‘Grand Concile’ ou un autre concile générateur de tensions ?
Raymond Rizk
Il m’arrive parfois de regretter
d’avoir été l’un de laïcs qui devaient faire partie de la délégation de
l’Eglise d’Antioche au Saint et Grand Concile en Crète, après avoir longtemps
estimé à sa juste mesure la grâce qui m’était faite et exprimé ma joie de participer à cet évènement qui devait
manifester l’unité de l’Orthodoxie et lui permettre de dire des paroles de vie
à l’homme d’aujourd’hui.
Bien avant que n’éclate au grand
jour les différends et n’intervienne la décision de nombre d’Eglises
orthodoxes, et non des moindres, de ne pas se rendre en Crète, j’ai
commencé à ressentir comme une blessure à l’écoute des représentants
antiochiens aux réunions préconciliaires et les Synaxes des primats, blessure
qui s’est développée lors de la lecture attentive des documents censés être
soumis à l’approbation du dit Concile pour y apporter des modifications jugées
nécessaires par notre Eglise. Ces deux faits (les réunions préconciliaires et
les textes) laissaient d’ailleurs présager la débâcle finale.
Les conférences préconciliaires
L’avis unanime de ceux qui ont
participé aux réunions préconciliaires, avis corroboré par plusieurs
représentants d’autres Eglises, soulignait l’autoritarisme – peut-être faut-il
dire l’arrogance - avec lesquels ces réunions étaient dirigées et l’espace très
limité de liberté de parole et de discussion qui y était allouée. Les opinions
qui n’étaient pas en accord avec les présupposés des présidents de séance
étaient rejetées d’office, ainsi que toute demande d’un surcroit de temps pour
mieux étudier les questions discutées. On allait au pas de course, mettant
carrément de côté tout sujet prêtant à débat. On avait l’impression que
l’important était que le Concile se réunisse à la date préfixée, quels que
soient les textes, parce que sa mission est avant tout de ‘manifester l’unité
de l’Orthodoxie’. Mais quelle est cette unité sans l’expression de la parole de
vie qu’elle est censée véhiculer ?
Pour les tenants du Trône Œcuménique, il semblait que le plus important
était de montrer les Eglises orthodoxes réunies autour ‘du premier parmi de non
égaux’ selon la formule promue ouvertement par ceux-là au détriment de la
formule et de la pratique traditionnelles. Veut-on transformer la conciliarité
orthodoxe autour de ‘primus inter paris’ en une sorte de papisme ? Cette
velléité ‘novatrice’ s’est manifestée de façon flagrante dans la première
version de la disposition des sièges des primats, non en demi-cercle autour du
Patriarche Œcuménique, mais lui au centre et eux en deux files parallèles à
droite et à gauche. Suite aux objections, exprimées notamment par écrit par le
Patriarcat de Bulgarie, cette disposition a été modifiée selon le modèle
traditionnel, exprimé dans l’icône de la Pentecôte, avec cependant un écart
séparant les places des primats de celui
du Patriarche Œcuménique. Faut-il rappeler que dans l’icône la place centrale
est laissée libre pour Celui qui préside en tout temps et en tout lieu ?
On se sent futile de parler de ces choses, mais ils dénotent une intention
dangereuse qui s’accompagne d’une interprétation biaisée du canon 28 de
Chalcédoine, selon laquelle les pays ‘barbares’ couvrent l’ensemble de ce qu’il
est convenu d’appeler la ‘diaspora’, c’est-à-dire tous ceux qui se trouvent en
dehors des territoires canoniques traditionnels des Eglises orthodoxes. Selon
cette interprétation tous ces pays : les Amériques, l’Europe Occidentale
et Centrale, l’Australie, etc. et maintenant semble-t-il, selon les dires de l’Archevêque
de Chypre, les pays du Golfe arabique, parce que dit-il ce sont des terres
musulmanes. Serait-il en train d’oublier par hasard que ces derniers pays
avaient jusqu’après l’émergence de l’Islam, de nombreux évêchés, surtout non
chalcédoniens, dépendant du Patriarcat d’Antioche. La violation du Patriarcat
de Jérusalem des limites territoriales du Patriarcat d’Antioche, et sa non
résolution par le Patriarcat Œcuménique après plus de trois ans de promesses et
malgré diverses initiatives iréniques du Patriarcat d’Antioche, ne serait selon
certains, qu’un prétexte pour dire un jour aux deux Eglises : ces
territoires ne vous appartiennent pas, ce sont des pays ‘barbares’, ils
dépendent donc du Trône Œcuménique et comme tous les autres pays de la
‘diaspora’, comme le sont déjà les communautés grecque qui y vivent.
Ce contexte est désolant au plus
haut point, car il fait découvrir, au-delà des apparences et des ‘salamalecs’
entre les primats ou leurs représentants, une volonté cachée, des visées
hégémonistes, des tendances s’éloignant de la
fraternité et de l’unité prônées ‘pour que le monde croie’. C’est une véritable
blessure. Certes l’histoire de l’Eglise (et des Conciles) est aussi ainsi
faite : st Grégoire le Théologien n’avait-il pas fui Constantinople après
le 2ème Concile Œcuménique, écœuré par les conflits entre les
évêques ? Mais cela était l’envers du décor. Il s’estompe face à l’apport
des Pères inspirés par l’Esprit qui y ont participé et exprimé dans le langage
de leurs temps respectifs la doctrine qui ne cesse de nous soutenir. Exprimée
par cette parole, leur unité se manifestait alors pleinement dans la
célébration liturgique et l’acte eucharistique fait en commun. Mais qu’en
est-il de cette parole et de cette célébration dans le présent Concile. C’est
là où la blessure s’agrandit.
La Liturgie eucharistique commune
J’étais présent lors de la séance
du Saint Synode de l’Eglise d’Antioche qui a décidé de demander le report du
Concile jusqu’à une date où il deviendrait possible à cette Eglise de
concélébrer avec l’ensemble des Eglises orthodoxes, du fait de sa rupture de
communion avec l’Eglise de Jérusalem. Nombre de promesses avaient été faites au
Patriarche d’Antioche Jean X, depuis sa visite irénique au Patriarcat de
Constantinople, en juin 2013, où il avait été assuré de l’appui de la position
antiochienne par le Phanar, assurance qui a depuis été confirmé par écrit, et
de la diligence du Patriarcat Œcuménique d’œuvrer à sa résolution au plus tôt,
et avant la tenue du Concile. Aussi l’Eglise d’Antioche avait accueilli ‘avec
tristesse et beaucoup d’étonnement’ la décision du Saint Synode de
Constantinople du 31 mai 2016 de reporter cela à une date ultérieure au
Concile, et ce en décidant une réunion de représentants des deux Patriarcats
apostoliques, sans consultation préalable, en tout cas avec Antioche, pour
tenter de résoudre le conflit. Cela mettait Antioche devant un dilemme :
soit aller au Concile et ne pas participer à la Liturgie, ce qui dénaturait en
fait cette participation, et la privait de sa signification essentielle, soit
ne pas y aller : une blessure dans les deux cas de figure. Comme l’Eglise
d’Antioche avait émis des réserves sur certains textes préparés lors des
réunions préparatoires et de la dernière Synaxe des primats (Date de convocation
du Concile, Le Règlement interne, la proposition concernant la Diaspora et le
mariage) et qu’elle n’avait pas signé ces documents, elle avait de bonnes
raisons, non de ‘boycotter’ (selon des termes utilisés par certains organes de
presse) le Concile, qu’elle n’avait jamais cessé d’appeler de ses vœux, mais de
vouloir un surcroit de temps pour
améliorer le contenu de ses textes et résoudre les conflits. Et comme toutes
ces réserves, et surtout son refus de signature n’avaient souverainement pas
été pris en compte, en dérogation du principe traditionnel, établi par le
Patriarche Athénagoras, de la ‘sainte unanimité’ de toutes les Eglises avant
toute décision, elle a opté de na pas participer au Concile de Crète. Comme il
apparait, et contrairement à certaines insinuations soutenues par certains
commentateurs, son refus de participer n’avait rien à faire avec de prétendues
luttes d’influence entre grecs et russes.
Les textes
Il n’est pas possible dans cet
article de s’étendre sur l’autre aspect de la blessure que représentent les
textes ‘conciliaires’. Réduits à un strict minimum, par l’élimination en cours
de route par manque d’accord entre les Eglises, ou pour mieux dire, par manque
de temps et de flexibilité donné pour parvenir à un accord, de sujets importants qui devaient être sur
l’ordre du jour du Concile. Ainsi on ne discutera de la déclaration de
l’autocéphalie, de l’unification du calendrier liturgique entre les Eglises
(problème créé, lors d’un ‘concile’ tenu à Constantinople en 1923, par la
décision unilatérale de certaines Eglises orthodoxes en l’absence d’autres
Eglises), de l’évaluation des assemblées épiscopales dans la diaspora, de la
célébration commune de Pâques avec les autres chrétiens et des dialogues
théologiques avec eux. On se limitera donc à discuter du problème du jeûne pour
ne rien dire de substantiel à son sujet, malgré le fait que l’ascèse du jeûne
devrait être de plus en plus actuelle dans nos sociétés de surconsommation, et
qu’il y aurait à dire beaucoup de choses nouvelles, peut-être prophétiques,
telles qu’exprimées dans le document sur ‘Jeûne et Oralité’1 ,
soumis par Antioche qui a été mis de côté. Ce texte, comme la plupart des
autres textes retenus, avaient été préparés dans les années 1980-1990, et
rapidement ‘rafistolés’ depuis, pour changer certains de leur termes empreints
de la terminologie des temps de ‘guerre froide’. Ainsi, le texte sur le
mariage, parle des empêchements au mariage, rappelant le contenu de certains
canons, et se contente de citer les problèmes pastoraux, posés avec acuité à
nos communautés, par les mariages mixtes et autres formes d’union légalisées
dans nos sociétés de plus en plus permissives, sans pour autant donner d’autres
directives que l’appel à ‘sauvegarder la fidélité à la sacralité de la famille’.
Au moment où le Pape François a publié ‘Amoris Laetitia’, dont le titre,
‘La joie de l’amour’, est déjà tout un programme, et dont le contenu ouvre des
portes dans un esprit évangélique aux vrais problèmes des chrétiens, le texte
‘orthodoxe’ est d’une généralité exemplaire, ressassant des vérités
théologiques qui ne parlent plus à nos contemporains quand elles les
‘assomment’ comme autant d’axiomes sans autre.
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1- Texte préparé par feu Costi Bendaly et publié dans Contacts ???
L’Eglise d’Antioche considère que ces deux textes mériteraient une refonte totale. Quant au texte sur ‘Les relations de l’Eglise orthodoxe avec l’ensemble du monde chrétien’, il a fait l’objet de nombreuses interventions des tenants d’une Orthodoxie qui adopte la position du ‘retour à l’Eglise’, dont elle a tant souffert dans ses relations avec l’Occident chrétien, comme seule voie possible au dialogue interchrétien. Ils ont certes introduit des modifications valables et cohérentes de la terminologie utilisée qui prêtait à confusion, allant cependant jusqu’à refuser l’emploi d’églises sœurs à certaines autres communautés chrétiennes. Ce texte, bien que descriptif et général, reste probablement le meilleur, bien qu’il manque d’élan prophétique qu’on aurait aimé y déceler. Il parle plus particulièrement aux Eglises dont la cohabitation avec d’autres chrétiens est leur pain quotidien, et dont l’action pastorale et le témoignage doivent forcément les prendre en considération.