INTERVIEW LES ORTHODOXES DANS LE DRAME DU LI BAN



Un entretien avec Raymond RIZK
Juin 1989

 


- Après tant d'années de souffrances inouïes, après la violence avec laquelle les hostilités ont repris en avril dernier, après les échecs successifs pour instaurer· un cessez-le-feu « définitif », ce n’est sans doute que par la prière qu'on peut commencer une interview sur le Liban ...

- Dans tout discours sur le Liban, ii faudrait, avant toute chose, face aux souffrances en effet de toute la population libanaise toutes confessions confondues, appeler à beaucoup de prière pour que le Seigneur suscite ici et là des prophètes qui sachent crier à la face du monde que c'en est trop, que l'injustice devient insoutenable, que par leur indifférence et leur silence presque général les nations dites "civilisées" jouent les Ponce Pilate et qu'au-delà de l’aide ponctuelle il faudrait réveiller la conscience - pas la bonne conscience - des hommes et des nations pour faire cesser cette agonie et donner une chance de vie à cette petite nation libanaise, qui pourrait de nouveau être le creuset d'authentiques rencontres humaines dans la diversité des rites et des croyances qui y foisonnent.

- Pour cela et avant de parler des orthodoxes au Liban, il serait peut-être bon d’élargir les perspectives et de faire tout d'abord le point sur les chrétiens du Moyen-Orient en général ?

-  Oui. II y a trop d'idées reçues, assez confuses d'ailleurs sur le Moyen-Orient, et la mosaïque de communautés qui y vivent n'est pas pour en faciliter la compréhension .

Le Moyen-Orient est souvent identifié au monde musulman au sein duquel deux enclaves - l'une chrétienne au Liban, l'autre juive en Israël - seraient des oasis qui se voudraient être des bastions de la "modernité" et de la civilisation occidentale face à la montée d'un nouveau moyen âge oriental, plus ou moins barbare où percent de plus en plus intégrismes et terrorisme.

C'est là certes une vue simpliste et simplificatrice, et la situation est autrement plus complexe. En particulier, s'il est vrai sur le plan démographique que la majorité écrasante des juifs du Moyen-Orient a, depuis 1948, émigré en Israël, contribuant de ce fait à compliquer encore plus le problème des Palestiniens qui attend toujours de trouver une solution dans la justice et l'honneur, il est tout aussi évident que la grande majorité des chrétiens d'Orient ne se trouve pas au Liban et que de toute façon les clivages entre "intégrisme" et "modernité", "démocratie" et "terrorisme" ne sont pas toujours là où une certaine mauvaise conscience et ou un certain parti-pris voudraient qu’ils soient!

- Qui sont donc ces chrétiens d'Orient et où vivent-ifs ?


-Notons d'abord que, vu les exodes successifs de diverses communautés chrétiennes survenues depuis le début du 20ème siècle, pour des raisons politiques ou économiques, et vu "l'aversion" presque viscérale de l'Orient pour les statistiques, les chiffres que nous allons avancer n'ont pas la rigueur de recensements officiels, mais ils ne devraient pas trop s'écarter de la réalité .

Les chrétiens résidant encore sur les territoires traditionnels des Patriarcats apostoliques d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem ainsi que de l'Eglise de Chypre, c 'est-à-­dire essentiellement en Egypte, Liban, Syrie, Chypre, Jordanie, Israël, Iran et dans la presqu’île arabique, constituent près de 10% de la population de ces pays, soit près de 12 millions de personnes, étant entendu que ceux parmi les chrétiens d'Orient qui ont émigré, surtout vers les Amériques, l'Australie et dans une moindre mesure l'Europe et qui y font souche devraient être évalués à plusieurs millions (en l'absence de statistiques sérieuses peut-être 5 à 6 millions, dont beaucoup cependant se sont complétement intégrés à des communautés non orientales).

Près de soixante six pour cent (66%) des chrétiens résidant au Moyen-Orient appartiennent aux Eglises orthodoxes orientales, dites "non-chalcédoniennes" ou miaphysites, c'est-à-dire surtout à l'Eglise copte, à l'Eglise syriaque et à l'Eglise arménienne. Suivent en nombre es orthodoxes chalcédoniens arabes et grecs (près de 16%), puis les orientaux unis à l'Eglise de Rome, dont la moitié sont maronites et qui représentent ensemble (maronites, grecs-catholiques, syriens catholiques, chaldéens, latins, coptes catholiques et arméniens catholiques) près de 15% des chrétiens du Moyen-Orient. Le reste, soit 3%, est formé de "nestoriens" et de protestants appartenant à diverses Eglises ou dénominations. Notons au passage que les orthodoxes - dans leurs deux composantes chalcédonienne et non-chalcédonienne - représentent près de 82% des chrétiens de la région.

L'implantation de ces chrétiens et leur répartition entre les principaux pays de la région peuvent être définies grosso modo comme suit: 65% en Egypte, 13% au Liban, 10% en Syrie, 4% à Chypre, 3% en Palestine (Jordanie et Israel), 3% en lrak et presqu’île arabique et en Iran.

1l est aussi intéressant de noter que si la langue de la grande majorité de ces chrétiens est l'arabe (93%), les langues anciennes d'origine (copte, syriaque, grec, arménien ...) continuent à être plus ou moins utilisées, selon les communautés, à côté de l'arabe, comme langues liturgiques .

Dans la plupart des pays du Moyen-Orient, mise à part Chypre et le Liban, les chrétiens constituent une minorité de la population de leurs patries respectives. A Chypre, ils sont nettement majoritaires. Quant au Liban, vu l'explosion démographique chez les musulmans, et l'accroissement de !'émigration parmi les chrétiens, ces derniers tendent à y devenir légèrement minoritaires.

II faudrait ajouter que ces chrétiens du Liban se répartissent entre plus de seize communautés (ou confessions), sans compter les innombrables sectes fondamentalistes qui - riches surtout en moyens matériels et en dollars - font des ravages, durant ces années de guerre, dans certaines régions libanaises, surtout au Sud-Liban. Quant aux confessions officiellement reconnues par l'Etat, elles se partagent la population chrétienne comme suit : catholiques-maronites près de 47%, autres catholiques (uniates et latins) près de 17%, orthodoxes chalcédoniens près de 20 %, orthodoxes non-chalcédoniens près de 14%, protestants et divers près de 2%.

Malgré les déplacements forcés des populations, qui ont regroupé beaucoup de chrétiens dans ce qu'on appelle le "réduit chrétien", près de 25 à 30% des chrétiens libanais continuent à vivre dans d'autres régions dont certaines sont toujours à majorité chrétienne (Zahlé, Koura, Zghorta, etc.).

Toutes ces données sont utiles pour mettre les choses en perspective quand nous parlons des chrétiens ou des orthodoxes au Liban. Du fait de la situation géographique de leur pays, point de passage entre l'Orient et l'Occident mais aussi point de convergence, qui leur a permis d'avoir accès, avant les chrétiens des pays limitrophes, a une meilleure éducation, du fait aussi de leur histoire et de leur diversité, les chrétiens du Liban ont certes une place particulière parmi les chrétiens d'Orient, mais il ne faut pas oublier qu'ils n'en constituent qu'une faible partie (moins de 15%) et qu'ils ne sont donc pas nécessairement censés les représenter ou être habilités à parler en leur nom.

- Comment les différentes communautés chrétiennes ont-elles réagi et réagissent-elles encore face à la situation dramatique dans laquelle se trouve le Liban ?


- 11 est difficile, quand tous les chrétiens du Liban comme d'ailleurs beaucoup de leurs concitoyens musulmans sont pris dans la tourmente infernale que l'on sait, de vouloir faire "la part des choses" et d'analyser calmement les divergences ou les convergences entre les chrétiens du Liban face aux problèmes qui les écartèlent tous. Toute analyse de ce genre est d'ailleurs perçue par beaucoup comme une tentative d'effritement de la "solidarité" chrétienne face aux "agresseurs".

Mais pour ceux qui, sans occulter d'aucune façon le fait que la peur, l'angoisse el le découragement sont souvent le lot de tous les chrétiens et qu'ils les poussent tous, de la même façon, aux tentations de la violence et de la haine, veulent toujours croire que le seul véritable "agresseur" pour des chrétiens est le péché et que le pire des maux qui pourrait les toucher est celui qu’eux seuls peuvent se faire. Pour ceux-là il n'y a d'autre issue que la vérité et que la fidélité au message évangélique, lesquelles sans exclure, bien au contraire, la solidarité, la fondent dans le seul terreau qui puisse bannir la peur, celui de la victoire de la Résurrection.

Si donc tous les chrétiens du Liban sont interpellés par les mêmes problèmes, et partagent la même souffrance, si tous veulent sans l'ombre d'un doute voir leur patrie libérée de toutes les occupations étrangères, il n'en reste pas moins que leurs attitudes, durant ces années de guerre n'ont pas toujours été identiques, ni similaires mais que les "arrière-fonds" historique, sociologique, mais surtout spirituel et théologique différents, qui ont forgé leurs personnalités et leurs sensibilités respectives les ont parfois amené à adopter des positions divergentes .

Si on avait été disposé à s'écouter mutuellement dans la sérénité - mais peut-on parler de sérénité en temps de guerre? - ces différences ou ces divergences auraient pu être une source d'enrichissement pour tous. Mais quand tonnent les canons - et à diverses périodes de la guerre libanaise les "chrétiens" ont été les premiers à faire tonner les leurs - ceux qui manipulent les canons ne veulent pas entendre les "autres", ni les laisser se faire entendre. Ils tentent donc par tous les moyens - avoués et inavouables - d'étouffer ou de marginaliser les voix gênantes, parce que différentes. sans se rendre compte que souvent parmi ces voix se trouve celle du Christ qui est ainsi baillonné par les siens ...

- Vous avez parlé d’"arrières-fonds" différents qui ont parfois conduit à des positions divergentes.

⁃ Prenons, par exemple, m'implantation géographique des différentes communautés. Les chrétiens en Orient donnent encore à l'appartenance ecclésiale une importance primordiale. Beaucoup parmi eux - les plus engagés - vont jusqu'à considérer que l'Eglise est la seule véritable patrie, ce qui d'ailleurs. n'exclue pas, mais donne son sens à l'autre patrie. Ils ont donc un sens aigu d'une double appartenance: d'une part à leur Eglise, ou communauté ou "confession" (sorte de milieu ethno-religieux, héritage du statut des "millets" de l'empire ottoman) et d'autre part à l'Etat dans lequel ils vivent.

A ce niveau, il existe une différence fondamentale entre les maronites et les autres chrétiens du Liban. Du fait qu'ils se trouvent essentiellement au Liban (avec une présence symbolique en Syrie, Chypre et Israël), les maronites tendent à se définir maintenant presque exclusivement en fonction du Liban dont ils ont été l'une des composantes principales, à partir du 7ème siècle, date à laquelle ils s’y sont repliés venant de Syrie. Ce sont les maronites, d'ailleurs, qui ont le plus fait pour sa croissance et son indépendance. Cela ne les avait surtout pas empêchés au cours de leur histoire - même la plus récente - d'être les protagonistes de la renaissance arabe.

Les autres chrétiens, en particulier les orthodoxes, qui sont implantés dans tout le monde moyen-oriental où ils sont beaucoup plus nombreux qu'au Liban, ont tendance à ne pas oublier la dimension géographique plus large du territoire d'origine du Patriarcat d'Antioche, sans pour cela cesser d'être des défenseurs acharnés de l'indépendance de l'Etat libanais.

Le facteur historique n'est pas à négliger non plus, bien sûr. Unis à l'Eglise de Rome depuis les croisades et latinisés à outrance durant des siècles, les maronites ont entretenu des relations suivies avec les puissances dites "chrétiennes" d'alors, surtout avec la France d'ailleurs. Ils ont expérimenté une ouverture envers la pensée occidentale, qui leur a souvent été bénéfique, l'envers de la médaille ayant malheureusement été une tendance à se désolidariser parfois de leur milieu oriental pour regarder par delà les mers.

Ce phénomène d'acculturation a d'ailleurs affecté au 20ème siècle beaucoup d'autres chrétiens qui ont reçu leur éducation dans les écoles des missions catholiques. Mais i1 n'a généralement pas affecté dans les mêmes proportions les orthodoxes qui, dès les croisades - dirigées aussi contre eux -, s'étaient résolument rangés du côté des habitants de la région, sans pour cela cesser de s'en démarquer au plan de la foi.

Ces expériences historiques différentes expliquent en partie le refus ou l'acceptation - tout aussi péremptoires - par les uns ou par les autres, de l'identité arabe et toutes les discussions oiseuses autour de ce thème.

Il y a aussi l’'arrière-fond" historique. Bien que les migrations - volontaires ou forcées - qui ont eu lieu plus particulièrement au 20ème siècle puissent fausser en partie cette assertion, il est possible de dire qu'en gros les orthodoxes sont traditionnellement des citadins du littoral où ils ont longtemps frayé avec les musulmans sunnites, tandis que les maronites, ainsi que les autres communautés, se sont, dans le passé, essentiellement implantés dans certaines régions de la montagne libanaise.

Il faut aussi noter, que d'après une élude récente de sociologie religieuse due àa Tarek Mitri, que les orthodoxes, dans le Liban d'avant 1975, "semblent être la communauté la plus étalée sur le territoire libanais" et qu'elle y est "sur-représentée dans les départements où il y a une grande mixité confessionnelle et sous-représentée - ou parfois inexistante - dans les départements où une confession particulière est quasi-dominante".

Les origines des différentes communautés et leur implantation les ont marquées de façon différente. Et le brassage des populations que l'on a connu ces dernières décennies est trop récent pour avoir eu des effets durables. Les dominantes de chacune des communautés ont vite fait de réapparaitre dès le début de la guerre libanaise.

Des statistiques récentes donnent aussi un éclairage intéressant sur la réalité socio­ culturelle des chrétiens du Liban, et de ceux-là par rapport aux musulmans. Prenons un exemple tiré des dernières statistiques disponibles. Dans la classe d'âge des 20-35 ans, les pourcentages des personnes qui avaient terminé des études secondaires ou supérieures en 1974, par rapport à l'ensemble des personnes de cette même classe d'âge, étaient les suivants pour les différentes communautés: chiites 30,3%, druzes 36,9%, sunnites 37 ,5%, chrétiens maronites 38,6%, grecs-catholiques 45,6%, orthodoxes 50,3%. Ces chiffres, je pense, se passent de commentaire.

Une autre donnée, concernant les orthodoxes : le pourcentage des étudiants orthodoxes par rapport au nombre total de la population estudiantine a oscillé entre 24,2% (en 1962) et 17,5% (en 1974), alors que l'importance numérique de la communauté orthodoxe par rapport à l'ensemble de la population libanaise n'était pour la même période que de 11% .

Ces dernières statistiques montrent aussi de façon probante que les autres communautés accèdent également de plus en plus à l'enseignement supérieur. On peut donc présager, si la paix civile est rétablie, que les différences de niveau culturel qui existent entre les communautés, finiront fort heureusement par se résor- ber.

Je voudrais encore mentionner des statistiques concernant le niveau de vie. Le pourcentage de ceux qui avaient en 1974 un revenu mensuel inférieur à 6 000 livres libanaises (à l'époque, l'équivalent de 10 000 francs français) s'établissait comme suit : chiites 70,7%, sunnites 60, 1%, druzes 59, 1%, maronites 52,4%, grecs-catholiques 47,6"%, orthodoxes 47%. Là aussi, les chrétiens jouissent d'un niveau de vie supérieur aux musulmans, et les orthodoxes, ainsi que les grecs-Catholiques, semblent être les plus aisés parmi les chrétiens.

D'autres statistiques, concernant l'identité confessionnelle des patrons, des cadres supérieurs, des industriels etc., entre 1974 et 1979, vont aussi dans le même sens: 24,4% de ces cadres étaient orthodoxes (pour une communauté orthodoxe représentant 11% de la population du pays), 20,2%. étaient maronites (pour 24% de la population) et 13,4"% étaient sunnites (pour 20% de la population) .

Il est évident que ces statistiques montrent un certain nombre de clivages socio­-économiques entre les différentes communautés libanaises, clivages sur lesquels sont venus se greffer d'autres facteurs, proprement politiques et régionaux, qui ont fini par paralyser le Liban.

- Pour en revenir aux relations entre les différentes communautés chrétiennes, qu’en est-il de l'uniatisme? Quels sont les rapports des orthodoxes avec les communautés orientales unies à Rome ?

⁃ De l'uniatisme, je dirais que c'est un passé douloureux, mais qui est toujours présent. Quelles qu'aient été, aux 17ème-18ème siècles, les intentions véritables de ceux qui ont œuvré à la "réconciliation" des chrétientés d'Orient et d'Occident, en encourageant des chrétiens d'Orient à quitter leurs Eglises-mères pour former des communautés "unies" à l'Eglise de Rome, leur action a créé au sein des Eglises d'Orient une blessure qui n'a pas encore cessé de saigner.

Evoquant cette époque, mais aussi le prosélytisme des 19ème et 20ème siècles, le patriarche Ignace IV d'Antioche, qui est le primat de l'Orthodoxie arabe, a déclaré ce qui suit, en 1983, lors de sa réception solennelle à l'Institut catholique de Paris: "Missionnaires latins, plus tard anglo-saxons, ne manquaient ni de générosité, ni de culture... ni d'argent. Mais ils  ignoraient tout de l'identité des Eglises orientales. Ils n'ont pas vu des "Eglises" mais des "chrétiens", individus ou communautés parfois léthargiques, qu'ils ont voulu ranimer en les intégrant à des corps ecclésiastiques étrangers ...". Et le patriarche de continuer: "Au lieu de nous aider à nous renouveler - parce qu'affaiblis par la "dhimma" et le poids très lourd de la domination ottomane - les puissantes Eglises d'Occident ont cherché à nous "convertir" et ont constitué à nos dépens des Eglises uniates, latines et protestantes. Est-ce en la divisant qu'on aide une Eglise à se rénover?... D'où

l'apparition et la persistance d'une méfiance profonde, que seuls des faits, des gestes, des comportements pourraient surmonter, tandis que les paroles les mieux intentionnées souvent ne font que l'accroître" (SOP, Supplément 79-B).

Mais le problème n'est pas seulement dans ce comportement historique, sinon on aurait vraiment pu dire que les orthodoxes ont la rancune tenace ! En effet, malgré une terminologie irénique acquise après Vatican II, dont le véritable esprit ne semble pas par ailleurs avoir trop changé les mentalités en Orient, et malgré les appels au "front" uni de tous les chrétiens face aux urgences de survie, le prosélytisme est toujours de mise et prend peut-être même un nouvel élan .

Le même patriarche Ignace IV. dans une interview donnée au SOP en mai 1988 (SOP 128.14) n'hésitait pas à dire: "Dans la trouble conjoncture politique actuelle, il me semble assister par endroits à une recrudescence du prosélytisme qui ne fail que retarder le jour béni des retrouvailles. Un prosélytisme qui prend de nouvelles formes, mais ne refuse pas non plus les formes anciennes : "l'hospitalité eucharistique" sauvage, les entraves mises aux mariages mixtes, des pratiques liant l'admission d'enfants orthodoxes indigents de familles déplacées, dans les écoles catholiques gratuites à l'acceptation par les parents que ces enfants "fassent leur première communion…".

On pourrait ajouter d'autres exemples. Contentons-nous de mentionner l'arrogance de certains parmi les chrétiens qui s'arrogent le droit de parler au nom de tous, souvent sans consultation préalable, et l'occultation de la pensée des autres quand elle n'apporte pas d'eau à leur propre moulin.

Dans cette atmosphère, et quelque important que puisse être le sentiment réel d'être d'abord et ensemble des chrétiens, sentiment que leur donnent leur condition de minoritaires aux marges de l'islam et la peur qui les habite tous du fait de la situation libanaise, il est aisé de comprendre que les blessures causées par l'uniatisme et entretenues par des comportements équivoques, ne sont pas sans susciter des divergences entre les chrétiens tant au niveau des sensibilités que des comportements. C'est malheureux, on ne peut que le regretter, mais c’est un fait.

- Comment les communautés chrétiennes ont-elles réagi à la guerre ?

- L'une des réactions les plus positives a certainement été l'éclosion dans les diverses communautés chrétiennes de foyers de renouveau se ressourçant dans la Bible et dans la tradition spirituelle et liturgique, et de ce fait se distançant des "amalgames" politico-religieux souvent proposés par les tenants d'un "Liban exclusivement chrétien".

Il est juste de rappeler que le premier de ces mouvements d'approfondissement de la foi, de pénitence, de renouveau ecclésial et d'appel à la réconciliation, avait été lancé, dès 1942, par de jeunes universitaires orthodoxes regroupés au sein du Mouvement de la Jeunesse orthodoxe du Patriarcat d'Antioche (M .J .O.), dont certains membres ont par la suite accédé aux plus hauts degrés de la hiérarchie. Le patriarche Ignace IV lui-même, le métropolite Georges Khodr et plus d'une dizaine d'autres évêques, de nombreux prêtres, moines et responsables laïcs sont issus de ce mouvement qui a profondément marqué l'Orthodoxie arabe.

"Mouvement prophétique non pas en marge mais au cœur même de l'Eglise", "porteur dans son ressourcement biblique et sa vision liturgique d'une sensibilité dogmatique aigue", ancré dans le réel et le sacrement du frère, le M.J.O. a semé des graines de renouveau dans toutes les autres communautés. Avant que la guerre libanaise ne fausse toute authentique entreprise irénique, il était aussi à la pointe du mouvement œcuménique au Moyen-Orient, appelant avec beaucoup d'autres à un dialogue en profondeur entre les chrétiens, mais aussi entre eux et les croyants des autres religions monothéistes de la région avec, en toile de fond, une Jérusalem de nouveau ville de la paix, dans la justice enfin rendue à ceux de ses fils (les palestiniens) qui étaient alors les seuls parias du Moyen-Orient.

Ce fut là la grande espérance, amorcée par cette redécouverte de la vocation des chrétiens d'Orient, balbutiée dans l'expérience libanaise des années 1960- 1970. Ce qui aujourd'hui parait être du domaine de la chimère ou de l'utopie, à cause des passions primaires des uns et des autres, ne devrait pas cesser d'être, chez beaucoup de chrétiens, notamment parmi les orthodoxes, et malgré tout, sur la liste des priorités du témoignage des chrétiens d'Orient. Car malgré leur souffrance, ou peut-être par elle, ces chrétiens devraient être conscients que c'est là un des services qu'ils sont parmi les rares à pouvoir encore rendre au monde.

- Et pour ce qui est de la pensée et de ('engagement politique ?

La communauté orthodoxe semble avoir, dans !'ensemble, dans son approche du politique, une vocation plus cosmopolite que celle des autres chrétiens libanais. Depuis le 8ème siècle - et l'exemple de saint. Jean Damascène, arabe chrétien qui a joué un rôle important dans l'administration du Califat est des plus probants – cette communauté a souvent su distinguer entre liens religieux et option nationale. Refusant l'islam comme tradition religieuse, mais forte de la présence chrétienne ininterrompue en terre devenue par la suite à prédominance musulmane, elle n'a généralement pas eu de scrupule sur le plan national à vivre en harmonie avec le pouvoir séculier existant, et tout en critiquant et voulant dépasser le statut de la "dhimmitude", sorte de vie marginale dans le monde musulman, elle s'est refusée à mener ou à participer à de nouvelles croisades pour inverser la donne .

Le Patriarcat d'Antioche n'a pas connu de régime de "chrétienté". Dans son histoire, au niveau de la réalité politique, il n'a donc pas été amené à prendre fait et cause ni pour la "chrétienté" byzantine ni pour la "chrétienté" latine dans leurs luttes contre l'islam conquérant. Les fidèles orthodoxes arabes, solidaires dans l'ensemble de leurs concitoyens nationaux, n'ont développé aucune forme de "nationalisme orthodoxe", même au sein de l'empire ottoman qui les avait pourtant intégrés à la "millet" des Rums. C'est peut-être à cause de cela que leur identité communautaire a pu mieux résister par la suite à une certaine identification culturelle avec l'Occident assez courante chez les catholiques d'Orient.

Le sentiment d'une appartenance "confessionnelle" s'est quelque peu développé, bien s0r, à certains moments de 1'histoire et maintenant, avec la guerre du Liban. Mais il est resté faible par rapport aux autres communautés. Un journaliste musulman est même allé jusqu'a définir la communauté orthodoxe comme une "confession non confessionnelle". Cela explique en grande partie que, contrairement à ce qui s'est passé dans les autres communautés, il n'y a jamais eu de partis politiques proprement orthodoxes. On trouve des orthodoxes dans tous les partis libanais et même parmi les fondateurs de plus d'un parti, au Liban comme ailleurs dans le monde arabe. Et, de façon générale, on peut dire que les orthodoxes n'ont jamais lutté pour défendre les "droits" de leur communauté. Du fait de cette attitude et aussi parce qu'ils sont minoritaires parmi les chrétiens du Liban, leur rôle en tant que "communauté" sur la scène politique libanaise a été plut6t marginal. Les orthodoxes souhaitent plut6t être et devenir de plus en plus une "communauté-pont", ce qui laisse peut-être espérer d'autres possibilités d'action.

Tout cela explique aussi sans doute pourquoi la communauté orthodoxe a toujours refusé, malgré les appels lancés par des orthodoxes gagnés à la cause des armes - de former des milices "orthodoxes". Parmi les principales communautés du pays, les grecs-catholiques et les orthodoxes sont les seuls à être dans ce cas. Toutes les autres communautés, à un moment ou à un autre, ont béni et soutenu directement ,ou indirectement les milices armées.

Les orthodoxes refusent l'idée d'une "nation" chrétienne ou même d'une "société" chrétienne. Ils sont ouverts à un certain degré de laïcisation. Ils rêvent d'une société libanaise pluraliste mais unifiée, une société pluriculturelle, ouverte au monde proche et lointain, dans une même loyauté nationale.

Avec taus les hommes de bonne volonté - et ils sont légion dans toutes les confessions, les orthodoxes souhaitent devenir un jour des réconciliateurs. Le tragique absurde et effarant de la situation libanaise n'incitera-t-il pas un jour les "grandes" puissances à refréner les convoitises des "puissances" régionales dont les armées, "fraternelles" ou "ennemies" selon l'optique des uns ou des autres, occupent directement ou par milices libanaises interposées la presque totalité du territoire libanais, y faisant des milliers de victimes civiles innocentes, avec la complicité consciente - ou inconsciente (mais est-ce vraiment possible?) - des milieux politiques libanais de tous bords?

- Quelles que soient les divergences ou les convergences entre les communautés, ii n'en reste pas moins qu'aujourd'hui tous sont pris en otages .. .

⁃ Tout à fait. Tous les Libanais, chrétiens ou non, sont les otages de la violence qu'entretiennent les puissances régionales et les milices locales. Et ils n'arrivent pas à comprendre l'indifférence presque totale du monde entier, ce silence effrayant, et tout silence, sauf s'il sait se faire prière, ne peut être que complice!

Humblement, sans rancune, nous ne pouvons pas ne pas joindre nos voix à ceux qui interpellent l'Occident, tout pénétré qu'il est de civilisation judéo-chrétienne : "Qu'as-tu fais de ton frère?" En précisant toutefois que le frère en question devrait être tout homme qui meurt injustement, partout dans le monde , mais aussi au Liban.

- Dans le conflit libanais, quelle a été la position de l'Eglise orthodoxe ?

- Abandonnés par le monde, beaucoup de Libanais ont pu redécouvrir que c'est Dieu seul qui est le refuge véritable, le "rocher" sur lequel on peut fonder sa confiance. Nombreux se sont tournés alors vers les diverses "autorités" religieuses dans l'espoir d'entendre d'elles des paroles de vie. Il est triste de constater que certaines de ces "autorités", tant chrétiennes que musulmanes, ont parfois fait entendre plutôt des paroles de mort et de vengeance…

Cela ne doit pas nous faire oublier les nombreuses attitudes courageuses et évangéliques, dans toutes les communautés, notamment après l'intronisation de l'actuel patriarche maronite, Mgr Nasrallah Sfeir. Ses prises de position répétées contre la violence et pour le pardon mutuel sont venues conforter ceux qui, dans les autres communautés, avaient cessé de tenir ce langage depuis le début des hostilités.

Pour ce qui est des orthodoxes, en août 1975 déjà, c'est-à-dire au tout début de la guerre, le Saint-Synode du Patriarcat orthodoxe d'Antioche, dans une lettre pastorale aux fidèles libanais (SOP 2,10), rappelait qu'une même foi ne mène pas nécessairement à une uniformité dans le choix de l'engagement politique, mais que les valeurs évangéliques se devaient d'être incarnées et vécues quelle que soit l'option politique.

Le Synode appelait les fidèles à se libérer de l'arrogance et à exorciser la peur. II s'élevait contre tout projet d'état exclusivement chrétien et insistait sur la vocation de témoins du Christ que les chrétiens se doivent d'assumer dans toute la région, ainsi que sur le rôle moteur qu'ils doivent jouer pour que justice soit faite envers tous les opprimés. Tout en confirmant que l'Eglise restera vigilante, dans le cadre du système en vigueur, pour défendre la spécificité et la mission historique de la communauté orthodoxe, le Synode se faisait l'avocat de l'abolition du confessionnalisme comme solution à la crise libanaise (texte intégral du document dans SOP. n·2 , p.10 et suivants.) .

Par la suite, les combats - et donc les souffrances - se faisant de plus en plus terribles, l'Eglise, tout en s'efforçant de soulager ces souffrances, n'en continua pas moins, par les nombreuses prises de position du patriarche Ignace IV, de nombreux évêques, en particulier du métropolite Georges Khodr, mais aussi de divers responsables et membres du MJO, à rappeler inlassablement les exigences de l'Evangile, à savoir le refus de la haine, le refus de la violence, le refus de la volonté d'hégémonie, le refus de toute alliance entre Dieu et César et de tout esprit de croisade, la nécessité pour les chrétiens, par l'amour fou de Dieu, de faire pénitence et d'incarner leur foi dans la pratique quotidienne, la nécessité de retrouver le Christ, et de le secourir dans tout homme qui souffre, la nécessité de continuer à croire en la convivialité et à bâtir des ponts entre les hommes et les communautés, la nécessité enfin - oh! combien difficile - d'être les témoins de la douceur évangélique et donc de pardonner.

Ce mode de vie auquel les chrétiens sont conviés n'est nullement décrit comme une panacée, ou une solution de facilité... Bien au contraire, c'est celui qui exige les plus grands sacrifices: en effet comment, sans une confiance aveugle en Dieu, voulez-vous oublier la peur et pardonner à ceux qui vous soumettent à des bombardements eux aussi aveugles !

Mais du point de vue de l'Evangile, y a-t-il une autre alternative? "Le vrai problème, écrit le métropolite Georges Khodr dans un des éditoriaux hebdomadaires qu'il publie dans un des plus grands quotidiens libanais, An-Nahar, n'est pas de savoir si nous allons survivre, mais plutôt si nous avons pu devenir des hommes qui, parce qu'ayant expérimenté en leur corps et en leur âme l'énergie divine, ont repris confiance en l'existence et en la sainteté d'une humanité appelée à devenir tout entière le champ de l'action divine et le point de départ de rencontres qui lui sont promises avec la lumière. Celui qui se vêt d'un habit de lumière... n'est pas distrait par les temps mauvais et rien ne l'angoisse...".

Et le patriarche Ignace IV de dire: "Pour ouvrir l'avenir, il faut briser le cercle de la peur... Nous sommes marqués par l'amour fou de Dieu. Nous ne pouvons que revêtir l'amour. II n'y a pas d'autre alternative car l'amour est le 'lien parfait' qui 'bannit la crainte".

Et Georges Khodr, de nouveau de dire : "Personne ne peut 'occuper' l'Eglise. Personne ne peut enchainer notre foi... Le Christ est ressuscité d'entre les morts et la mort n'a plus de prise sur Lui... Ceux qui se veulent siens dans la vérité forment une création nouvelle et le monde continue de vivre à cause de leur bonté... Le chrétien qui a peur n’a pas réellement gouté à la Résurrection... L'esprit de la Résurrection est la seule réponse... Nous continuerons donc à porter témoignage, du milieu de notre souffrance, jusqu'à ce que la Paix de Dieu nous soit donnée...".

Ce langage est certes taxé de "défaitiste", de "pusillanime" par ceux qui sont acquis aux options militaires. Le métropolite Georges Khodr de répondre: "Les chrétiens sont une communauté d'amour non une communauté confessionnelle. Rien ne nous lie, nous qui avons suivi le Christ, que la promesse qu'Il restera parmi nous... et cela n'a rien à voir avec la force temporelle. Nous lie un testament d'amour qui est notre seule chance d'aider les musulmans à goûter encore plus la beauté humaine. Nous sommes ceux qui sont appelés à laver les pieds des autres...".

Souvent. les chrétiens qui revendiquent leur liberté "ne réalisent pas que les musulmans, eux aussi, sont privés de liberté du fait de la misère et de l'ignorance. Si les chrétiens se transforment de défenseurs de la liberté pour eux-mêmes en défenseurs de la liberté pour tous, alors tout homme et tout l'homme deviendra un espace pour le Christ".

Et encore: "Nous insistons sur la nécessité d'affirmer les exigences évangéliques pour ce qui concerne la vie de nos communautés. L'unité des chrétiens ne se fera pas par l'établissement d'un front commun, mais dans la transparence des personnes et l'acquisition d'un véritable esprit évangélique...".

Je ne peux pas ne pas mentionner aussi dans ce contexte la très belle communication que le métropolite Georges Khodr a présentée à Lyon en mai 1987, au colloque de l 'ACAT ''Foi chrétienne et pouvoirs des hommes", intitulée "Le témoignage de la douceur évangélique face au déchainement des violences" (texte intégral dans SOP, Supplément 120-B).

Dans l'élaboration de ce discours de l'Eglise orthodoxe au Liban, référence est souvent faite aux premiers chrétiens qui "non seulement avaient horreur de la guerre et ne la justifiaient pas, mais croyaient la surmonter par la foi, la prière et la force de Dieu". Utopique ou non, cette attitude doit être retenue comme fondant simplement un témoignage qui introduit le feu de l'Esprit dans une situation de mort.

- Que peut-on dire de cette situation de mort, des drames vécus par la population ? Et où en est-on actuellement?

- Oui.il est légitime de se demander comment un pareil discours a été "osé" au cœur des drames qui assaillent la population libanaise et dont le "bilan" à ce jour est tragique.

Tout d'abord, les pertes en vies humaines. Pour une population qui, en 1975, approchait les 3 millions, il a été recensé près de 150000 décès, soit 5% de la population, essentiellement parmi des civils désarmés. Chacun d'entre nous a vu mourir autour de lui tant d'êtres chers - d'une mort inutile, monstrueuse et absurde - qu'il en restera marqué pour la vie.

Puis les déplacements de population. Des statistiques récentes indiquent que pour la seule communauté orthodoxe près de 30% de ses membres ont changé de lieu de résidence (donc près de 100 000 personnes), soit "volontairement" pour s'éloigner de zones devenues pour eux "inquiétantes", soit pour fuir les combats près des "lignes de démarcation", soit - et c'est le plus grand nombre - dans un exode massif forcé durant la guerre de la montagne en 1983, quand de nombreux villages ont été complètement vidés de leurs habitants.

Ces déplacements, l'inflation galopante el la crise économique aigue qui a sévi au Liban à partir de 1984 ont abouti à la paupérisation d'une grande partie de la population.

Il faut mentionner aussi la destruction de villages entiers et de milliers d'habitations dans les villes. Dans le seul diocèse orthodoxe du Mont-Liban plus de 30 églises ont été rasées, une trentaine de centres paroissiaux, écoles et autres locaux détruits, sans compter les maisons de la population déplacée.

L'émigration prend de plus en plus des proportions alarmantes. Près de10% de la population orthodoxe (plus pour les arméniens, moins pour les autres communautés) semble avoir quitté le pays, pour beaucoup probablement définitivement.

Les conditions de vie sont extrêmement difficiles, le plus souvent sans électricité, sans eau, etc. Les maladies sont nombreuses: nerveuses, mais aussi de tous genres, vu les conditions d'hygiène, la malnutrition, en plus de la tension due aux bombardements.

Et que dire de la dégradation accélérée du niveau de l'éducation nationale, due à l'insécurité, à la cherté des livres scolaires, à la fuite des cerveaux...

Sur le plan humain, la situation semble désespérée. Mais si l'espoir de plus en plus s'estompe, reste l'espérance. Le patriarche Ignace IV ne disait-il pas récemment: "Nous avons besoin de tout l'espérance qui nous vient d'en-haut ( ...) pour que nous puissions continuer à intercéder avec sérénité à la fois pour les persécutés el les persécuteurs, et prêcher le pardon mutuel et l'acceptation de l'autre dans son altérité... L'espérance chasse la peur..." (SOP 12 8 .14).

- Au milieu de ces drames, l'Eglise certes ne s'est pas contentée de discours ...

⁃ Non, l'Eglise a essayé, au mieux de ses possibilités, d'agir dans le travail pastoral et le ministère du réconfort.

Les réalisations que nous allons évoquer, il faut tout d'abord le rappeler, ne sont qu'une goutte d'eau face aux besoins grandissants, et ne représentent qu'une partie de l'aide que les autres communautés libanaises et la solidarité internationale ne cessent d'apporter aux populations éprouvées.

Sur le plan "politique", le patriarche Ignace IV et les métropolites libanais ont pleinement collaboré avec les autres chefs religieux libanais, pour amener les parties en conflit à adopter le langage de la raison plut6t que l'affrontement des armes. Dans ce domaine, une place à part est à faire aux efforts tenaces du patriarche maronite Mgr. Sfeir.

De même, des réunions plus ou moins régulières ont groupé, autour du patriarche Ignace IV et des évêques, les hommes politiques orthodoxes libanais, pour rapprocher les points de vue et planifier ensemble les contours de l'action éventuelle que pouvait entreprendre la communauté à tel ou tel moment de la crise libanaise, afin de jouer son rôle traditionnel de conciliation.

Pour ce qui est de l'entraide, les divers "comités de secours" fondés par tel ou tel diocèse ou par le MJO ont fait jouer pleinement une solidarité communautaire que le patriarche a su particulièrement développer. Les personnes les plus fortunées de la communauté orthodoxe - souvent dans la diaspora - ont été invitées - et elles l'ont fait de grand cœur - à donner sans compter pour l'assistance aux Libanais de toutes caritatives ou médico-sociales, mais aussi pour le financement d'ambitieux programmes de développement.

Sur le plan de l'aide aux populations déplacées, et au-delà du relogement temporaire dans des écoles, couvents ou institutions, un plan de construction d'habitations, d'églises et de centres sociaux a été lancé dans certains diocèses, en particulier celui du Mont-Liban, pour essayer d'assurer aux déplacés, dans leur nouvel environnement, un niveau de vie plus décent, sans pour cela diminuer les efforts et les contacts pour hâter un éventuel retour à leurs villages d'origine.

De même, et pour encourager d'autres habitants des zones rurales à ne pas émigrer en abandonnant ainsi la terre de leurs pères, des programmes de mise en valeur de domaines agricoles appartenant à l'Eglise sont en cours et pourront contribuer à occuper une partie de la main d'œuvre locale.

Dans la même optique, mais aussi pour assurer un cadre adéquat à l'apport spécifique des orthodoxes au niveau de la culture et de l'éducation, a été mis en chantier le projet de création d'une université orthodoxe au Liban. Les principales branches de cette université, implantées au Nord-Liban, donnent une plus grande possibilité aux habitants de la région d'accéder à l'éducation supérieure sans avoir à aller à Beyrouth, au prix de dépenses qu'ils ne peuvent plus se permettre... Ainsi que le disait le patriarche Ignace IV, dans une interview récente (SOP 128.14): "Nous, nous voulons construire, quand beaucoup autour de nous détruisent. Nous sommes conscients qu'en particulier dans l'épreuve, Dieu se fait encore plus présent à nous et qu'Il saura guider nos pas pour assurer à nos fils qui sont enracinés dans cette terre depuis les origines, encore plus de moyens pour s’y maintenir dans l'honneur et y vivre dans la convivialité avec tous ceux qui, au cours de l'histoire, sont venus partager cette terre avec eux".

Comme nous l'avons déjà évoqué, beaucoup d'orthodoxes non pratiquants, désemparés par la tourmente, se tournent vers l'Eglise à la recherche d'une identité. Au-delà du travail pastoral - d'un nouveau genre - que cette situation requiert, elle a encouragé les autorités ecclésiales à promouvoir un ressourcement culturel d'envergure au sein de la communauté.

A cet effet le patriarche Ignace IV a fondé en 1987 le Centre antiochien de recherche et de documentation, installé à Beyrouth, avec pour mission d'étudier la réalité antiochienne, dans son présent et son passé souvent occulté, déformé ou simplement mal connu, et de procéder à la conservation et à la restauration de tous les "supports" (monastères, icônes manuscrits...) du patrimoine antiochien.

Ce centre a l'avantage de regrouper une équipe de jeunes universitaires orthodoxes de haute compétence dans les disciplines les plus diverses. Ces jeunes chercheurs ont su à leur tour s’assurer la collaboration d'un cercle plus large de théologiens el d'universitaires. Au vu des réalisations qui ont déjà été menées à bien (enquête exhaustive sur le statut des orthodoxes au Liban, recensement systématique du patrimoine, publication de catalogues des manuscrits des principales bibliothèques, travaux de recherche sur plus d'un aspect de l'histoire antiochienne...), on est en droit de penser que ce centre peut devenir un instrument essentiel pour une appréhension plus rigoureuse de la réalité antiochienne et donc un tremplin pour un travail pastoral plus et mieux ancré dans le réel.

Parallèlement à cet effort de découverte, de préservation et de présentation du patrimoine, la communauté orthodoxe, peut-être prise par l'urgence des temps mauvais qui pourraient ne plus permettre une libre expression de la foi, s'est souvenue que cette foi, durant les longs siècles de la domination ottomane a été préservée et transmise aux nouvelles générations par la grâce de Dieu et par la liturgie, mais aussi par les textes patristiques patiemment et laborieusement recopiés à la main, dont on trouve encore aujourd'hui des exemplaires dans de nombreuses familles orthodoxes. On a donc lancé, en particulier par l'intermédiaire des éditions An-Nour du MJO, un ambitieux programme de publications, en arabe, nécessaires à un clair exposé de la foi chrétienne et à une approche évangélique des problèmes que pose la modernité et les interpellations qui viennent de la société dans laquelle nous vivons. Ainsi, au plus fort de la guerre libanaise, ces éditions ont pu faire paraitre entre 1979 et 1984 plus d'une centaine d'ouvrages, à raison d'une vingtaine par an, dont certains se sont avérés être des best-sellers de la littérature spirituelle au Moyen-Orient, et pas seulement parmi les chrétiens.

Jamais autant de jeunes ne se sont tournés vers l'unique nécessaire. Dans cet exposé rapide des "réalisations" et surtout des efforts sous-tendus par le discours d'exigence évangélique que nous avons développé plus haut, il ne faut pas oublier le grand mouvement de ressourcement spirituel, à la fois biblique, liturgique et patristique, critiquement ouvert à la modernité et orienté vers l'action pastorale au sein et à partir de communautés eucharistiques renouvelées. Ce mouvement a été initié en son temps par le MJO, et il continue de susciter beaucoup d'enthousiasme et d'engagement.

En effet, jamais autant de jeunes et de moins jeunes, ne se sont tournés vers l'unique nécessaire, du milieu des décombres, De là, une augmentation certaine de la pratique liturgique mais aussi une découverte d'une réelle convivialité entre les membres d'une même communauté eucharistique axée sur le partage, la solidarité et le témoignage commun de l'espérance qui les habitent.

D'où des expériences de plus en plus étendues de vivre cette "liturgie après la Liturgie" dont nous aimons tant parler en théologie orthodoxe. Cette communauté se prolonge pendant la semaine, dans les réunions d'équipes - surtout de jeunes - de longues heures durant, autour de l'Evangile ou de textes spirituels ou autres, en vue d'acquérir l'esprit du Christ" et un mode de vie, fait de grande confiance en Dieu, de sobriété et de détachement joyeux, engagé au service des autres dans et à travers l'Eglise.

Dans la perspective d'un retour du Liban entier à la convivialité, ces diverses équipes et communautés essaient de poser des gestes prophétiques de reconciliation, comme ces expériences de carême de partage dont le fruit, résultant des privations de ceux qui y ont participé, est distribué aux pauvres de "l'autre bord", les "ennemis"; comme le retour récent des moines de Deir-el-Harf à leur monastère de la montagne libanaise dont ils avaient été délogés lors du grand exode ayant suivi la guerre de la montagne en 1983; comme ces tentatives toujours répétées d'entamer le difficile dialogue avec les druzes de cette même montagne pour encourager et faciliter un retour éventuel des populations chrétiennes; comme ces paroisses où des groupes de jeunes passent des nuits entières en vigiles de prières; comme ce nombre toujours croissant de gestes humbles, petits aux yeux du monde, mais qui vont dans le sens de l'ouverture, de !'acceptation de l'autre, de la prière pour "l'ennemi" et de son pardon sans lequel, 1e Seigneur nous l'a dit, "nos péchés ne nous seront pas pardonnés ".

On pourrait se demander de nouveau quelle est "l'efficacité" de telles attitudes, de tels gestes en apparence tellement "déphasés" par rapport à l'activisme de beaucoup. Que répondre, sinon en rappelant que saint Silouane de l'Athos ne cessait de dire que l'amour de l'ennemi, de tous ceux qui ne partagent pas nos vues et nos opinions est "le seul critère infaillible de notre progrès spirituel".

- Que dire de plus ?

- Rien qu'une évidence: au milieu de la fournaise, Dieu vient habiter parmi nous et sa présence se fait parfois comme mystérieusement palpable à ceux qui, au-delà de l'épreuve, essaient de prendre son Evangile au sérieux et se veulent être des témoins indignes de la douceur évangélique.

Et cette évidence est aussi une grande consolation, car de Sa main, le Seigneur essuiera toutes larmes, et des mains des hommes Il fera jaillir des signes de bénédiction comme cette huile qui ne cesse de couler depuis de longs mois, à Paris même, par l'intercession de la très sainte Mère de Dieu, des mains de plusieurs chrétiens et musulmans, dans une famille antiochienne (SOP 134.5): signe de réconciliation, mais aussi promesse de soutien et encouragement à rester fidèles malgré tout...

Ayant frayé de si près et si longtemps avec la mort et l'angoisse née de l'insécurité et de la dislocation de l'Etal libanais, nombreux sont ceux qui commencent à mieux comprendre l'apôtre quand il nous annonce que "nous n'avons pas ici de cité permanente", et à vouloir incarner dans leur vie de tous les jours les "ne vous souciez pas ..." de l'Evangile, et surtout l’appel à demander, d'abord et essentiellement le Royaume de Dieu et sa justice, convaincus que "tout le reste sera donné par surcroît".

"Ceux qui sont restés proches des valeurs évangéliques ont compris qu'ils sont le ferment, la pâte, le sel de la terre, qu'ils peuvent continuer à être une minorité, mais que l'efficacité n'est pas dans le nombre et que la vie peut être apportée par un "petit reste", dans le témoignage direct, la présence simple et humble avec les hommes", comme a écrit le métropolite Georges Khodr au tout début de la guerre du Liban.

Ceux-là continueront à "œuvrer pour bâtir de nouveau sur terre la cité des hommes, en sachant qu'elle ne se construira que si elle est cimentée dans l'amour, car aucune formule d'organisation juridique, aucun système politique ne sont suffisants pour unir les hommes entre eux".

Prions pour que le baptême de feu et de sang par lequel passent les Libanais, devienne un véritable passage de la mort à la v i e et soit, par la miséricorde de Dieu, "prémices d'une résurrection" afin que les faces maintenant tourmentées des hommes redeviennent des visages, icônes de sa Gloire.

 

Directeur : pere Michel EVDOKIMOV

Abonnement annuel

SOP seul

France

130 F

Autres pays

160 F

Redactlon :

Jean TCHEKAN et Antoine NIVIERE

SOP + supplements

300 F

400 F

avec pour ce numero :

Lioubomir MIHAILOVITCH, Yves POINTURIER

Ensemble des

services de !'ASIC

730 F

900      F

et Michel STAVROU

CBIP, SNOP, SOP, BSS)

 

 

Realisation :

 

 

 

 

Marie-Claire EVDOKIMOV et Sonia EVDOKIMOV Commission paritaire : n· 56 935

 ISSN 0338-2478

 

Prix de vente au numero : 15 F Tarif  reduit et tarif avion sur demande CCP : 2101676 L PARIS


المشاركات الشائعة