’Alexandrie nous dit que « le Seigneur se trouve dans les paroles de l’Evangile et que les démons ne peuvent en supporter la présence ».

C’est pourquoi les Pères nous invitent à lire l’Evangile tous les jours. Le starets Ambroise d’Optino (+1895), récemment canonisé par l’Eglise russe, résume leur enseignement en disant : « Tous les jours, lisez un chapitre des Evangiles et quand l’angoisse vous prend, lisez de nouveau jusqu’à ce qu’elle passe ; si elle revient, lisez de nouveau l’Evangile ».

Il y a certes plusieurs niveaux de lecture de l’Evangile. On le lit pour apprendre comment Jésus a vécu, comment il s’est comporté envers les êtres et les choses. On le lit pour comprendre l’histoire et l’économie du salut et en récapituler les événements. On le lit pour acquérir l’esprit du Christ et pour dialoguer avec lui. On le lit enfin comme une prière, comme un appel à ce que le Christ vienne habiter en nous, qu’il y croisse et que notre moi diminue. Saint Nicolas Cabasilas nous confirme que la vraie méditation de la Parole de Dieu qui mène à la commémoration des événements du salut et à la contemplation change radicalement notre comportement : « Méditant et contemplant chaque jour la vie du Christ, son amour nous rend humbles et conscients de notre faiblesse humaine au point que nous gémissons. Il nous rend doux et justes, bienveillants et tempérants, artisans de paix et de réconciliation entre les hommes. Nous devenons tellement épris du Christ et de la vertu que nous supportons les outrages pour l’Un et l’autre » (op. cité, VI).

La vie communautaire comme laboratoire de l’amour

Apprendre à aimer son frère demande beaucoup d’efforts et une aide particulière du Seigneur. C’est ce que nous apprend ce verset : « Quand deux ou trois se réunissent en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Mt. 18, 20). Il est au milieu de ceux qui croient en lui pour leur permettre de vivre, au travers de leurs relations fraternelles, l’expérience de l’amour qu’il apporte à chacun d’entre eux, puis de l’apporter à leur tour à leur entourage. La vie de la communauté apostolique éclaire le sens de l’expression « se réunissent ». Il ne s’agit pas de rencontre fortuite, hâtive, comme à la sauvette. Il s’agit de nous assumer les uns les autres, de mettre en commun, de partager la vie et les biens qui nous sont gratuitement donnés. La paroisse doit être ce lieu où les frères se retrouvent et vivent en commun, recherchant le Seigneur et s’unissant à lui non seulement dans l’Eucharistie, mais aussi dans la prière, la méditation et la réflexion communes, l’entraide et le partage, l’apprentissage de l’amour fraternel, le service des autres et le témoignage. Le fait que nos paroisses n’arrivent pas toujours à jouer ce rôle rend d’autant plus indispensable la création de petites communautés de personnes liées entre elles et au Seigneur par une sorte de pacte de vie commune. Les membres de ces communautés devront être profondément ancrés dans l’Eucharistie célébrée dans la paroisse. Ils tâcheront de vivre selon le modèle de la communauté Apostolique et continueront leur expérience eucharistique et fraternelle avec leurs prochains en dehors des limites de l’église-bâtiment. Sans ces communautés, comment répondre « Viens et Vois » à quiconque nous interrogerait sur notre foi ?. La vie chrétienne est par nature communautaire, à l’image de la Sainte Trinité. Il faut l’incarner dans notre vie de tous les jours avec les frères afin de rencontrer le Christ, de « rendre compte de l’espérance qui est en nous » (1 Pi. 3, 15) et de permettre au Christ qui est en nous d’aimer et de servir toutes les autres créatures par et à travers nous.

Le sacrement du frère

Il faut donc nous habituer à chercher le Christ en tout être humain, à l’accueillir exactement comme le Christ et à laisser le Christ qui habite en nous dialoguer avec le même Christ qui habite en lui, lui permettant ainsi de nous unifier. Tout homme que Dieu place sur notre chemin est notre « prochain ». C’est par lui aussi que le Christ se présente à nous. Il convient donc d’être toujours disponible, toujours prêt à rencontrer le  Christ à chaque instant et dans le cœur de chacun. Un des Pères du Désert, Abba Appolon, avait l’habitude de répéter : « Lorsque tu vois ton frère, tu vois le Seigneur ton Dieu » (Apophtegmes, 3). Un adage ascétique, abondamment répété par les Pères du Désert, confirme l’importance primordiale de chaque instant vécu et de chaque homme rencontré: « L’heure que tu vis, la tâche à laquelle tu œuvres, l’homme que tu rencontres en ce moment sont les plus importants de ta vie ». Olivier Clément (né en 1923), théologien orthodoxe parmi les plus ouverts aux interpellations de la modernité, confirme l’actualité de cet adage en disant : « Combien de moments de torpeur, d’inattention peuvent devenir instants de prière … de dialogue avec Dieu, de sorte que nous devenions vigilants, présents aux êtres et aux choses ».

Cette attention au frère, et en particulier à celui qui est dans le besoin, est un thème majeur de toute la littérature chrétienne. La période Apostolique et celle qui l’a immédiatement suivie montrent qu’il ne s’agit pas simplement d’une aumône aux plus démunis, mais d’une réelle mise en commun et donc d’une vision totalement nouvelle des relations entre les hommes. Les membres de la communauté de Jérusalem pratiquaient la mise en commun et le partage : « Tous les croyants mettaient tout en commun ; ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun » (Ac. 2, 44-45) ; « Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun » (Ac. 4, 32).

Ces pratiques continuent d’être enseignées au IIème siècle, comme nous l’indique ce précepte du Pasteur d’Hermas (vers 140-155) : « Fais le bien, et du fruit que la libéralité de Dieu accorde à tes labeurs, donne à tous les indigents, sans te demander à qui tu dois ou ne dois pas donner. Donne à tous, car Dieu veut qu’il soit fait part à tous de ses propres largesses » (2ème Précepte). La Didaché ou Doctrine des douze Apôtres (vers 150) le confirme dans ces termes : « Mets tout en commun avec ton frère et ne dis pas que tu as des biens en propre, car si vous entrez en partage pour les biens immortels, combien plus y entrez-vous pour les biens périssables » (4, 8). Il en va de même pour Justin, Philosophe et Martyr (+ vers 165) quand il dit : « Ceux qui ont du bien viennent en aide à tous ceux qui ont besoin et nous nous prêtons mutuellement assistance. Ceux qui sont dans l’abondance et qui veulent donner, donnent librement, chacun ce qu’il veut » (1ère Apologie, 67, 1, 6). Quant à saint Irénée de Lyon, il va jusqu’à dire : « Ne pas venir au secours d’autrui, c’est renier l’Agape du Seigneur » (Fragments).

Il en est de même au IIIème siècle comme en témoignent les Constitutions Apostoliques : « Souvenez-vous que vous avez reçu plus que le nécessaire afin de le partager » (Kérygme de Pierre). Et Tertullien (+ vers 220) témoigne de la pérennité de ces pratiques dans les communautés de son temps en disant : « Chacun apporte sa petite contribution une fois par mois, ou quand il veut,  à condition qu’il le veuille et le puisse … Ce sont en quelque sorte les dépôts de la charité » (Apologie 39).

Les Pères du IVème siècle ne sont pas en reste. Leurs écrits abondent en exhortations à partager ce qui est donné par Dieu car il appartient à tous et nous n’en sommes que les gérants. « A l’affamé appartient le pain que tu gardes. A l’homme nu, le manteau que recèlent tes armoires. Au va-nu-pieds, la chaussure qui pourrit chez toi. Au miséreux , l’argent que tu tiens enfoui … dit Basile le Grand et il poursuit :… Les biens dont on t’a confié la gestion, tu les as accaparés. Celui qui dépouille un homme de ses vêtements aura nom de voleur. Et celui qui ne vêt pas la nudité du gueux alors qu’il peut le faire mérite-t-il un autre nom ? » (Homélie contre la richesse, 6, 6). Saint Grégoire de Nazianze va même jusqu’à dire : « Vous tous qui êtes serviteurs du Christ, ses frères et ses co-héritiers, … prêtez assistance au Christ, secourez le Christ, nourrissez le Christ, revêtez le Christ, accueillez le Christ, honorez le Christ » (Homélie « De l’amour des pauvres », 40). Et Grégoire de Nysse d’abonder dans le même sens en disant : « Ne méprisez pas les pauvres … Demandez-vous qui ils sont et vous découvrirez leur grandeur. Ils ont revêtu le visage de Notre Sauveur. Le Seigneur, en sa bonté, leur a donné son propre visage …Les pauvres sont les économes de notre espérance, les gardiens du Royaume … Les pauvres sont les préférés de Dieu … Tout appartient à Dieu et nous sommes tous les frères d’une même famille » (Homélie sur l’amour des pauvres, 1). Saint Jean Chrysostome, quant à lui, nous avertit : « Ne dis pas je dépense ce qui est à moi, je jouis de ce qui est à moi. Rien de ce que tu possèdes ne t’appartient, mais appartient aux autres … à la fois à toi et à ton prochain, comme le soleil, l’air et la terre » (Homélie 20 sur la 2ème aux Corinthiens). Parlant de la décoration des églises, il n’hésite pas à dire : « Il faut différer l’ornementation des églises si elle entraîne l’oubli de ton frère qui est dans la tourmente. Cet autel (c’est-à-dire celui du frère) a plus de grandeur que l’autre (celui de l’église) » (Homélie 50 sur Matthieu). Il dit en d’autres endroits : « Allez du sacrement de l’Autel à celui du frère qui est un Autel dressé à tous les coins de rue ». Saint Jérôme n’en dit pas moins : « L’âme du croyant est le véritable temple du Christ. Décorez-la, habillez-la, faites-lui des offrandes, recevez-y le Christ. Il ne sert à rien de décorer des murs … quand le Christ meurt de faim en la personne du pauvre ».

Les autres textes patristiques cités plus haut, en particulier dans les paragraphes sur ‘la pratique de l’amour’ et ‘la vie communautaire comme laboratoire de l’amour’, montrent que ces attitudes de mise en commun et de partage ont survécu à travers les âges chez les véritables amis de Dieu. Pour ceux-là, aider les frères c’est rencontrer le Seigneur qui s’identifie à eux. Cette voie de recherche du Christ n’est pas donc pas moins importante que les autres pour nous ‘assimiler’ à lui.  Il va sans dire que pour les chrétiens, l’homme est un lieu privilégié de rencontre avec le Christ.

 

La mémoire permanente de Dieu et la prière

Vivre dans la sainte présence de Dieu est « tout notre bonheur », selon l’expression de Cabasilas (op. cité, VI). Ce bonheur, il faut savoir l’acquérir et ne pas le perdre. Pour ce faire, Cabasilas recommande : « de fixer notre mémoire sur ce qui a trait au Christ. Pensons à lui sans nous lasser. Méditons sur lui quand nous sommes seuls et prenons plaisir à parler de lui avec d’autres. Nous devons faire preuve autant que possible de cette incessante préoccupation tout au long de notre vie, ou du moins très fréquemment » (op. cité, VI, 6).

Comment faire mémoire de Dieu, comment nous rappeler constamment qu’il est présent en nous « dans l’attente de la rencontre », sinon par la prière qui est « le lien qui unit les créatures à leur Créateur » (Grégoire Palamas, Trois Chapitres sur la prière et la pureté du cœur, 1). Saint Barsanuphe, qui a vécu au milieu du VIème siècle, affirme que : « la mémoire de Dieu, sans même avoir formulé une seule parole, est déjà prière et aide » (Philocalie, 2, 584). Et Cabasilas d’ajouter que « le but de la prière … est  de s’approcher de Dieu, non parce qu’il serait loin, mais parce que nos péchés obscurcissent notre conscience de sa présence » (op. cité, VI).

Il existe deux types de prière, la prière personnelle et celle que nous propose l’Eglise. L’une ne doit pas exclure l’autre. Le proverbe local disant « qui veut s’enivrer ne compte pas les verres » fait montre d’une grande lucidité. L’important est d’apprendre comment nous pouvons, en « priant sans cesse », rester conscients de la présence de Dieu en nous. L’Eglise, connaissant la faiblesse de notre nature et les ruses du tentateur dont le but majeur est justement de nous faire oublier la présence de Dieu, nous propose dans sa liturgie un instrument pour rester éveillés ou plutôt pour nous tirer constamment de notre somnolence. « Reste toute la journée en compagnie de Dieu. Ainsi Dieu descend dans l’âme en prière et l’esprit émigre en Dieu » dit saint Jean Damascène (650 env.-750 env.) (Exposé de la foi orthodoxe). Et saint Séraphim de Sarov demande à Dieu de « faire de sa prière le sacrement de Sa présence ».

Le cycle liturgique quotidien (Prière du lever, Matines, Heures, Vêpres, Complies, Nocturnes, auxquelles il faut ajouter les prières avant et après les repas et les diverses prières de bénédiction) tisse notre journée de fils d’or et nous aide à « rester en compagnie de Dieu », en nous rappelant toutes les trois heures que nous sommes en sa sainte présence. Cette organisation en cycles œuvre également comme une sanctification du temps et de l’univers. En dehors des périodes et jours festifs, il n’est pas facile de nos jours participer à tous ces offices. Rien ne devrait pourtant nous empêcher d’établir notre propre cycle quotidien, de préférence de concert avec nos frères et sœurs de la communauté évangélique dont nous avons parlé plus haut. Nous aurions ainsi l’occasion, toutes les trois heures, de « sortir dans l’instant » (Kierkegaard) pour faire mémoire de Dieu et nous associer à l’intention que l’Eglise a associée à chacun des moments de la journée. A cet effet, il faut plus particulièrement associer le temps de Tierce (9h00 am) à la descente du Saint-Esprit et ceux de Sexte (3h00 pm) et None (6h00 pm) à la crucifixion et à la mort du Seigneur qui ont eu lieu à ces heures respectives. Ces stations, plus ou moins longues, sont toujours possibles, quel que soit l’ordre du jour de chacun. Elles viendront s’ajouter à la station plus substantielle du soir, où la prière sera accompagnée de lectures de l’Evangile et de notre examen de conscience quotidien. Saint Jean Chrysostome considère qu’il faut même couper la nuit par une telle station. Il n’hésite pas à dire : « Que ta maison soit une église. Lève-toi au milieu de la nuit. Bénis ton Maître. Eveille tes enfants. Qu’ils s’unissent à toi dans une prière commune » (Homélie sur Actes 26, 3-4). Quoiqu’il en soit, ces stations, qui doivent ponctuer la journée, pourront aussi être reliées entre elles par la pratique de la Prière de Jésus, dont nous parlerons plus loin.

Le cycle liturgique hebdomadaire, qui assigne à chaque jour de la semaine une intention de prière et de célébration et qui culmine dans la Sainte Liturgie dominicale, est là pour nous aider à aligner notre vie de chaque jour encore plus sur celle du Seigneur et nous incorporer à lui par la communion du Dimanche. L’Eglise nous propose de nous souvenir plus particulièrement des Anges, les Lundi ; de Jean-Baptiste le Précurseur et l’Ami du Seigneur, les Mardi ; de la Sainte Croix, les Mercredi et Vendredi ; des Apôtres et saints Evêques, eux aussi amis du Seigneur, les Jeudi ; enfin des Martyrs, d’autres saints et surtout de la Theotokos, la Mère de Dieu, les Samedi. Le Dimanche est le mémorial de la Mort et de la Résurrection du Seigneur et nous sommes conviés dans la Sainte Liturgie à avoir un avant-goût du Royaume de Dieu. De plus, l’Eglise nous demande de jeûner tous les  Mercredi et Vendredi de la semaine en mémoire de la Croix du Christ. Ce jeûne est d’autant plus nécessaire à notre époque qu’il nous aide à rompre avec nos habitudes de sur-consommation.

Le cycle liturgique annuel, fait de célébrations et de jeûnes, nous invite à faire mémoire de manière régulière de la vie du Christ et à revivre avec lui les événements de notre salut. Lors des fêtes majeures (la Nativité de la Vierge le 8 septembre, l’Entrée de la Vierge au Temple le 21 novembre, la Nativité du Seigneur le 25 décembre, la Théophanie le 6 janvier, La Présentation de Jésus au Temple ou la Sainte Rencontre le 2 février, l’Annonciation le 25 mars, la Transfiguration le 6 août, la Dormition de la Vierge le 15 août, l’Exaltation de la Sainte Croix le 14 septembre ainsi que les fêtes de Pâques, de l’Ascension et de la Pentecôte dont les dates varient), l’Eglise nous invite plus à revivre les épisodes de l’histoire du salut. Il ne s’agit pas simplement de se « souvenir » de ce qui s’est passé. Nous sommes conviés à participer aux célébrations en guise de ‘témoins oculaires’, comme le feraient des contemporains. Il est évident que les événements du salut ne se répètent pas chaque année. Mais nous sommes conviés à nous transporter à travers l’espace et le temps jusqu’à cet événement unique dont nous continuons à bénéficier. Nous sommes donc invités à naître avec le Christ, à nous transfigurer avec lui, à monter avec lui sur la Croix pour y mourir avec lui à nos péchés et devenir dignes de nous remplir de la joie de sa Résurrection. Saint Grégoire de Nazianze nous invite à cette « récapitulation » de la vie du Christ en disant : « Sois crucifié avec le Christ, sois mis à mort avec lui, sois enseveli avec lui afin de ressusciter avec lui, d’être glorifié avec lui et de régner avec lui» (Discours 38, 18). Une condition indispensable pour adhérer au Christ est d’avancer sur ses traces, de souffrir ce qu’il a souffert, de subir ce qu’il a subi. Saint Syméon le Nouveau Théologien nous dit : « Imite le Christ, le Christ Dieu. Souffre, pour ton salut à toi ce que lui a souffert pour toi » (Catéchèses 6). Jésus doit être aimé et suivi par-dessus tout dans sa kénose, dans son renoncement à lui-même et son humiliation. « Apprenez de moi l’humilité et la douceur » (Mt. 11, 29). « Si tu vois un homme pur et humble, avait l’habitude de dire saint Pachôme (286-346), c’est une grande vision. Quoi de plus grand , en effet, qu’une telle vision : voir le Dieu invisible dans un homme visible, temple de Dieu » (La première vie grecque de saint Pachôme, IV, 2). La liturgie de l’Eglise nous apprend à nous identifier au Seigneur, à le suivre sur le chemin de sa kénose, à vivre avec sa Croix pour compagnon, signe de mort à nous-mêmes et gage du triomphe de Dieu en nous. Si nous ne montons pas sur la Croix avec Jésus, il nous sera très difficile de lui demander de « se souvenir de nous dans son Royaume ».

Etre en permanence avec le Christ en croix n’est pas affaire volonté de dolorisme ou de catastrophisme. Nous savons qu’il a vaincu par la Croix. Nous expérimentons donc dès maintenant un avant-goût de sa victoire et nous sommes sûrs qu’elle nous sera pleinement révélée au Dernier Jour. C’est là la tension entre le « déjà » et le « pas encore », qui est au cœur de la vision chrétienne. Le présent est lié à l’avenir et conditionné par lui. Les premiers chrétiens vivaient dans l’attente impatiente de Celui qui vient. L’Apocalypse, dernier livre du Nouveau Testament, se termine par cette prière ardente : « Oh oui, viens, Seigneur Jésus ! » (22, 20). L’Anamnèse Eucharistique fait mémoire à la fois des événements de la vie du Christ et de « l’avènement glorieux du Dernier Jour ». Cette attente nous permet de prendre une distance salutaire avec l’immédiat, de mettre notre espérance en Celui qui vient. La mort et les souffrances n’ont plus rien de définitif. Nous les dépassons dans l’espérance. Saint Jean Chrysostome définit l’espérance comme le fait « d’attendre ce qu’on ne reçoit pas aussitôt, d’attendre avec confiance sans jamais se décourager » (Comm. sur le Psaume 146, 2). Et il ajoute : « Le chrétien a cet avantage que soutenu par l’espérance des biens futurs, il se met au-dessus de tous les maux de la vie » (Homélie sur les statues, 2, 3).

Cette commémoration liturgique de la vie du Seigneur fait donc de nous des « témoins oculaires ». Or, un témoin se doit de témoigner. Il ne peut que  répéter avec l’Apôtre : « Malheur à moi si je ne témoigne » (1 Co. 9, 16). Syméon le Nouveau Théologien s’écrie : « Ce que j’ai vu et connu, en fait et par expérience, des merveilles de Dieu, je ne me résigne pas à n’en point parler, mais j’en témoigne devant tous comme en présence de Dieu » (Catéchèses 34). Ceux qui aiment le Christ, nous dit Cabasilas, « se réjouissent de ce qui réjouit le Christ, s’affligent de ce qui l’afflige. Ils expriment et actualisent dans l’histoire la volonté du Christ. Ils parlent comme des bouches du Christ et manifestent sa vérité. Ils agissent comme des mains du Christ et font des miracles » (Explication de la Divine Liturgie). « Comment pourrais-je ne pas parler de Dieu, alors que nuit et jour mon esprit brûle d’amour pour lui » s’écrie à son tour saint Silouane (op. cité, p. 433).

La participation à la liturgie de l’Eglise nous apprend à devenir des êtres ‘hymnologiques’, dans notre manière de regarder les êtres et les choses dans la lumière de Dieu et dans notre effort soutenu à le  retrouver et à le servir en eux et à travers eux. Le Père Alexandre Schmemann (1921-1983), ce grand théologien de la vie liturgique, le confirme à la fin de son très beau livre, ‘Pour la vie du monde’ : « Le chrétien c’est quelqu’un qui, où il regarde, trouve partout le Christ et se réjouit de lui. Et cette joie transforme tous ses plans et programmes humains, ses décisions et ses mouvements. Elle fait de toute sa mission le sacrement du retour du monde à celui qui est la vie du monde » (p.141)

La Prière de Jésus 

Le Nouveau Testament est plein de références au Nom de Jésus. « Dieu lui a donné un nom au-dessus de tout nom » (Ph. E, 9 ; Ep.  1.10). Tout se fait au Nom du Seigneur. Par lui, les disciples « guérissent les malades » (Ac. 3, 6 ; 9,14) ; ils expulsent les démons (Mc. 9,38 ; 16, 17 ; Ac. 16, 18) ; ils accomplissent des miracles (Mt. 7, 22 ; Ac. 4, 30). Son nom est « celui qui sauve » (Mt. 1, 21-25) ; il rend la santé (Ac. 3,16) ; il donne le salut éternel (Ac. 4, 7-12). Les Apôtres sont joyeux « d’être jugés dignes de souffrir pour le Nom » (Ac. 5, 4). Les missionnaires se sont « mis en route pour le Nom » (3 Jean, 7).

On lit dans le Pasteur d’Hermas que « le Nom du Fils de Dieu est grand, infini et soutient le monde entier … C’est avec joie qu’il soutient ceux qui portent son Nom de tout cœur, parce qu’ils ne rougissent pas de son Nom » (Parabole 8, 14). La Vie de saint Ignace d’Antioche relate, qu’arrivé au martyre, il invoquait sans cesse le Nom de Jésus. En réponse à la question de savoir pourquoi il faisait cela, il dit :  « ce Nom est inscrit dans mon cœur ». Les écrits des Pères sont pleins d’allusions à la puissance du Nom de Jésus. Ainsi, saint Jean Climaque dit : « Flagelle tes ennemis (c’est-à-dire le diable et les passions) avec le Nom de Jésus, car il n’y a pas d’arme plus puissante au ciel et sur la terre » (L’Echelle, 20, 7). Saint Diadoque de Photikè, qui a vécu au Vème siècle, nous recommande de « prendre le Nom du Seigneur Jésus comme unique occupation » (Cent Chapitres sur la perfection spirituelle, 59). Saint Philotée le Sinaïte, au IXème siècle, nous invite à « rassembler notre esprit au moyen du souvenir de Jésus » (Philocalie).

Très tôt dans l’évolution du christianisme, cette focalisation sur le Nom de Jésus fut associée d’une part à l’injonction de l’Apôtre de « prier sans cesse » et « en tout temps » (Rm. 1, 10 ; Ep. 6, 18 ; 2 Th. 1, 3 etc.) ) ou « nuit et jour » (1 Th. 3, 10 ; 1 Tm. 5, 5) et d’autre part à la prière du Publicain : «  Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis » (Lc. 18, 3) et le cri de l’aveugle : « Jésus, Fils de David, aie pitié de moi » (Lc. 18, 37) pour aboutir à ce qu’il est convenu d’appeler « la Prière de Jésus » ou encore « la Prière au Saint Nom de Jésus ». Cette prière, répétée inlassablement, dans sa forme longue : « Seigneur Jésus-Christ, Fils du Dieu Vivant, aie pitié de moi, pécheur » ou ses formes plus courtes : « Jésus, aie pitié », ou simplement « Jésus », devint très vite la prière par excellence des moines et bientôt, dans le monde byzantin, de beaucoup de laïcs, comme nous l’atteste Nicolas Cabasilas. On l’appela désormais simplement « la prière pure » ou « la prière » tout court. La pratique de cette prière dans le calme et le silence, lie le Nom de Jésus au souffle du priant. Le Nom devient en quelque sorte sa véritable respiration. Peu à peu, il prend possession de l’être, « descend dans le cœur » où il continue, sans paroles, d’y résonner. Comme le dit saint Grégoire de Nysse, « l’Epoux s’approche » (La Colombe et les Ténèbres, Cerf, p. 147) alors et nous remplit de sa présence. La spiritualité sous-jacente à la « Prière de Jésus » est connue sous le nom de « spiritualité hésychaste » (du mot grec hesychia qui veut dire quiétude, silence, recueillement dans la paix intérieure).

Saint Evagre le Pontique (+399) fut le premier codificateur de la doctrine monastique de la prière. Saint Macaire le Grand jeta les fondements de la mystique du cœur, comme centre unificateur de la personne. Saint Diadoque de Photikè, contribua de façon significative à populariser cette spiritualité « hésychaste ». Au XVIIIème siècle, saint Nicodème l’Hagiorite publia un recueil des textes hésychastes les plus significatifs. Ce recueil fut appelé « Philocalie », c’est-à-dire « amour de la beauté ». En 1793, le saint moine Paissy Veleckovsky (1722-1794) en publia une traduction slavo-russe qui eut une influence déterminante dans le renouveau spirituel vécu par l’Eglise russe au cours du siècle suivant. Une traduction roumaine magistrale, avec un appareil important d’annotations scientifiques, fut faite, en pleine ère communiste, par le Père Dumitru Staniloae. De nos jours, la Philocalie a été traduite dans plusieurs langues modernes et semble être devenue un livre de chevet pour beaucoup, en Orient et en Occident.

Saint Jean de Cronstadt (1829-1908), ce prêtre thaumaturge qui alliait l’action sociale et pastorale à une grande spiritualité, préconisait à ses ouailles la pratique de la Prière de Jésus, en leur disant : « Que le nom du Seigneur soit pour vous présence du Seigneur lui-même » (Ma vie en Christ). Pour Mgr. Kallistos Ware, « la Prière de Jésus n’est pas une forme de méditation discursive sur les épisodes de la vie de Jésus … C’est se tenir dans la présence du Sauveur, avoir le sentiment qu’il est devant nous et en nous, qu’il écoute notre invocation et qu’il y répond … Elle crée une intimité, une amitié immédiate et personnelle avec Jésus » (Le Royaume intérieur, p. 93). Dans sa forme longue, cette prière est « complète ». Elle comporte une confession de foi. Elle reconnaît Jésus comme Seigneur et Fils de Dieu. Et comme « nul ne peut dire que Jésus est le Seigneur » (1 Co. 12, 3) sans l’aide et la présence du Saint-Esprit, elle est donc aussi une confession trinitaire. Elle a un caractère pénitentiel évident. On se reconnaît pécheur et on demande aide et pardon. Elle est enfin, dans la répétition ininterrompue du Nom de Jésus, un appel et une attente de sa présence.

Dans son livre sur la Prière de Jésus (Ed. de Chevetogne), le Père Lev Gillet (1893-1980) résume l’enseignement des Pères  et son expérience propre concernant la pratique de cette prière comme suit :

 

-          « Avant de prononcer le Nom de Jésus, il faut d’abord essayer de se mettre soi-même en état de paix et de recueillement » (p. 82) par l’attitude du corps et de l’esprit, certains Pères proposent de lier la répétition du Nom à la respiration) ;  puis,

-          « implorer l’aide du Saint-Esprit » ;  puis

-          se jeter dans la prière comme on se jette à l’eau, la prononcer avec une « adoration aimante, la répéter lentement, doucement, tranquillement » (p. 82) ;

-          « concentrer peu à peu tout notre être autour du Nom et (le) laisser nous pénétrer et imprégner silencieusement notre âme » (p. 83);

-          « bannir toute sensualité spirituelle, toute recherche d’émotion, toute tension, toute hâte » (83).

Quand nous prenons l’habitude de prendre « refuge dans son Nom » (p.87), « au-delà de sa présence (le Christ) nous apporte l’union… Nous le revêtons » (p.88). Et comme Jésus porte en lui tous les siens et en particulier l’Eglise, il nous unit à tous. Peu à peu, continue le Père Lev, on prendra l’habitude de « prononcer le Nom de Jésus sur les éléments de la nature,… le monde animal,… et surtout (les) hommes » (p.89). C’est là un des aspects de notre ministère de participation à la transfiguration du monde. La familiarité acquise avec Jésus nous aidera à le reconnaître là où il habite, là où il se cache, pour lui dire, une fois reconnu, « mon Seigneur et mon Dieu ». Et le Père Lev de conclure : « Si nous voyons Jésus en chaque homme, si nous disons Jésus sur chaque homme, nous irons par le monde avec une vision nouvelle et avec un don nouveau de notre propre cœur » (op. cité, p.91).

L’écoute des amis du Seigneur

Enfin, nous devons chercher à retrouver Jésus auprès de ses amis, les saints. Certains sont au ciel, d’autres sont encore parmi nous, sur la terre.

Notre dévotion envers les saints « d’en haut », en particulier envers la Mère de Dieu, doit veiller à ne pas se fixer sur leurs propres vies sinon pour y prendre exemple, détecter des moyens pour accéder au Christ et leur demander d’intercéder pour nous auprès de lui. D’ailleurs, dans la plupart des icônes de la Mère de Dieu, sa main est tendue vers son Enfant, comme pour nous dire : « C’est lui que vous devez regarder ». La Theotokos est  l’exemple par excellence, exemple ô combien admirable, de ce que l’être humain peut devenir, quand il accepte que naisse en lui le Christ. Notre attitude doit être identique à l’égard de tous les saints. Il faut demander leur aide et nous nourrir de leur exemple pour avancer tous les jours un peu plus vers Celui qui est notre destination commune et notre chemin vers le Père.

Quant aux saints « d’en bas », il faut savoir les reconnaître. Ils sont généralement convaincus d’être « les plus grands des pécheurs ». Ceux-là, quand Dieu les met sur notre chemin, sont comme « la perle de grand prix » dont nous parle l’Evangile. Il faut se mettre à leur écoute, se laisser guider par eux vers le Seigneur, leur demander de dire « une parole pour notre salut ». Ceux-là sauront mettre leur personnalité dans l’ombre pour faire luire uniquement le visage du Christ. Ils nous apprendront de par leur expérience que la vie en Christ est un feu dévorant, mais qu’à l’instar du Buisson ardent, ce feu nous purifiera et transfigurera notre nature sans la consumer. Le Christianisme, n’étant pas d’abord une doctrine, mais un style de vie, se transmet de préférence de bouche à oreille, de cœur à cœur, de père aimant à disciple disposé à être enfanté à nouveau dans le Christ.

Que dire de plus ?

Rien d’autre que quiconque prend conscience d’être aimé d’amour fou doit se mettre en route pour rechercher l’Aimant, en même temps et inlassablement, dans tous les endroits de sa présence. «  Viens, Seigneur Jésus, viens! A qui d’autre irons-nous ? Toi seul a les paroles de la vie éternelle » (Jean, 6, 68).

(Causerie faite par Raymond Rizk (en arabe) durant le Séminaire conjoint entre le Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe et le Mouvement des Foccolare, au Liban, le 4 décembre 2001.)                                                                                                           

 

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