La Sainte Liturgie source de toute une vie
Raymond Rizk
‘Je
vis dans le souvenir de la Liturgie du dimanche passé et de ma communion et
dans l’attente de celles de dimanche prochain’. C’est en ces mots qu’un jeune
de moins de 8 ans a répondu à ma question concernant la vie avec Jésus, posée
lors d’une réunion de catéchèse du Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe à
Beyrouth, il y a de cela plus de cinquante ans. Ce petit garçon avait tout
compris. Le Saint Esprit lui avait fait comprendre ce que nombre d’adultes ne
saisissent pas. Ils continuent à aller à l’église le dimanche par habitude ou
par obligation, ou parce qu’ils aiment entendre les chants, souvent dans une
langue qu’ils ne comprennent pas. Chez nous certains fidèles préfèrent même
entendre chanter les hymnes en grec, langue qu’ils ne connaissent pas ‘parce
que ca fait mieux(!)’ plutôt qu’en arabe qui est leur langue
maternelle. Nombreux parmi les paroissiens qui viennent régulièrement à
l’église ne considèrent pas leur participation à la Sainte Liturgie comme le
point focal de leur existence et la source même de leur vie en Christ. Ils
passent ainsi à coté de la possibilité qui leur est offerte pour que ‘leur cœur
devienne le temple du Seigneur et (leur) esprit Son autel’[1]. Saint Silouane, qui
‘aimait les longs services divins célébrés à l’église’ dit pourtant que ‘tu ne
peux pas emporter l’église avec toi et tu n’as pas toujours avec toi de livres
(liturgiques)’[2]. Comment faire donc pour
vivre ce que vivait le petit garçon que je viens de mentionner ? Un début
de réponse, sinon toute la réponse, nous est donnée par le starets Sophrony qui
dit: ‘Lorsque nous renonçons à tout, lorsque nous désirons seulement
entendre le Nom de Dieu, écouter Ses paroles, Ses commandements, L’invoquer et
être liés à Lui par tout notre être, toute activité devient un acte
liturgique d’une grande signification… Quoi que vous fassiez alors tout est
accompli pour l’édification d’un temple pour la liturgie. Alors notre esprit
entrera avec nous dans ce qui eut lieu historiquement, il y a deux mille ans,
lorsque le Christ était encore avec nous sur la terre et
s’unira à Lui’[3].
Mais
où en est le peuple orthodoxe de tout cela? Beaucoup de commentateurs de
la liturgie insistent plus particulièrement sur les rites, les rubriques et les
symboles. Ils se contentent souvent de décrire quand il s’agit de dépasser les
commentaires pour dévoiler, à travers les gestes et les rites liturgiques, le
mystère récapitulant toute l’économie du salut à laquelle nous sommes conviés à
participer. Saint Jean Chrysostome a beau dire: ‘Là où il y a des mystères,
il y a la nécessité d’un profond silence’[4], de même que saint Cyrille
d’Alexandrie qui dit: ‘Peut-être est-il plus prudent de garder le silence
plutôt que de parler des mystères divins’[5]. Je ne pense pas cependant
que c’est ce genre de silence qui est prière que les divers commentateurs de la
Liturgie ont en tête. Monseigneur Georges (Khodr), grand initiateur du
renouveau dans l’Eglise d’Antioche, va jusqu'à dire: ‘La Liturgie qui est le
domaine par excellence de la présence de Dieu pourrait engloutir Dieu par
défaut ou par excès. Par défaut, par un manque d’introduction au mystère
liturgique. La perception des choses de Dieu n’est pas possible sans
l’intellect que la foi dépasse et enrichit, mais le dévoilement du mystère que
Dieu a placé dans le culte est absolument nécessaire à toute rencontre avec le
divin. Le monde orthodoxe dans son ensemble manifeste une démission de
l’intelligence’. Et il continue disant : ‘Engloutissement par excès par
l’absolutisation des structures. Nous souffrons de la tyrannie d’un typicon
inadapté qui est une forme d’aliénation. De plus, l’office est plein de
verbalisme et d’emphase dans les Ménées et d’un langage suranné… Une liturgie
vivante est celle qui nous rend Dieu vivant. Donc sa langue doit nous être
accessible’[6]
Il
n’y a pas de doute que l’édifice merveilleux de la liturgie byzantine est un
ensemble inspiré que d’autres nous envient à juste titre. Ce n’est certes pas
lui manquer de respect que d’avouer en toute humilité que la façon dont nous la
pratiquons nous éloigne souvent des ses motivations profondes et nous fait
passer à côté de ce qu’appelle Nicolas Cabasilas ‘tout notre bonheur’[7], ‘ce qui seul survit et
permet aux vivants d’être quand tout disparait’[8], car le ‘Christ vient et
demeure en nous , s’unit à nous et ne fait qu’un avec nous… nous rend
participant à Sa vie… nous associe à Sa victoire’[9], et nous apprend à nous
‘dénuder de tout sauf de l’amour de Dieu’[10], nous ouvrant la voie de
la déification.
Malgré
cela, nous nous refusons souvent d’admettre que des ajouts successifs ou des
pratiques nouvelles ont obscurci le sens de notre Liturgie et rendu la
participation active des fidèles plus difficile. On craint dans certains
milieux de parler de réforme liturgique. Le Père Alexandre Schmemman a pourtant
parlé de la profonde crise liturgique vécue dans notre Eglise. Il a même parlé
d’une ‘métamorphose profonde de la conception du culte’[11]. Il a aussi appelé à
retourner à la véritable tradition liturgique de l’Eglise pour la comprendre et
effectuer ‘les purifications et changements nécessaires sans une rupture de
continuité et sans provoquer de crise’[12] Le nouveau Patriarche
d’Antioche, Jean X, semble souscrire à ces propos, car il a affirmé juste après
son intronisation, qu’il était ‘conscient combien il est important de rendre
(la célébration liturgique) plus accessible… et plus adaptée à la réalité
pastorale’[13]. Le problème consiste en
ce que nous confondons Tradition et traditions, Tradition et traditionalisme.
‘La Tradition disait Monseigneur Antoine (Bloom) est la mémoire vivante de
l’Eglise à travers les âges tandis que le traditionalisme est très
différent : C’est une façon d’adhérer aveuglement et d’une façon desséchée
et morte à quelque chose qui nous est parvenu par héritage, dont nous ne comprenons
plus le sens et la raison d’être, mais que l’on imagine avoir été les
convictions de la foi de nos ancêtres’[14]
Il
est courant d’entendre les orthodoxes affirmer que la vie liturgique nous met
en la sainte présence de Dieu. Qu’étant des ‘animaux hymnologiques’[15], notre existence ne peut
se réaliser que dans la louange de Dieu et l’action de grâce pour tous Ses
bienfaits. Nombreux aussi ceux qui utilisent sans cesse la formule de ‘ciel sur
la terre’ pour définir la Liturgie, sans souvent en comprendre la portée réelle.
Depuis quelques années, on nous parle davantage de ‘rassemblement’ de la
communauté dans la ‘maison de l’Eglise’ pour participer au ‘repas du Seigneur’
et former ainsi l’Eglise. Dans les milieux spécialisés, d’autres définitions
ont cours qui font parfois l’objet d’âpres discussions théologiques. Dans
certaines de nos églises où la communion fréquente s’est développée
récemment, elle est malheureusement souvent comprise ‘comme une source
d’émotion religieuse… de remède tranquillisant’[16]. Je ne m’attarderai pas
sur ces diverses définitions sinon pour dire que la vie liturgique est tout
ceci à la fois mais qu’elle le dépasse. La vraie question à poser est
de nous demander dans quelle mesure le peuple de Dieu non seulement y souscrit,
mais combien et comment il en vit. Nous avons un besoin urgent de redonner à
notre vision de la vie, du monde et de l’Eglise une dimension essentiellement
eucharistique, de sorte que la Liturgie (re)devienne la source de notre vie, de
notre engagement chrétien et de notre témoignage. En redécouvrant le sens
profond de la Liturgie, ‘nous serons introduits dans la contemplation de l’être
divin et de l’être cosmique… et (serons) à la fois dans ce temps-ci et dans
l’éternité’[17], comme dit l’Archimandrite
Sophrony.
Comme
souvent dans l’Orthodoxie contemporaine, il existe un gouffre entre ce que nous
disons et ce que nous mettons en pratique. Le patriarche Ignace IV d’Antioche
de bienheureuse mémoire ne cessait d’affirmer qu’il y a ‘une dichotomie
poignante entre les spéculations et la réalité de l’Eglise’, que nous prenons
‘l’Esprit en otage’, qu’il faut Le ‘prendre beaucoup plus au sérieux et Le
libérer pour qu’il soit agissant maintenant et pour l’avenir’[18]
Comment
faire ?
La
Liturgie est l’affaire de toute la vie. Il n’y a pas seulement une liturgie
après la Liturgie, comme il est d’habitude de dire, mais aussi une liturgie
avant la Liturgie. Toute la vie doit être liturgique. ‘La pierre de touche de
notre liturgie est de savoir si elle est vécue dans nos vies… notre véritable
liturgie étant un processus de conversion au Christ qui est le fait de la vie
chrétienne’[19]
Dans
son explication de la Liturgie, Theodore de Mopsuete rappelle que nous devons,
en tant que chrétiens, ’nous efforcer autant que possible d’imiter en ce monde
la conduite que nous attendons de mener au ciel’[20], c’est-à -dire ‘se
conduire d’une manière céleste, mépriser toutes les choses de ce monde’[21] et ‘avoir des mœurs
dignes de la vie au séjour céleste’[22]
Pour
être dignes de participer à la Liturgie eucharistique, il nous faut être en
état de conversion permanente, donnant pour but à notre vie l’imitation du
Seigneur Jésus et renouvelant sans cesse les promesses de notre Baptême d’être
fidèles. Pour cela, nous devons nous mettre à la recherche du Seigneur dans
tous les endroits de Sa présence, et nous rendre compte, tels les disciples
d’Emmaüs, qu’Il est toujours proche, mais que nos préoccupations nous empêchent
de Le reconnaitre, surtout si nous ne Le voyons pas rompre le Pain. Si nous
voulons vivre liturgiquement, nous ne pouvons pas faire l’économie d’une
véritable révolution intérieure que seule la metanoia évangélique autorise. Il
s’agit de retrouver notre soif de Dieu, la joie de réaliser qu’Il est seul
notre ‘Rocher’. Que Lui seul est fidèle. Qu’Il nous convie sans cesse à
devenir, par l’acquisition de Son Esprit, des témoins de Son Christ. Ce Christ
qui s’offre à nous tous les jours dans le tête à tête de la prière, la
rencontre de Sa Parole dans le Livre Saint, l’assemblée des frères où Il
se fait présent et dans le service de l’homme en qui Il a choisi de faire Sa
demeure, et avant tout dans Son Eucharistie. Au lieu de parler de Dieu, les
Pères nous supplient de nous rendre disponibles pour aller à Sa rencontre. Ceci
nous engage à nous distancer de l’esprit et des pratiques de ce monde avide de
consommation, à rendre grâces pour toutes choses et à savoir réentendre et prendre
au sérieux la parole du Christ : ‘Pour vous, rien de tel’[23]
Adopter
un pareil mode de vie suppose une stricte discipline et une volonté, tous les
jours affirmée, de se faire violence pour apprivoiser l’animal qui est en nous.
En priant et méditant les Ecritures à heures fixes. En se forçant à ne jamais
juger et à aimer à la fois nos prochains et nos ennemis. En se rendant toujours
prêts à leur laver les pieds. L’Eglise a établi un cycle liturgique quotidien
qui tisse la journée de fils d’or pour nous aider à rester en compagnie de
Dieu, à nous remémorer les événements de la vie du Seigneur et participer à Sa
prière pour la sanctification du temps et de l’univers. Hors les moines, je
sais qu’il ne nous est plus possible de participer à ces prières à l’église,
mais faut-il pour autant les ignorer ? Comment donc les intégrer à notre
vie moderne ? Serait-il prétentieux d’établir, de préférence avec des
frères et des sœurs de notre communauté eucharistique, notre propre cycle
quotidien ? Quelles que soient ses occupations, chacun d’entre nous peut
se libérer quelque peu toutes les trois heures (les fumeurs ne le font-ils
pas?), pour ‘sortir dans l’instant’[24] pour faire mémoire de
Dieu et s’associer à l’intention que l’Eglise a liée aux divers moments de la
journée. Les Pères ne sont pas toujours d’accord sur ces intentions de prière.
Certains les lient à la vie terrestre du Christ: Tierce, assemblage des pièces
de la Croix; Sexte, élévation du Seigneur sur le Croix; None, Jésus rend
l’esprit; Complies, Sa descente en enfer; La prière de minuit, Sa Résurrection,
ainsi que le rappel du salut qu’Il a apporté au cosmos qui se repose et pour
lequel l’homme son maître devrait louer le Seigneur à sa place. A ces prières
s’ajoutent les Matines (se rappeler le reniement de Pierre et louer l’apparition
de la lumière diurne), les Vêpres aussi à dimension cosmique, car il s’agit de
ne pas recevoir sans louange la lumière du soir mais de rendre grâce dès
qu’elle se manifeste. Enfin la station de prière plus substantielle du soir
sera accompagnée d’une méditation biblique et de l’examen de conscience
quotidien. Le Père Sophrony rappelle que ‘le temps est le lieu de notre
rencontre avec le Créateur[25].Il faut donc veiller à ne
pas perdre du temps mais savoir en profiter pour louer le Seigneur. Pour ne pas
laisser à la fantaisie des uns et des autres de remplir ces moments de prières
à leur guise, ne devrait-on pas demander à nos hommes de prière de proposer des
textes courts qui reprendraient les intentions de prière traditionnelles
auxquelles pourraient s’ajouter des intentions pour notre temps. Ces textes
auraient l’avantage de regrouper les chrétiens dans une même prière à des
moments fixes de la journée, ce qui permettrait à chacun de profiter de la
prière des autres dans la communion des saints. De plus, pour remplir les temps
morts qui peuvent être nombreux durant une journée, ne serait-ce que durant les
transports d’un endroit à un autre, la pratique de la prière de Jésus s’avèrera
nécessaire et fera du doux Nom de Jésus ‘le sacrement de Sa présence’[26]
Au
cycle liturgique quotidien vient s’imbriquer le cycle hebdomadaire qui nous
demande de commémorer, selon le jour de la semaine, la Croix du Seigneur, son
reniement ou Ses saints et qui culmine dans la Sainte Liturgie dominicale. C’est
une façon supplémentaire d’imbriquer notre vie à celle du Seigneur et de
L’imiter ainsi que Ses amis. Je ne sais si nous sommes en train de profiter de
toutes ces occasions de grâce que nous donne la liturgie de l’Eglise. Je
voudrai rappeler que la demande de l’Eglise de jeûner tous les mercredi et
vendredi comme participation à la Croix du Christ, devient de plus en plus
nécessaire de nos jours pour nous apprendre à nous dissocier de l’esprit de
consommation effrénée prévalant dans notre société.
Dans
cette aventure de la sainteté, personne ne peut aboutir seul, car Jésus vient à
nous dans Son Corps, avec tous Ses frères. Sans exclure les rencontres
personnelles, c’est à la communauté réunie pour ‘faire Eucharistie’ qu’Il se
dévoile le mieux. Le Père Dumitru Staniloae écrivait: «L’ascension spirituelle
de la personne se nourrit de l’Eucharistie et donc aussi de la communauté
eucharistique. Elle poursuit la pleine harmonisation de la personne avec la
communauté puisque son but dernier est l’amour envers Dieu et les autres
hommes’[27]
Le
Christ est venu vers nous par Son Incarnation, Sa mort et Sa Résurrection. Il
continue aujourd’hui à faire route avec nous sur les chemins de notre
existence. La Sainte Liturgie dominicale est ‘toujours la Pâque du Seigneur
présente avec nous’[28]. La Résurrection se fait
présente à nous lors des Matines du dimanche durant lesquelles il nous est
demandé de ‘sortir vers la Résurrection’, de sortir de nous-mêmes pour
contempler l’événement unique qui s’est passé il y a plus de deux mille ans, en
tressaillir de joie et le proclamer aux yeux du monde. Comment maintenir
vivante en nous la ‘grande joie’ que nous ressentons durant la veillée pascale
et dans laquelle Jésus nous invite à ‘demeurer’[29] sinon par cette
commémoration hebdomadaire à laquelle nous invite l’Eglise?
Malheureusement,
dans le monde orthodoxe, seul un ‘ petit reste’ participe aux Matines du
dimanche et vit donc cette proclamation de la Résurrection. La majorité ignore
cette grande et vivifiante expérience de la joie pascale, ce qui fait qu’on
nous accuse d’être devenus ‘sans joie’, et que nous ne sommes plus que rarement
des gens qui ‘trouvent le Christ partout où ils regardent et se
réjouissent de Lui’[30]
De
plus, ceux qui ne participent pas aux Matines du dimanche n’ont qu’un lien très
lâche avec le cycle liturgique annuel, fait de célébrations nous invitant plus
particulièrement à faire mémoire de la vie du Christ et de Ses amis et à
‘récapituler’ l’histoire du salut.
Revivre
la Résurrection chaque dimanche comme préalable à la Liturgie Eucharistique, et
être imbriqués dans le cycle liturgique annuel sont d’une telle importance
qu’il faut trouver le moyen de les faire vivre au plus grand nombre. Insister
que les gens viennent au début des Matines est certes louable, mais
l’expérience prouve que ce n’est pas efficace. Faut-il donc continuer à les en
priver ? Notre liturgie s’est forgée au cours de longs siècles. Admettre
que la créativité liturgique s’est éteinte dans notre Eglise, c’est admettre
que le Saint Esprit n’y agit plus. Or il est ici, présent en nous, autour de
nous et dans Son Eglise. Ne faudrait-il donc pas peut-être intégrer dans la
Sainte Liturgie les textes et les hymnes les plus caractéristiques de la
Résurrection et de la fête du jour, tels qu’exprimés dans les Matines.
Confortés
dans cette conviction pascale et encouragés par l’exemple de la vie du Christ
et des saints, le fidèle se prépare à entrer en liturgie, chaque dimanche. Il
entre dans la ‘maison’ de l’Eglise avec tous ses soucis et ses problèmes, mais
totalement débarrassé de ses rancœurs et de ses disputes, car celui qui n’aime
pas son frère ‘qui est notre propre vie’ et ‘celui qui n’aime pas ses ennemis
ne peut pas connaitre le Seigneur, ni les douceurs de l’Esprit’[31]
Il
se doit alors d’être conscient qu’il est sur le point de vivre ‘un miracle
permanent’[32], et qu’il vient participer
à ‘une explosion de la vie ecclésiale’[33] qui est
l’actualisation de l’Eglise rassemblée autour de Son Seigneur, et qui nous fait
passer de ‘l’Amour-Appel’ du Christ à ‘l’Amour-réponse’[34] des humains. S’il
essaie de comprendre le vrai sens de la Liturgie et des symboles qui
l’expriment, il sera admis à y voir les ‘cieux s’ouvrir’ et le Fils de l’Homme
s’y manifester, ici et maintenant, pour unir la terre au ciel et le temps à
l’éternité.
La
Sainte Liturgie, cri de la créature envers son Créateur, commence par une
acclamation du Royaume de Dieu, un appel à accepter d’entrer dans un
cheminement qui y mènera et en donnera un avant-goût. Pour être mieux en mesure
d’accueillir le Royaume, nous devons nous armer tout d’abord de la ‘paix d’en
haut’, demandée trois fois à Dieu pour nos âmes, l’Eglise et le monde. Puis
l’hymne ‘Fils unique et Verbe de Dieu’, credo des catéchumènes, nous rappellera
le dessein salvifique de Dieu qui a rouvert les portes du Royaume. Lors de la
petite entrée, celle de l’Evangile, annonciateur de la Parole divine, nous
réalisons que les anges participent avec nous à la Liturgie, et qu’il nous est
donné de chanter avec eux l’hymne trois fois sainte (le Trisagion) en l’honneur
de la Trinité à l’image de laquelle nous avons été créés et dont nous devons
parvenir à la ressemblance en apprenant à devenir amour comme elle. La marche
vers le Royaume se continue avec la prière pour les catéchumènes qui vient nous
rappeler que l’Eglise n’est réunie que pour mieux s’ouvrir et évangéliser les
nations, car ‘malheur à moi si je ne prêche pas’. Puis a lieu une première
communion avec le Seigneur dans Sa Parole par l’intermédiaire des textes de
l’Apôtre et de l’Evangile dont la lecture ‘fait luire dans nos cœurs la
lumière incorruptible de la connaissance de (Sa) divinité … et ouvre les yeux
de notre intelligence pour que nous comprenions Son message évangélique’. Armés
donc de la paix qui vient de Dieu, confortés par la présence des anges,
admis à louer avec eux le Dieu de gloire, avertis de nos
responsabilités missionnaires, et jugés dignes de communier à la
Parole de Dieu, nous sommes prêts à nous décharger de tous les soucis
du monde pour ‘recevoir le Roi de toutes choses, invisiblement escorté par les
armées des anges’ avec lesquels nous chantons l’hymne chérubique (le
cherubikon), demandant au Seigneur, signifié par les saints dons, de se
‘souvenir de nous dans Son Royaume’.
Voila
que notre cheminement nous mène au seuil du Royaume dont l’entrée demeure
conditionnelle à notre entrée dans l’amour sacrificiel du Seigneur.
D’où la demande pressante du célébrant: ‘Aimons-nous les uns les autres’,
car sans cet amour fraternel nous n’avons pas le droit de confesser la foi dans
la Sainte Trinité Amour et source de l’amour, ni de réciter le Credo de
l’Eglise. Une fois ancrés dans leur amour réciproque et réconfortés par le
souvenir de tout ce que Dieu a fait pour eux, les fidèles sont préparés à sortir
de ce monde et du temps pour élever leur offrande et s’offrir eux-mêmes à Dieu
le Père pour qu’Il daigne envoyer Son Esprit sur les dons offerts et en faire
le Corps et le Sang de Son Fils, Notre Seigneur. La prière eucharistique,
Mémorial de la mort du Seigneur, part de notre présent pour nous rappeler un
passé qui se fait présent et nous faire pressentir le futur de la Seconde Venue
glorieuse du Seigneur à la fin des temps. Parce que Dieu est fidèle, nous
savons qu’Il condescend aux prières de Son Eglise réunie, là aussi harmonisées
avec celles des anges, et fait descendre Son Esprit sur chacun de nous comme
sur les saints dons, ‘afin qu’ils deviennent pour ceux qui les reçoivent
sobriété de l’âme, rémission des péchés, communion de Ton Saint Esprit, plénitude
du Royaume des cieux, confiance en Toi et non jugement ou condamnation’. Munis
de cette promesse, remplis de l’Esprit Saint sans lequel personne ne peut
appeler Dieu Père, nous osons alors ‘avec confiance’ réciter ensemble le Notre
Père, dont les trois premières demandes parlent justement de l’établissement du
Règne de Dieu, par la sanctification de Son Nom. la venue de Son Royaume et
l’accomplissement de Sa volonté. Le Père nous ayant ainsi accepté comme fils
adoptifs, nous osons alors quand le prêtre annonce ‘les saints Dons aux
saints’, nous considérer, dans l’humilité, sanctifiés seulement dans Celui qui
‘seul est saint, seul est Seigneur, Jésus-Christ’, et nous présenter à la
deuxième rencontre avec Lui, dans la communion à Son Saint Corps et à Son Sang
Précieux qui nous donne un avant-goût du Royaume. Pourtant le cheminement
de la Sainte Liturgie vers le Royaume ne s’arrête pas là. Il nous faut encore,
après avoir confirmé que ‘nous avons vu la vraie lumière, nous avons reçu
l’Esprit céleste, nous avons trouvé la foi véritable’, sortir vers le monde,
clamant que ’le Nom du seigneur soit béni, dès maintenant et toujours’, et
continuer à marcher de pied ferme vers notre troisième communion au Christ,
dans les hommes que nous sommes appelés à servir.
Ce
cheminement vers le Royaume nous demande une attention de tous les instants, un
engagement de toutes les forces de notre âme et de notre corps. Non seulement
nous sommes invités à participer au culte, mais nous en sommes, avec le Christ les
acteurs. C’est ici que chacun d’entre nous réalise avec ses frères, membres du
peuple de Dieu, le sacerdoce royal de l’Eglise. On en parle beaucoup de nos
jours pour lutter contre la cléricalisation excessive dans l’Eglise et pour
demander une plus grande participation des laïcs à ses affaires, ‘comme d’un
corps qui nous est commun’ selon l’expression de saint Jean Bouche d’Or. Or
c’est dans la Sainte Liturgie avant tout que se manifeste ce sacerdoce royal.
La communauté réunie est une communauté de prêtres qui est appelée à vivre une
synergie avec les ministres qui célèbrent la Liturgie. Ceux-ci n’y font rien
pour ou à la place des fidèles, mais ils doivent faire tout avec eux. Prêtres
et laïcs concélèbrent. En fait ils concélèbrent tous avec le Christ. Chaque
fidèle est prêtre dans la mesure où il vit du sacerdoce commun des membres
du peuple de Dieu. Il n’est pas prêtre sans eux, mais ensemble ils forment ‘des
pierres vivantes… pour l’édification d’un édifice spirituel, pour un sacerdoce
saint, en vue d’offrir des sacrifices spirituels agréables à Dieu par
Jésus-Christ’[35]. C’est durant la Liturgie,
que le peuple de Dieu se doit de réaliser qu’il est ‘une race élue, un
sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis pour annoncer les louanges
de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière’[36]. Une race élue dont les
membres doivent savoir se demander pardon, comme le font le prêtre et
l’assemblée par un triple échange de pardon, au début de la Liturgie,
avant la grande entrée et avant la communion. Sans ce pardon réciproque, il n’y
a pas de véritable célébration liturgique
C’est
pourquoi nombre de Pères se sont abstenus de décrire cette réalité vivante
qu’est l’Eglise, se limitant de dire à ceux qui leur posaient des questions à
son sujet: ‘Viens et vois’. Le sacerdoce royal est avant tout lié à la réunion
du Peuple de Dieu pour louer et se remémorer son Seigneur et participer au
sacerdoce de l’unique grand prêtre, Jésus-Christ, (Hébreux 5 : 5-10) pour
le salut et la sanctification du monde et de l’ensemble de la création. Ce
sacerdoce royal du peuple de Dieu ne se limite pas à l’’Amen’ lors de
l’épiclèse ou à divers autres moments de la Liturgie. Theodore de Mopsuete n’a
pas hésité à écrire : ‘Tous les présents et le prêtre prient les uns pour
les autres. Il est évident pour tous que l’assistance n’est pas seule à
recevoir la bénédiction et la prière du prêtre, mais le prêtre a aussi besoin
des leurs’[37]. Sommes-nous conscients,
quand l’assemblée répond à la bénédiction du prêtre en disant : ‘Et à ton
esprit’ que nous sommes en train de lui retourner sa bénédiction ?
Réalisons-nous
vraiment à quelle immense œuvre nous sommes conviés à chaque Liturgie
dominicale ? Sommes-nous vraiment dignes pour dire, nous pécheurs, ‘sans
encourir de condamnation’, ‘ce qui est à Toi, le tenant de Toi, nous Te
l’offrons pour tout et en tout’, c’est-à dire pour offrir à Dieu non seulement
les saints dons mais tout l’univers. Tournés vers le Royaume avec tous les
membres de l’Eglise sur la terre et au ciel, morts et vivants, toute l’humanité
et le cosmos, les fidèles sont appelés à retrouver et revivre leur rôle de
maitres de la création que Dieu leur a confié avant leur éloignement de Lui.
Jean Zizioulas a bien raison de dire que ‘l’Eucharistie dans la vie de l’Eglise
est ce moment où se décide finalement le destin du monde’[38].
Décider
du destin du monde ne se fait pas sans déchirement, car nous essayons avec
l’aide de Dieu de concilier ce qui est difficilement conciliable: un Royaume de
lumière et un monde où dominent souvent les ténèbres. Le Père Sophrony en
a parlé disant: ‘Au début (de la prière liturgique) nous saluons le Royaume
puis nous descendons peu à peu à nos besoins quotidiens pour remonter de nouveau…
jusqu'à l’autel de Dieu dans un mouvement incessant : tantôt vers Dieu,
tantôt vers le monde’[39].
Ce
cheminement vers le Royaume de Dieu qu’est essentiellement la Liturgie est
accompagné de la commémoration de la vie du Seigneur à laquelle nous sommes
invités à nous intégrer, ‘afin qu’il croisse et que je diminue’.
Les
explications symboliques sur la corrélation des actes liturgiques avec la vie
du Seigneur abondent et risquent parfois d’obscurcir le but ultime du culte qui
n’est pas de nous engloutir dans des détails, mais de nous unir, tous ensemble,
à Dieu et de nous faire revivre l’essentiel de l’économie du salut. Sans nous
attarder à un symbolisme parfois outrancier, il faut nous rendre compte que
nous sommes conviés à une véritable rencontre avec le Christ, en fait une
double rencontre, par la célébration de la Parole, symbolisée par la première
entrée et celle de la mort du Christ symbolisée par la deuxième entrée, qui
nous introduisent à leur tour au sacrifice non sanglant de l’Agneau et à Sa
Résurrection. Parole et Mémorial de la mort du Seigneur sont étroitement liés.
C’est pourquoi le livre des Evangiles est placé sur l’autel, pour nous rappeler
qu’il faut être imprégné du Livre Saint pour vraiment s’imprégner dans la
Sainte Liturgie.
Durant
ces rencontres, il s’agit de nous transporter dans le temps et l’espace pour
contempler le mystère en tant que témoins oculaires. C’est bien là le sens de
l’aujourd’hui liturgique que nos hymnes rappellent si souvent. L’aujourd’hui
liturgique ‘exprime une abolition de la distance créée par le temps. Ces
événements sont passés, mais… ils sont entrés dans l’éternité. L’événement ne
se reproduit pas ni ne se répète, mais il se déroule de manière incessante tant
que vaut cet aujourd’hui, c’est-à-dire tant que dure la réalité de l’Eglise’[40]. Il ne s’agit pas d’une
fuite hors du temps ou de l’histoire. Ce sont les fidèles qui vont vers
l’événement qui escamote le temps et l’histoire et le ramène à l’aujourd’hui
liturgique. Le Père Sophrony a raison de dire que ‘le temps de la Liturgie est
toujours ‘maintenant et aux siècles des siècles’’[41]. L’Anaphore liturgique est
le meilleur témoin de ce qu’est cette mémoire dont nous parlons. En fait, ‘elle
est traversée par une double mémoire : l’homme fait mémoire de l’œuvre de
Dieu, et Dieu fait mémoire de l’homme. En fin de compte ce n’est qu’une seule
mémoire où l’homme dans le temps rejoint l’éternel, et Dieu dans l’éternité
rejoint le temps’[42]. Le passé devient donc
pour nous une réalité ainsi que l’avenir, car nous faisons aussi mémoire du
‘second et glorieux Nouvel Avènement’ du Seigneur. Nous expérimentons donc dès
ici-bas un avant-goût du Royaume et de la victoire du Christ, et nous sommes
sûrs qu’elle nous sera pleinement révélée au Dernier jour. Au cours de la
Liturgie, nous vivons comme nulle part ailleurs, la tension entre le ‘déjà’ et
le ‘pas encore’. Le présent est lié à l’avenir et conditionné par lui. Cette
dimension eschatologique nous permet de nous distancer de l’immédiat, de mettre
notre espérance en Celui qui vient. ‘Oh oui, viens Seigneur Jésus !’[43]
L’Eglise
est la communauté des fidèles, réunis autour de leur évêque ou du prêtre qui le
représente, pour louer Dieu, lui rendre grâces et célébrer l’Eucharistie.
Réunis de la sorte, ils actualisent l’Eglise, et par la communion
eucharistique, ils deviennent ‘co-corporels et consanguins’[44] avec le Christ, tête
de Son corps qu’est l’Eglise. C’est dans le moment sacramentel que la multitude
s’unifie, car le Christ l’assume toute en Lui. L’Eucharistie transforme
l’Eglise réunie en communauté charismatique, car les charismes se manifestent quand
l’Eglise s’assemble[45]. C’est le moment par
excellence de reconnaitre ces charismes pour les rendre complémentaires et les
mettre au service de tous. Remarquons qu’à part de rares prières personnelles
du prêtre, le ‘nous’ prévaut dans toute la Liturgie. Seul le Credo, dont le texte
original de Nicée commence aussi par ‘nous’, est récité au singulier,
probablement une réminiscence du temps où chaque catéchumène devait
l’apprendre par cœur et le réciter devant l’évêque. Au lieu de revenir à
l’ancien usage pour souligner la réalité commune de la foi de l’Eglise, on nous
dit que la récitation actuelle est l’expression de l’adhésion personnelle de
chaque fidele à cette foi.
Au
moment de la communion, nous vivons un temps eschatologique ‘Reçois-moi
aujourd’hui à Ta cène mystique, Fils de Dieu, … car comme le larron je Te
confesse: Souviens-Toi de moi en Ton Royaume’. La communion nous fait devenir
en même temps ‘semblables au Fils Unique et fils adoptifs du Père’[46] et ouverts, dans Son
amour, à tous nos frères les humains ‘Nous qui participons au même pain et à la
même coupe, fais de nous tous unis entre nous dans la communion du Saint
Esprit’. Nous confirmons cette double communion au Christ et à l’Esprit à la
fin de la Liturgie quand nous clamons: ‘Nous avons vu la vraie Lumière, nous
avons reçu l’Esprit céleste’. Or l’Esprit ‘souffle où Il veut’, et à Sa
suite nous devons ouvrir notre communauté ecclésiale aux dimensions du monde.
Comme le dit Michel Stavrou, ‘l’Eglise n’est pas seulement la convocation du
peuple de Dieu, mais aussi sa dispersion dans le monde’[47].
La
Liturgie n’est donc une fin en soi. Elle est une œuvre de vie vécue en commun
avec le Christ. Robert Taft dit que ‘la pierre de touche de notre Liturgie
c’est de savoir si elle est vécue dans nos vies’[48]. Et pour Theodore de
Mopsuete, cette pierre de touche est ‘d’avoir des mœurs dignes de la vie au
séjour céleste… ou d’avoir des pensées dignes du Royaume et des actions qui conviennent
à la vie du ciel’[49]. Souvent on nous dit qu’il
faut nous débarrasser de tous nos soucis et de nos problèmes pour participer
vraiment à la Liturgie. Or le texte liturgique suggère autre chose. En effet,
il s’agit d’entrer à l’église avec nos problèmes et de nous en débarrasser
seulement lors de la grande entrée quand nous disons dans l’hymne des
Chérubins: ‘Déposons maintenant tous les soucis du monde pour recevoir le Roi
de toutes choses’. Donc nous chargeons le Christ, représenté par les saints
dons, du poids de ces soucis, et Il nous les rend lors de la communion à Son
Corps et à Son Sang. L’Eucharistie ne s’adresse donc pas à des gens désincarnés,
elle n’est pas pensable sans le monde et ses soucis que nous portons dans nos
prières. Je sors de l’Eglise avec les mêmes problèmes et soucis avec lesquels
j’y suis entré, mais cependant transfigurés par la présence du Christ qui
réchauffe mon cœur et me donne le courage de mieux les affronter et de les
résoudre. La Liturgie ne nous tire donc pas du monde mais nous invite à y
manifester Dieu, pour le salut de ce monde. La communauté de l’Eglise qui s’est
fermée sur elle-même pour un temps (‘Les portes, les portes’) pour mieux
accueillir son Seigneur et le vénérer, s’ouvre à la fin de la Liturgie pour
tenter de signifier, par l’amour et le service des hommes, la présence de Jésus
dans le monde, et les amener par l’exemple et non par les paroles. à clamer
avec elle : ‘Que le Nom du Seigneur soit béni, dès maintenant et à
jamais’.
En
effet, le prêtre demande à Dieu après la communion de nous accorder de
communier ‘plus intimement à Lui’. Comment cela peut-il être possible après
l’expérience de la communion intime avec Lui que nous venons de vivre? Le
chrétien est celui qui cherche Jésus dans tous les endroits de Sa présence,
criant comme Marie Madeleine: ‘Où donc a-t-on mis mon Seigneur ?’ Il
Le trouver certes dans le face à face de l’Evangile, de la prière et dans
l’Eucharistie. Il Le trouvera lors de ses réunions avec des frères en Son Nom.
Mais il Le retrouvera surtout dans le pauvre et l’opprimé en qui Il a choisi de
faire Sa demeure. C’est par la diaconie que nous pouvons ‘communier encore plus
intimement’ au Seigneur. Le souci du pauvre et son service sont inscrits dans
le cœur du mystère eucharistique. Saint Jean l’Evangéliste nous le suggère
fortement en plaçant le lavement des pieds lors de la Sainte Cène. Et saint
Jean Chrysostome nous adjure disant: ‘Allez du sacrement de l’Autel à celui du
frère qui est un Autel dressé à tous les coins de rue’. La réunion
eucharistique des premiers chrétiens n’était pas pensable sans le partage avec
les démunis. Nous lisons dans les Constitutions Apostoliques: ‘Vous faites
affront au repas du Seigneur en ne partageant pas avec ceux qui n’ont rien’.
Ces
agapes fraternelles ont malheureusement disparu depuis longtemps, et trop
souvent les pauvres ne sont pas bien accueillis dans nos communautés
eucharistiques. Ce n’est d’ailleurs pas seulement cela qui distingue nos
célébrations liturgiques de celles des premières générations de chrétiens. Le
Père Alexandre Schmemman parle avec raison d’une ‘crise ecclésiologique’ due à l’incompréhension
grandissante des fidèles de la véritable nature de l’acte liturgique à cause de
la façon dont il est célébré. Dans beaucoup de nos grandes et belles
cathédrales, la Sainte Liturgie devient parfois un spectacle où le
ritualisme est roi, dont le peuple de Dieu a perdu les clefs de lecture. Est-ce
là le spectacle de l’Esprit venant transfigurer le monde? Comment faire pour
donner au plus grand nombre la possibilité de vraiment
s’intégrer intelligemment au mystère eucharistique? Comment inventer
ou plutôt redécouvrir les gestes nécessaires pour retrouver les pratiques
anciennes? Il ne s’agit pas de créer du nouveau, ce qu’abhorrent les
Orthodoxes, mais de revenir à la véritable Tradition, tombée en désuétude à
cause de nos péchés et les vicissitudes de l’histoire.
Je
voudrai terminer en suggérant quelques pistes à notre réflexion qui viennent
s’ajouter à celles que j’ai suggérées au début de cette intervention concernant
l’intégration de parties des Matines à la Liturgie.
Pour
retrouver la dimension pascale du dimanche comme 8ème jour, ne faut-il pas
appliquer l’ancien précepte qui interdit de s’agenouiller les dimanches, car
‘celui qui ressuscite se tient debout’ ?[50]. N’est-ce pas parce que
nous sommes appelés à être des ‘ressuscites’ que le célébrant nous encense en
même temps que les icônes et l’église ?
Pour
mieux faire comprendre aux fidèles qu’ils viennent actualiser l’Eglise,
pourquoi ne pas déplacer la Proscomidie, maintenant un service limité au prêtre
avant le début de la Liturgie, et la célébrer au milieu du peuple de Dieu,
comme cela se faisait autrefois. Avoir l’occasion de voir les vivants et les
défunts, les saints et les anges, réunis autour de l’Agneau fait comprendre
beaucoup plus que de longs discours cette profonde unité ecclésiale que nous
venons réaliser. Au lieu de cela, la Liturgie est souvent perçue comme un acte
de piété individuel, une occasion de rencontre verticale entre chaque fidèle et
Dieu, une relation désincarnée, un temps d’évasion, parfois un refuge et une
fuite du monde.
Faut-il
parler de la langue liturgique qui empêche beaucoup de jeunes de comprendre, et
dans certains pays orthodoxes d’abandonner leur Eglise pour en fréquenter
d’autres qui utilisent un langage qui leur est plus compréhensible? Au lieu de
faire l’effort de vivre la tradition orthodoxe qui s’est toujours honorée
d’utiliser la langue des peuples évangélisés, on se hâte souvent d’accuser ces
autres Eglises de prosélytisme et de se réfugier, pour justifier l’immobilisme,
derrière une soit disant sacralité d’une langue plutôt qu’une autre.
Faut-il mentionner l’iconostase, censée rapprocher le ciel de la terre par les
icônes qui sont autant de fenêtres sur l’éternité, qui devient souvent dans
l’atmosphère cléricale généralisée, un écran entre les clercs et les laïcs,
introduit une cassure au sein du peuple de Dieu et ignore le sacerdoce royal de
l’Eglise. J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de visiter des églises
paléochrétiennes en Syrie, dans lesquelles une simple barrière ajourée sépare
l’autel de la nef, au milieu de laquelle se trouve la bema
d’où officiaient les ministres du culte autour desquels s’assemblaient les
fidèles, donnant ainsi véritablement l’image de l’Eglise réunie.
Souvent
l’esthétisme donne lieu à une réelle ‘autocratie’ des chantres et des chorales,
qui alors deviennent aussi des écrans, faisant de nos liturgies l’occasion de
véritables ‘concerts’ qui encouragent les fidèles à confondre encore plus entre
le plaisir esthétique et ‘l’ivresse sobre de la joie indescriptible’ à laquelle
ils sont conviés pour accéder à la beauté du Royaume. C’est la beauté
transfigurée par la lumière d’en haut qui sauvera le monde, et non n’importe
quelle beauté. Chanter tous ensemble, en comprenant ce qu’on chante sous la direction
de psalmistes répartis dans l’assistance me semble être nécessaire pour assurer
une meilleure participation de tous.
Il
est à noter que dans de nombreuses paroisses on occulte la prière pour les
catéchumènes pour la monstrueuse raison qu’il n’y a plus de catéchumènes.
Mentionner ces prières de nouveau devrait raviver le zèle missionnaire de
l’Eglise.
L’amour
fraternel est la condition nécessaire pour participer à la Sainte Liturgie et
aux Saints Mystères. Il était autrefois exprimé par le baiser de paix. Qu’il
soit échangé maintenant entre les prêtres ne suffit pas. Il faut que chacun de
nous réponde à l’invitation du prêtre de ‘nous aimer les uns les autres pour
être dignes de confesser’ le Dieu Trinitaire qui est Amour, par une réelle
expression de notre amour pour ceux qui nous entourent, en échangeant avec eux
le baiser de paix traditionnel. Theodore de Mopsuete atteste de la
pratique ancienne, disant : ‘Par le baiser de paix, les fidèles professent
l’unité et la charité qui les unit’[51]. Aujourd’hui on s’embrasse
partout, souvent machinalement, et on évite de s’embrasser durant la Liturgie
dont le baiser de paix est un des signes exigé pour manifester la charité
fraternelle. Cyrille de Jérusalem en dit : ‘Ne pense pas que ce baiser
soit du même genre que ceux qu’échangent les amis ordinaires… Il lie les âmes
de mutuelle amitié et sollicite l’oubli de toute offense… Ce baiser est une
réconciliation’[52].
Que
dire de l’habitude, ancrée dans de nombreux pays orthodoxes, qui est celle des
prières dites ‘secrètes’. Quand on interdit au peuple de Dieu, concélébrant du
Mystère, de ne pas entendre l’anaphore, donc de ne pas connaitre ‘la prière des
prières où le sacrement s’accomplit et où la nature et la vocation de
l’Eglise se réalisent’[53], qu’on ne s’étonne pas qu’ils
soient nombreux à ne voir dans le christianisme que sa dimension éthique, et
passent à coté de la grande aventure de la déification.
Oserai-je
parler d’un retour à l’antique pratique de la communion. où les fidèles
recevaient en leurs mains propres le Saint Corps et buvaient directement au
Calice? Je me limiterais à mentionner ce qu’en disent certains de nos Pères.
Saint Cyrille de Jérusalem dit: ‘ Quand tu t’approches, ne t’avance pas en
tendant la paume des mains, ni les doigts écartés. Mais puisque sur ta main
droite va se poser le Roi, fais lui un trône de ta gauche; dans le creux de ta
main. reçois le corps du Christ et réponds Amen. Après avoir avec attention
sanctifié tes yeux par le contact du saint Corps, prends-le et veille à n’en
rien laisser perdre… Ensuite avance-toi vers la coupe de son Sang…Et tandis que
l’humidité du Sang est encore sur tes lèvres, recueille-la de tes mains et
sanctifie tes yeux, ton front et les autres sens’[54]. Quant à Theodore de
Mopsuete, il écrit: ‘Quand tu l’as reçu dans tes propres mains, tu adores le
Corps… Avec un amour grand et sincère tu y attaches tes yeux, tu le baises, et
c’est comme à notre Seigneur le Christ désormais proche de toi que tu présentes
tes prières parce que la grande liberté que tu espérais est déjà en toi’[55]. Quel réalisme sacramentel
que nous ne pouvons plus nous permettre ! Pourtant un des fondateurs du
Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe du Patriarcat d’Antioche (MJO) nous disait
que lors de la communion. Il gardait les saintes espèces aussi longtemps que
possible dans sa bouche pour adorer son Dieu dans le silence de son cœur et la
paix de son corps!
Je
terminerais par dire l’importance de rétablir la pratique de la communion
fréquente qui est loin d’être généralisée dans les pays orthodoxes. Quand
j’étais jeune, à Beyrouth, les prêtres sortaient avec le Calice couvert, en
disant quand même: ‘Avec crainte de Dieu, foi et amour, approchez’. On
enseignait alors, en accord avec les divers nomocanons d’après le 16ème siècle
qu’il ne fallait communier que 3 ou 4 fois l’an, et qu’il était sacrilège de
vouloir communier davantage. Quand il nous fut donné de comprendre ce qu’était
vraiment la Sainte Liturgie, et ce qu’en disaient les Pères, nous demandâmes
aux prêtres de nous permettre de communier chaque dimanche. Devant leur refus,
un groupe de jeunes décida de se tenir chaque semaine au moment de la communion
debout devant les portes royales et d’y rester jusqu'à la fin de la Liturgie.
Cela dura plusieurs semaines. Mais leur ténacité fut récompensé car le prêtre
accepta finalement de guerre lasse de les admettre régulièrement à la
communion. Faut-il donc ‘forcer’ les choses pour faire prévaloir la vraie
Tradition face aux traditions humaines ?
Là
où la communion fréquente est maintenant devenue usuelle, avec souvent une
pratique clairsemée du sacrement de la Réconciliation, il serait bon de
généraliser, comme cela se fait dans certaines paroisses, une lecture commune
des prières avant et après la communion qui rappelleraient aux communiants la
gravité de ce qu’ils s’apprêtent à faire et les amener à remercier le Seigneur
de leur en avoir donné l’occasion.
Pour
finir, je voudrai citer cet autre passage de saint Cyrille de Jérusalem qui
reste d’une grande actualité et qui semble nous être adressé dans notre effort
de revivre la véritable tradition liturgique de l’Eglise: ‘Retenez intactes ces
traditions et gardez-vous vous-mêmes sans trébucher. Ne vous privez pas
vous-mêmes de la communion. N’allez pas vous souiller par le péché et vous
soustraire ainsi à ces mystères sacrés et spirituels. Que le Dieu de la paix
vous amène à la perfection de la sainteté. Et que votre corps, votre âme, votre
esprit soient jalousement gardés intacts pour le jour de l’avènement de notre
Seigneur Jésus Christ, à qui soient gloire, honneur et puissance avec le Père
et le Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles.
Amen’[56]
[1] Starets Silouane, moine du Mont Athos, Ed.
Présence, 1973, p. 93.
[2] Op. cité, p. 276
[3] Archimandrite Sophrony, in Buisson Ardent no. 10, p.35.)
[4] Du baptême du Christ, 4.
[5] Commentaire sur l’Evangile de Jean.
[6] Vie spirituelle,
Bible et Liturgie, conférence donnée lors de la sixième assemblée générale de
Syndesmos, 1964.
[7] La Vie en Christ, VI.
[8] op. cité, VII, 4.
[9] op. cité, I, 9.
[10] La phrase est de Mgr. Georges (khodr).
[11] Introduction to liturgical theology, The
Faith Press, 1975, p. 21.
[12] The role of litugical
theology. A debate, in Liturgy and Tradition, p. 29.
[13] Lettre pastorale datée du 17 février 2013.
[14]Eglise en communauté eucharistique, SOP no. 111, 1986, p. 24.
[15] Selon l’expression d’un de nos Pères.
[16] Mgr Georges (Khodr), op. cité.
[17] La prière liturgique, in Voir Dieu tel qu’Il est, Cerf,
2004, p. 261.
[18] SOP no 94, 1984.
[19] Robert Taft, La liturgie des heures, Brepols, 1991, p. 331.
[20] Homélie 11, 12.
[21] op. cité, 13.
[22] op. cité. 18.
[23] Luc 22, 26.
[24] L’expression est de Kierkegaard.
[25] op. cité, p. 31.
[26] L’expression est de saint Séraphin de Sarov.
[27] Liturgie de la communauté et liturgie intérieure, Contacts no. 120.
[28] Arch. Sophrony, op. cité,
p. 274.
[29] Luc 2, 10 ; 24, 52.
[30] A. Schmemman, Pour la vie du monde, p. 141
[31] Saint Silouane, op. cité, p.339, 259.
[32] L’expression est de saint Jean de Cronstadt.
[33] L’expression est de Mgr. Jean Zizioulas.
[34] Nicolas Cabasilas, op. cité, I, 9.
[35] 1 Pierre, 2 :5.
[36] 1 Pierre, 2 : 9.
[37] Première homélie sur la Sainte Liturgie, 36.
[38] L’Eucharistie, Mame, 1970, p. 62.
[39] La prière liturgique, in Voir Dieu comme Il est, op. cité, p. 262.
[40] André Lossky, Faire mémoire, Conférences Saint-Serge LVI
d’Etudes Liturgiques, 2011, p. 295.
[41] op. cité, p. 267.
[42] Thomas Pott. Faire mémoire, op. cité, p. 102.
[43] Apocalypse 22 : 20.
[44] Nicolas Cabasilas.
[45] 1 Cor 14 : 26.
[46] Arch. Sophrony, op. cité. p. 265.
[47] SOP, Supplément au no. 320, 2007.
[48] La Liturgie des Heures, Brepols, 1991, p. 328.
[49] Homélie 11, 8 et 11.
[50] Constitutions Apostoliques, VII, 44, 1.
[51] Homélie 15, 39.
[52] Les catéchèses, Les Peres dans la foi, p. 338.
[53] Père A. Schmemman, l’Eucharistie, op. cité, p. 186.
[54] Les Catéchèses, op. cité, p. 345.
[55] Homélie 16, 28.
[56] op. cité, p. 345-346.