In Memoriam : Albert Laham (1924-2013)

 Raymond Rizk


Le 10 septembre 2013, s’est endormi dans le Seigneur, Albert Laham, un des principaux fondateurs du Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe (MJO) et une grande figure de l’Orthodoxie Antiochienne contemporaine.

J’avais à peine 16 ans quand je l’ai rencontré, lors de ma première visite à l’un des foyers du MJO, à Beyrouth. Il y faisait une causerie. Avec sa fougue habituelle, il conviait les jeunes qui l’écoutaient à ne pas être scandalisés par les divers manquements de leur Eglise d’Antioche, encore à peine sortie de l’état de somnolence où l’avaient plongée des siècles de domination ottomane, mais plutôt à s’embrigader à son service, en suivant le Christ et lui donnant son cœur. Je me rappelle qu’il avait dit qu’on ‘ne quitte pas sa mère quand elle tombe malade, mais qu’on l’aime et qu’on la soigne davantage’. C’était la première fois où j’écoutais de telles paroles. J’en fus séduit. A travers Albert Laham, le Seigneur entrait ainsi dans ma vie, et me conviait au service de Son Eglise.

Par la suite, il fut pour les jeunes de notre génération l’exemple même du laïc chrétien engagé dans la voie du renouveau dans l’Eglise. Jeune encore, il avait redécouvert la signification du sacerdoce royal, et avait, en même temps qu’un respect filial envers la hiérarchie, un sentiment aigu de la responsabilité des laïcs et de leur nécessaire collaboration fraternelle avec les clercs pour assurer un véritable témoignage chrétien. Dès les premières années du MJO, déjà en 1944, il avait écrit ;L’œuvre du renouveau doit s”opérer dans le sein de l’Église et plonger ses racines jusqu”à ses sources même… Notre dignité de membres de l’Église nous investit d”une mission sacrée, et nous rend pleinement responsables de tout le Corps. Ce n”est pas en vertu d”une délégation ou d”une condescendance de l’autorité ecclésiastique qui veut bien permettre de contribuer à l’effort chrétien. Ce n”est pas non plus pour suppléer à l’inactivité de cette autorité. Il ne peut y avoir dans le Corps du Christ ni délégation, ni représentation, ni substitution… En dehors de tout mandat,… les jeunes sont des membres actifs de l’Église du Christ, et possèdent une mission sacrée, étant devenus, clercs et laïcs, une “race choisie, un sacerdoce royal, un peuple que Dieu s”est acquis, afin d”annoncer ses perfections” ( Pi 11, 3) (Revue Lumière”, no. 16, février 1944, in article intitulé “Fondement de notre action”).Il était nourri de l’Evangile. Le Père Lev Gilet, dont il fut le disciple, lui avait appris à retrouver le visage de Jésus, à travers ses textes, et à entrer en dialogue avec Lui. Il connaissait très probablement l’ensemble du Nouveau Testament par cœur, et il s’y référait continuellement. Il était, par excellence, l’exemple même de la première génération du MJO qui ne se déplaçait jamais sans avoir le Livre Saint sur soi. Durant les nombreuses causeries qu’il a données, dans divers centres du MJO, durant ces dernières années, les jeunes étaient enthousiasmés par son enthousiasme de vieillard (il avait dépassé les 80 ans), et en sortaient tout remués de la façon dont il parlait de Jésus. Il m’avait dit une fois qu’il voulait passer ses dernières années au Liban, justement pour pouvoir parler aux jeunes du MJO, et se faire en quelque sorte pardonner les nombreuses années de sa vie passées loin d’eux, et partager avec eux sa ‘vie en Christ’. Cette consolation lui fut donnée, et malgré son état physique de faiblesse générale ces derniers mois, il ne ratait pas une occasion de le faire.

Il renforçait sa vie en Christ, nourrie de la Parole de Dieu, par sa participation continuelle à la vie liturgique de l’Eglise. Je ne pense pas qu’il ait raté, hors maladie, une Sainte Liturgie. Son attitude à l’Eglise, souvent debout dans un coin, humble et attentive, portait en elle-même témoignage. Deux jours avant sa mort, nous étions dans la même église, où malgré sa fatigue évidente, il était entièrement pris dans la rencontre de Celui auquel il avait donné son cœur.

Il a demandé qu’on fasse lecture, lors de ses funérailles, d’un passage de l’Epitre aux Romains qui donne, je pense, une idée probante de la façon dont il a vécu. Il y est dit : ‘Celui qui distingue entre les jours agit ainsi pour le Seigneur. Celui qui mange, c”est pour le Seigneur qu”il mange, car il rend grâces à Dieu; celui qui ne mange pas, c”est pour le Seigneur qu”il ne mange pas, et il rend grâces à Dieu. En effet, nul de nous ne vit pour lui-même, et nul ne meurt pour lui-même. Car si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur; et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Soit donc que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur’ (Romains 14 : 6-8). Ce texte caractérise Albert. Oui, en effet, il n’a pas vécu pour lui-même, et il n’est pas mort pour lui-même. Il a toujours vécu, fuyant, malgré son statut social, les honneurs, replié sur sa vie cachée avec le Seigneur, qu’on entrevoyait quand il parlait avec passion de Lui.

Durant les années soixante du vingtième siècle, il fut l’un des meneurs incontestés, au sein de l’Eglise d’Antioche, de la lutte entre les forces du renouveau et celles d’un statuquo aride, teinté à l’époque d’influence soviétique par le truchement de l’Eglise russe. Il fut l’âme de la résistance. Juriste chevronné, à la tête d’un des plus importants cabinets d’avocats de la ville, il était toujours disponible quand il s’agissait d’affaires ecclésiales. Il était devenu le conseiller de tous les clercs œuvrant pour le renouveau.

Il en recevait plusieurs par jour. Ils étaient tous séduits par la profondeur de sa pensée, sa mesure, sa détermination à toujours prôner la réconciliation, sans pour cela affecter sa fermeté quand il s’agissait de ce qui ‘avait été donné une fois pour toutes aux saints’. Nous avons beaucoup appris alors de son sens profond de l’appartenance ecclésiale, de son dévouement à toutes épreuves, de la patience qu’il mettait à nous écouter. Je me rappelle d’une occurrence, lors d’une réunion du Secrétariat Général du MJO, où l’on débattait d’une stratégie à prendre dans une affaire ecclésiale d’importance. Chacun avait donné son opinion, et Albert la sienne qui était différente de celles de la plupart des jeunes présents.

Malgré son expérience reconnue par tous, son âge, sa qualité évidente de meneur des ‘affaires’ de ce genre, il se plia de plein gré à l’avis de la majorité, et se mit à étoffer leur proposition. Cela nous avait grandement marqué. L’un de ces jeunes alors présents (Georges Nahas) m’a écrit, à l’annonce du décès d’Albert : ‘Nous qui avons traversé avec lui des jours difficiles, savons combien il était "consacré" pour l’Eglise’. Il avait contribué le plus à préparer le terrain à l’entrée dans l’épiscopat de plusieurs ‘ténors’ du mouvement de renouveau, en particulier feu le patriarche Ignace IV et le métropolite Georges (Khodre), qu’il lui soit donné de vivre pour de nombreuses années, car il est un des derniers représentants de la génération des fondateurs du MJO.

Albert milita longtemps pour changer les ‘lois’ antiochiennes afin de permettre aux laïcs engagés dans la vie de l’Eglise d’être élus, et devenir membres du ‘Majless el Milli’, appelé à aider l’évêque dans la gestion de son éparchie. Il y fut élu avec une grande majorité, car beaucoup voyaient en lui un représentant authentique du renouveau du diocèse de Beyrouth, qu’ils appelaient de leurs vœux. Il y joua un rôle de premier plan, et suscita nombre de réformes.

Son enracinement dans l’Eglise du Christ l’a poussé à ne pas se restreindre à l’espace antiochien. Il témoigna dans l’ensemble de l’Orthodoxie et œuvra pour le rapprochement des chrétiens. Un des fondateurs de Syndesmos, Fédération Internationale des mouvements de Jeunesse Orthodoxe, il en fut longtemps le Président et initia plusieurs de ses activités. Concerné par l’absence de jeunes russes, il fut à la base de la décision d’ouvrir l’appartenance à Syndesmos aux facultés de théologie orthodoxes, pour permettre justement à de jeunes russes de communiquer avec l’ensemble de la jeunesse orthodoxe, et leur faire partager les dures expériences qu’ils vivaient sous le communisme d’Etat. Sa vie durant, Il resta intéressé par le développement de cette organisation qu’il continuait à aider pécuniairement, heureux de ses succès et vraiment peiné et malheureux des difficultés récentes de son parcours. Proche du Patriarcat Œcuménique qui n’hésitait pas parfois à le consulter, il en fut nommé Archonte. Il entretint aussi des relations amicales profondes avec nombre d’hiérarques et théologiens Orthodoxes à travers le monde, sans oublier de nombreuses personnalités du monde catholique et protestant.

Sa contribution aux travaux préparatoires au Saint et Grand Concile de l’Eglise Orthodoxe, où il représenta souvent le Patriarcat d’Antioche, fut toujours de rapprocher les points de vue, d’œuvrer à toujours plus de réconciliation et de fraternité entre les Eglises Orthodoxes. Ce faisant, il incarna la tradition irénique séculaire de son Patriarcat. Il se plaisait à rappeler souvent le souvenir du patriarche Georges III d’Antioche qui avait tempéré, au XI siècle, les humeurs belliqueuses envers les latins du patriarche Œcuménique Michel Cérulaire, le conjurant d’oublier les petites choses pour ne considerer que les différences liées vraiment à la foi 

Fondateur au Liban du groupe Saint Irénée, qui fut le premier cercle de dialogue œcuménique, où l’on voyait se côtoyer nombre de ceux qui par la suite accédèrent aux plus hauts rangs de leur Eglises respectives, il en fut un des principaux animateurs, prônant toujours la guérison de nos mémoires pour aller vers l’autre, nu sauf de la présence du Christ.

Fondateur aussi du Cénacle Libanais, animé par feu Michel Asmar, qui voulait promouvoir une rencontre réelle entre libanais autour de la culture et d’une approche irénique des religions, il y prononça plusieurs conférences fondatrices.

Jusqu’à ses derniers jours, il se tenait à l’écoute de la jeunesse. Sa plus grande joie était d’y découvrir l’élan vers le Seigneur qui l’a habité depuis son plus jeune âge. Il lisait assidument la revue An Nour, organe du MJO, saluant les percées spirituelles qu’il y percevait, et critiquant ce qu’il y considérait parfois comme du bavardage oiseux.

Désireux de continuer à encourager, même après sa mort, les initiatives authentiques de témoignage chrétien et d’évangélisation, il fonda une association qu’il dota d’un fonds financier substantiel, afin d’en utiliser les dividendes à aider le MJO, Syndesmos, de nombreuses Eglises d’Europe de l’Est et des projets de renouveau dans le domaine de l’éducation chrétienne et de l’édition.

Cependant, ce n’est pas seulement ce fonds qui perpétuera son souvenir. Son souvenir restera dans le cœur de tous ceux qu’il orienta à ne pas vivre pour eux-mêmes, mais pour le Seigneur, et à travers et en Lui, pour tous Ses frères. Et ils sont nombreux. Tous ceux-là se tournent en prière envers le Seigneur pour que sa mémoire soit éternelle!

 


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