Des communautés eucharistiques vraies, source de vie et d’espoir

 Raymond Rizk



La communauté primitive

"Viens et vois" (Jn 1,46). N'est-ce pas ainsi que les chrétiens des premiers temps s'adressaient à ceux qui voulaient en savoir davantage sur leur foi ? Pas de traités systématiques, pas encore de sommes théologiques, mais une simple invitation à venir à leur assemblée pour partager une expérience, participer à une joie, et se rendre compte d’une espérance (1 Pi 3,15).

"Nous ne pouvons vivre sans l'Eucharistie", disaient les martyrs d'Afrique du Nord sous la persécution de Dioclétien, et ils continuaient : "Ne savez-vous pas que les chrétiens font la liturgie et que la liturgie aussi fait les chrétiens et que l'une ne peut exister sans les autres ?".

Dans les épîtres de saint Paul d'ailleurs, il y a un lien évident d'identification totale entre l'assemblée eucharistique et l'Eglise, puisque la communauté eucharistique locale y reçoit le nom d'"église" (ecclésia) ou même d'"église de Dieu" : "Lorsque vous vous réunissez en assemblée, c'est-à-dire lorsque vous devenez l'Eglise"... faites telle ou telle chose, écrit-il aux Corinthiens (1 Cor 11...).

Durant les temps apostoliques mais aussi pendant l'ère pré-constan­ tinienne, cette assemblée eucharistique présupposait non seulement le rassemblement mais l'union réelle de la communauté, union charpentée par l'Eucharistie certes mais aussi par l'exigence et la pratique effective d'une fraternité vécue dans le partage des biens et l'adhésion responsable au témoignage que la communauté est appelée à rendre.

Les Actes des Apôtres et les épîtres de Paul nous permettent de résumer la vie des chrétiens de l'âge apostolique comme suit :

- Les croyants demeurant dans un même endroit se doivent de vivre ensemble, sans distinction d'âge, de sexe, de rang social ou de race (Rom 16,23 ; 1 Cor 1,2 ; 2 Cor 1,1 ; 1 Th 1,1 ; Ac 11,22 ; Gal 3,28; Col 3,11 ; etc.).
- Ils se réunissent régulièrement avec "allégresse et simplicité de cœur" (Ac 2,46), pour "proclamer la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'Il vienne" (1 Cor 11,26).
- Ils sont "assidus à l'enseignement des apôtres, la communion fraternelle, la fraction du pain et les prières" (Ac 2,42).
- Ils mettent tout en commun, "tout étant mis à la disposition de tous" (Ac 2,44 ; 4,32).
- Durant leur assemblée, ils méditent la Parole de Vie et, ayant offert ensemble le Pain et le Vin et demandé l'intercession du St-Esprit, participent au Pain de Vie, la Parole étant toujours unie au Pain partagé.
-Ayant ainsi reçu le don de Dieu, en devenant participants du Christ, ils expérimentent une nouvelle Pentecôte par la présence agis­ sante du St-Esprit en eux qui les convie à devenir, à leur tour, donateurs. Pour eux, "ne pas venir au secours des besoins d'autrui, c'est renier l'agape du Seigneur" (Irénée de Lyon, Fragments, cité par A.Hamman dans Le Point théologique, no17 (1976) p.99).

Au sein de cette communauté, les croyants sont particulièrement conscients de la nécessité d'incarner leur unité foncière "afin que le monde croie" (Jn 17,21). Ils sont convaincus d'être d'abord une "communauté" ; pour eux il n'y a simplement pas de chrétiens en dehors de la communauté. De là leur souci de préserver la symphonie qui régit les relations des divers éléments - "les presbytres et les frères"
(Ac 15,23) - du peuple de Dieu. (A l'époque on ne parlait pas encore de prêtres et de laïcs ; car tous sont "laïcs" (laicos), c'est-à-dire membres du peuple ( laos) de Dieu, et tous sont conscients qu'ils formentil[r1] une race de prêtres). De là aussi leur souci de faire profiter la communauté entière des charismes donnés à chacun de ses membres, étant par ailleurs convaincus qu'il n'y a pas de charisme dans l'Eglise - y compris celui du gouvernement - qui puisse être possédé individuellement.

Glissement historique

- Par la suite, les schismes, les hérésies, les persécutions amènent à une plus grande concentration des églises autour de l'évêque, ce qui a pour conséquence de permettre de mieux préserver la foi de la communauté et de lui assurer un leadership charismatique, mais aussi, comme l'écrit le père Serge Boulgakov (1) de causer "une certaine hypertrophie du hiérarchisme sacramentel et une rupture de l'équilibre ecclésial".

Il suffit de noter l'évolution de l'utilisation du mot "prêtre" pour juger du glissement qui se produit : d'abord exclusivement attribué, dans l'épître aux Hébreux, au Christ, seul médiateur entre Dieu et l'homme, puis appliqué à l’assemblée des croyants "race élue, sacerdoce royal" (1 Pi 2,9), il en vient peu à peu, dans la terminologie et la conscience ecclésiales à ne désigner que l'ordre du sacerdoce ministériel des prêtres et des évêques.

C'est de là qu'insensiblement - non au niveau de la vision théolo­ gique, mais dans les faits vécus, - les dichotomies se dessinent et des conceptions de l'Eglise plus centrées sur la hiérarchie et légèrement empreintes de juridisme commencent à prendre corps.

Le mouvement s'accentue quand l'Eglise, devenant impériale, est ap­ pelée à de nouvelles tâches mais est aussi malheureusement amenée à diverses compromissions.

La naissance du monachisme, en partie liée d'ailleurs à ce changement, ou du moins qui l'accompagne, me semble avoir aidé à enraciner ce glis­ sement, et pourrait avoir donné à l'Eglise comme une bonne conscience face à son abandon, ou du moins son éloignement de l'ancien mode de vie.

En effet, il était alors facile de dire à ceux qui avaient la nos­ talgie de la vie communautaire des premiers siècles qu'ils avaient la possibilité de rejoindre les monastères, le restant du peuple - souvent christianisé à la va-vite avec la bénédiction du pouvoir - s'accommodant des miettes du festin, à savoir "faire juste assez pour être en règle".

Ce à quoi tous étaient appelés, ce que la communauté ne pouvait expérimenter qu'en commun, voilà qu'on a tendance à le limiter à une "élite". Là où devait régner la grande liberté des enfants de Dieu, appelés à s'aimer et faire rayonner cet amour expérimenté dans la communauté eucharistique, selon le modèle de la Sainte Trinité, voilà que le juridisme s'installe et la tentation du pouvoir se répand. On met pour ainsi dire des freins à l'action du Saint-Esprit dans l'Eglise même du Saint-Esprit.

Il n'est pas dans mes intentions - ni de ma compétence - de pousser plus avant cette incursion dans ce mouvement de glissement de l'unité existentielle de la communauté. Il faut cependant noter que ce glisse­ ment s'est accompagné généralement - à part les espaces lumineux de la sainteté - d'un glissement de la conscience que la communauté avait d'elle-même, comme "nation sainte, peuple acquis" responsable d'un témoi­ gnage et porteur d'un message de vie... Cette conscience s'estompait souvent au profit d'actions individuelles, d'œuvres de bienfaisance, d'une éthique plus ou moins étroite...

La pensée de la communauté, qui ne pouvait que suivre, devenait de même, pour beaucoup, une sorte de système abstrait, un ensemble de pro­ positions logiques, exprimées dans un langage archaïque, sans prise avec le réel, car placées en dehors du contexte du peuple de Dieu réuni et animé par l'Esprit. De ce fait, elle arriva plus difficilement à cerner les antinomies du mystère - qu'on ne peut balbutier que dans l'approche orante - et versa de la sorte dans les dichotomies et les dualismes qui hantent malheureusement encore trop notre enseignement.

Or une vision inadéquate, en particulier en ecclésiologie, ne peut que se traduire en erreurs, carences et défaillances sur le plan du témoignage et du service..., état de choses que notre Eglise orthodoxe a de plus en plus la pudeur, par la voix de certains de ses hiérarques et de beaucoup de ses fidèles, de ne plus nier.


L'Orthodoxie se ressaisit

N'est-ce pas le patriarche Ignace IV d'Antioche qui affirmait récem- ment qu'il existait "une dichotomie poignante entre les spéculations et la réalité de l'Eglise",.. qu'il fallait "prendre l'Esprit beaucoup plus au sérieux", et qu'il s'agissait de le "libérer pour qu'il soit actif maintenant et pour l'avenir" (SOP no 94) ?

N'est-ce pas un autre grand hiérarque de l'Eglise, le métropolite Méliton de Chalcédoine qui disait, s'adressant aux laïcs, dans une homélie restée célèbre, prononcée lors de la liturgie de clôture de la deuxième Conférence panorthodoxe préconciliaire, en 1982 : "Nous avons fait l‘im- portante découverte que vous aussi (les laïcs) vous existez,... non pas... dans le sens d'un petit nombre de personnes pieuses..., mais que vous (êtes) la plénitude de l'Eglise dans le plein sens du terme... et nous avons dit... (qu')il faut vous demander pardon... et que nous devons entamer un dialogue avec vous - non pas un dialogue général et abstrait, mais un dialogue de pasteur avec son troupeau, dans chaque lieu, c'est­ à-dire dans chaque paroisse, dans chaque village, dans chaque église autocéphale ..., un dialogue depuis les racines jusqu'au sommet..." (SOP, Supplément 71-A).

Paroles précieuses que nous devons méditer et qui viennent couron­ ner de nombreux autres témoignages de beaucoup de membres du peuple de Dieu, indifféremment clercs ou laïcs, engagés dans de petites paroisses ou dans des mouvements de jeunesse ou des fraternités.

Ayant expérimenté, par une vie communautaire régénérée par l'Esprit, comme le Seigneur est bon, et ayant redécouvert qu'ils étaient des "sauvés" et des "vivants", ces hommes et ces femmes veulent s'atteler, en toute humilité et dans une profonde conscience de leur indignité et de •1'amour fou" de Dieu, à la merveilleuse tâche de se "reconyertir" à la véritable orthodoxie.

Pour eux, cette reconversion n'est pas uniquement personnelle, elle consiste aussi à amener l'Eglise à devenir encore plus elle-même, "toute resplendissante, sans tâche, ni ride, ni rien de tel, mais sainte et immaculée" (Eph 5,27) et à reprendre à nouveau conscience qu'elle est appelée à être le cœur du monde et le lieu où les chrétiens rassemblés viennent dans !'Eucharistie, puiser le sens et la force pour aborder leur lutte humaine et être un signe pour les nations.

Tout cet éveil, tous ces renouveaux sont autant d'indications que Dieu n'a pas abandonné, n'abandonne pas son peuple. Et la reprise de conscience de l'ecclésiologie eucharistique au début de ce siècle et la régénérescence théologique qui a fait sortir la pensée orthodoxe de son "exil de Babylone", qui ont été à la base de beaucoup de ces renouveaux, ne sont certes pas les moindres de ces indications...

L'envers de la médaille : le triomphalisme

Mais notre problème aujourd'hui est justement de ne pas tomber - du fait de notre redécouverte de cette vision ecclésiologique - dans un surcroît d'optimisme teinté d'autosatisfaction et de triomphalisme, très courant chez les orthodoxes, qui nous amènerait à considérer que nous avons une solution facile à tous les problèmes qui se posent aux Eglises et à nos contemporains, et que de ce fait aucune critique, voire aucune réforme, n'est nécessaire.

Ce faisant, nous serions en train d'oublier qu'il existe une distance énorme entre le vécu d'une Eglise et sa pensée, et que notre redécouverte de l'ancien terreau, si elle ne se traduit pas lumineusement dans nos vie, nos paroisses, nos institutions, n'est finalement qu'un succès archéologique qui ne change rien aux drames et à l'angoisse de notre génération.

Je me rappelle que des jeunes du MJO (Mouvement de jeunesse orthodoxe), au Liban, avaient été scandalisés dans les années 70 à la lecture d’une des résolution de la Commission inter orthodoxe préconciliaire "sur une plus grande participation des laïcs à la vie liturgique et à toute la vie de l'Eglise" qui déclarait souverainement que cette question étant "clairement résolue dans sa doctrine dogmatique et canonique, ne préoccupe pas particulièrement l'Eglise orthodoxe, n'est pas actuellement une question brûlante et ne constitue pas pour elle un problème".

Certes les extraits lus un peu plus tôt du sermon du métropolite Méliton donnent un autre son de cloche... mais ladite résolution est très significative d'une mentalité qui prévaut encore beaucoup trop chez nous. Le problème est beaucoup plus brûlant et pressant que cer­ tains ne le pensent car il s'agit simplement de répondre amen à l'appel que nous ne cessons d'entendre et de faire partager l'expérience qu'il nous a été donné de vivre en tant que personnes en communauté dans l'Eglise orthodoxe.


Où en sommes-nous du mode de vie des premiers chrétiens?

Une lecture rapide de quelques extraits de textes des premiers siècles chrétiens nous permettra de comparer notre situation à celle qui prévalait dans les anciennes communautés eucharistiques et d'en tirer des conclusions qui, je pense, s'imposent.

Tout d'abord ces quelques extraits du Nouveau Testament :
- "Vous les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez des sentiments de tendre compassion, de bienveillance, d'humilité, de douceur, de patience. Supportez-vous les uns les autres, et si l'un a un grief contre l'autre, pardonnez-vous mutuellement... et par-dessus tout revêtez l'amour, c'est le lien parfait..." (Col 3,12-14).
- "Apportez encore tout votre zèle à joindre à votre foi la vertu, à la vertu la connaissance, à la connaissance la tempérance, à la tem­ pérance la constance, à la constance la piété, à la piété l'amour fra­ ternel, à l'amour fraternel, la charité" (2 Pi 1,5-7).
- "Nous, nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie puisque nous aimons nos frères" (1 Jean 3,14).
- "Ils se montraient assidus à l'enseignement des apôtres, fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières... Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun, ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun..." (Ac 2,42,44-45).
- "La multitude des croyants n'avait qu'un cœur et qu'une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun" (Ac 4,32).

Puis ces textes significatifs des quatre premiers siècles :
- "Le jour dominical du Seigneur, rassemblez-vous pour rompre le pain et rendre grâces, après avoir en outre confessé vos péchés pour que votre sacrifice soit pur. Mais tout homme qui a un différend avec son compagnon ne se joindra pas à vous avant de s'être réconcilié de peur que votre sacrifice ne soit profané..." (Didachè, chap.14).
- "... Nous commémorons entre nous toujours ces choses. Ceux qui possèdent secourent tous ceux qui sont indigents, nous nous assistons toujours les uns les autres..." (Justin, 1ère apologie, 67).
- "Notre caisse n'est pas alimentée par des cotisations comme si nous avions à payer pour appartenir à notre religion. Chacun apporte sa petite contribution une fois par mois, ou quand il veut, à condition toutefois qu'il le veuille et le puisse... Personne n'y est forcé...On contribue de son plein gré... Ce sont en quelque sorte les dépôts de la charité..." (Tertullien, Ap.39).
- "Si le Christ est notre vie, il s'ensuit que notre conversation doit avoir pour sujet le Christ, que notre pensée et notre activité doivent dépendre de ses commandements et que notre âme doit reproduire son image" (Basile le Grand, lettre 159.1).

Et enfin ce beau texte très connu d'une apologie du IIe siècle, décrivant ainsi les chrétiens :
"Ils marchent en toute humilité et bonté, et le mensonge leur est inconnu. Et s'ils ont parmi eux un homme pauvre ou dans le besoin et qu'ils n'ont pas les choses nécessaires en abondance, ils jeûnent deux ou trois jours pour fournir à celui qui est dans le besoin la nourriture qui lui est nécessaire... C'est à cause d'eux que s'épand la beauté qui est dans le monde... et pour moi il n'y a aucun doute que la terre demeure à cause des supplications des chrétiens...".

Où en sommes-nous de tout cela ? Où en sont les communautés qui nous lient ? Pourquoi donc l'homme contemporain dramatiquement en quête d'unité, de beauté et d'espérance, a tant de mal à les trouver chez nous ? Pourquoi donc les stades et les music-halls sont devenus pour beaucoup - plutôt que nos assemblées - les véritables occasions de fête ? Et pourquoi leurs vedettes apparaissent-elles - plutôt que les saints - comme les véritables héros de notre civilisation, héros qui - à l'opposé des saints qui tentent d'incarner dans leur vie la Vérité - se permettent souvent de participer au jeu (le mot est atroce) de la Vérité par le truchement duquel ils se posent comme de réels maîtres à penser ?!!

Interpellations

Que sont devenues, dans nos assemblées, cette joie et cette allégres­ se qui sont "le signe que la vie réussit" (Bergson) ?

Comment retrouver cette "grande joie" dont nous parle l'évangile de Luc (2,10 ; 24,52) et dans laquelle Jésus nous invite à "demeurer" ?

Comment changer la conviction de ceux qui répètent avec Nietzsche que "les chrétiens sont sans joie" ? Réalisons-nous assez que ceux qui, au contraire, concèdent qu'une certaine joie jaillit de notre vie liturgique, en particulier la nuit de Pâques, nous accusent souvent de ne pas savoir la partager et en tout cas de ne pas la traduire assez en semence de vie au milieu de la souffrance des hommes ?

Et aussi et surtout prenons-nous suffisamment conscience du scandale causé à "ces petits qui croient" et à beaucoup d'autres qui voudraient en faire autant par les zizanies, les jalousies, les luttes d'hégémonie qui font, selon l'expression du métropolite Georges Khodr que "cette communauté qui mange le Corps du Seigneur se mange elle-même par la haine" ? Réalisons-nous assez cet autre scandale non moins criant de nos divisions juridictionnelles qui font que "nous nous sommes enfermés dans des églises séparées où chacun de nous tient en suspicion son voi­ sin", pour reprendre l'expression qu'employait déjà au IVe siècle saint Basile (Lettre 191) ?

Nous sera-t-il donné de comprendre que la prière du Seigneur "qu'ils soient un pour que le monde croie" avant que de s'appliquer à la séparation entre les chrétiens - qui est cet autre grand scandale qui ne nous gêne pas assez - s'adresse tout d'abord aux membres de chaque communauté eucharistique, dont l'unité aujourd'hui est une condition sine qua non du retour du monde à la foi?

Autant de questions que nous avons à nous poser non pour nous délec­ ter morbidement des errements des hommes que nous sommes ou pour criti­ quer tel ou tel autre aspect de notre vie communautaire, mais pour réa­ liser ensemble dans un grand effort de réalisme spirituel que l'Eglise qui reflète la faiblesse de ses membres n'en reste pas moins et malgré tout l'endroit où "la relation entre Dieu et l'homme est connue et réa• lisée..." (Georges Khodr) et que l'Esprit qui y souffle et qui attend d'être accepté par nous la renouvelle en permanence.

Nous reconvertir à l'orthodoxie

Si nos communautés ont failli à cause de nous, prêtres, évêques ou laïcs, c'est par nous ensemble dans l'Esprit qu'elles redeviendront plus fidèles à leur mission d'être les icônes d'un monde où l'on s'aime, d'où jaillit l'amour. Il s'agit donc pour chacun de nous et pour chacune de nos communautés de renouveler à tout moment les promesses du Baptême et faire fructifier les charismes du "chrisme sacerdotal" (Hésychius de Jérusalem) dont nous avons été oints.

Pour cela nous devons nous mettre à la recherche du Seigneur et crier sans cesse comme Marie-Madeleine, à l'aube de la Résurrection : "Où a-t-on mis mon Sauveur ?". C'est faire mémoire de Dieu à chaque ins­ tant et nous rendre compte, comme les disciples d'Emmaüs que le Ressuscité est toujours très proche mais que souvent nos yeux sont fer­ més et notre esprit occupé à des considérations très sérieuses" qui nous empêchent de comprendre que Dieu est toujours "dans l'attente de la rencontre" (Isaac le Syrien) et que l'important n'est pas seulement de parler de Dieu mais de se transformer par et pour Lui.

Il nous faut admettre que tout changement valable que nous voudrions amorcer dans le monde et dans l'Eglise ne peut être que la conséquence d'un changement en nous, d'une véritable révolution intérieure qui vient en premier et donne un sens aux autres, j'ose dire la plus efficace :la metanoia évangélique. Nous ne pouvons renouveler nos communautés et le monde si nous ne changeons nous-mêmes dans un abandon complet à Celui qui, avec de la boue, nous dessillera les yeux. Nous ne pouvons renou­ veler le monde que si nous devenons fous aux yeux du monde, mais fous dans et pour le Christ.

Il s'agit de retrouver notre soif de Dieu, notre joie de réaliser qu'Il est notre "Rocher", que Lui seul est fidèle, et qu'Il nous appelle sans cesse à devenir, par l'acquisition de son Esprit, des témoins de son Christ, qui s'offre à nous, tous les jours, dans le tête à tête de la prière, dans la Parole de la Bible, dans l'offrande de l'Eucharistie, dans l'assemblée des frères et dans l'homme, dans tout homme en qui il a choisi de faire sa demeure et qu'il nous invite à servir.

Il s'agit pour nous d'apprendre à être disponibles, libres de toute attache - parce que libérés sur la croix-, de savoir prendre nos dis­ tances par rapport à l'esprit et aux pratiques de ce monde avide de consommation, et de savoir réentendre, sans complexe, cette parole du Christ : "Pour vous, rien de tel" (Lc 22,26).

Dans cette aventure de la sainteté, personne ne peut aboutir seul, car Jésus vient à nous dans son Corps et nous reçoit ensemble : "Allez dire à mes frères que je les précède en Galilée, là ils me verront". Sans exclure les rencontres personnelles, c'est à la communauté réunie qu'il se dévoile.

Comme le dit le père Dumitru Staniloaë (Liturgie de la communauté et liturgie intérieure, Contacts no 120), "l'ascension spirituelle de la personne se nourrit de l'Eucharistie et donc aussi de la communauté eucharistique et poursuit la pleine harmonisation de la personne avec la communauté puisque son but dernier est l'amour envers Dieu et les autres hommes et particulièrement les autres membres de l'Eglise".

Ma progression dans la vie spirituelle est conditionnée par ma communion avec les membres de la communauté de l'Eglise, et il est donc essentiel pour nous, face aux défis et questions qui nous interpellent, d'agir de l'intérieur de l'Eglise afin que l'institution en elle puisse se débarrasser des scories accumulées au cours de sa pérégrination ter­ restre pour devenir encore mieux par l'amour et la liberté retrouvées et expérimentées dans sa communauté eucharistique, une préfiguration du Royaume, un début de sa réalisation.

En effet, il convient, comme le note L.Boff, "d'exorciser la tenta­ tion idéaliste selon laquelle un changement dans les consciences suffi­ rait à produire une modification de structure à l'intérieur de l'Eglise... Plus que les idées nouvelles, ce sont les pratiques différentes appuyées sur leurs théories respectives qui modifient la réalité ecclésiale" (Eglise, charisme et pouvoir, p.80).

Les difficultés de vivre pleinement l'orthodoxie

En nous penchant ensemble sur ce problème, ayons le courage et la lucidité spirituelle de reconnaître que notre Eglise orthodoxe, aujour­ d'hui, est bien loin, dans certaines de ces pratiques, de sa vision théologique, et que ce n'est pas être fidèle à l'orthodoxie que de faire la politique de l'autruche et vouloir prétendre à tout prix que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Il nous faut admettre que notre Eglise est confrontée à des tenta­ tion diverses qui amoindrissent la portée de son témoignage et empêchent sa liturgie - centre de la vie ecclésiale - d'être pleinement "une explosion commune de l'Eglise" (Jean Zizioulas) et un apprentissage réel de la communion et du partage.

Parmi ces tentations, les plus dangereuses sont peut-être les suivantes

1. - Au plan de la conscience populaire et de la pratique, l'Eucharistie n'est plus perçue comme actualisation de l'Eglise, et tremplin pour son témoignage et son service, mais comme un acte de piété individuelle, une occasion de relation verticale entre chaque fidèle et Dieu, une relation désincarnée, un temps d'évasion, parfois un refuge et une fuite du monde. Et on oublie trop souvent que le cultuel authen­ tique est inséparable de l'existentiel, et que la participation à l'Eucharistie, culminant dans la communion - qui est loin d'être devenue fréquente partout - devrait aussi s'épanouir en service fraternel.

D'où la nécessité, à la lumière des éléments essentiels de la litur­ gie primitive et de la vie des premiers chrétiens, qui sont cependant toujours à considérer sans fétichisme et sans trop de romantisme de paradis perdu, d'instituer une véritable catéchèse liturgique comme condition de la participation au culte.

Une sorte de "catéchuménat" devrait être réintroduit comme temps de réaffirmation des promesses du baptême afin que les "fidèles" réappren­ nent à revivre leur liturgie comme préfiguration du Royaume, commémo­ ration de témoins oculaires de la mort et de la résurrection du Seigneur, offrande cosmique et rappel existentiel que "l'autel se trouve aussi partout, à tous les coins de rue, sur toutes les places" (Jean Chrysos­ tome) et que tout "fidèle" qui veut réellement participer à la liturgie se doit d'y apporter et de porter en lui le monde pour l'en ressortir transfiguré au contact du Ressuscité.

2. - Rupture de l'équilibre et de la synergie entre les membres du peuple de Dieu et subdivision de ce peuple en clercs et laies avec les tentations opposées de cléricalisme autoritaire ou d'anarchie séculari­ sante par application d'un processus soi-disant démocratique selon lequel tous les baptisés - et en particulier les riches et les puissants - même s'ils ne sont pas entrés dans le chemin sans fin de reconversion à l'Eglise, veulent imposer leur volonté.

La théologie orthodoxe du sacerdoce place la ligne de démarcation - si démarcation il y a aux yeux de Dieu - non entre clercs et laies, mais entre clercs et laies engagés dans la métanoia évangélique d'une part et ceux - tant clercs que laïcs - qui ne se veulent rattachés à l'Eglise que par des considérations esthétiques, éthiques, ou socio­ politiques... Tout débute dans la vie de l'Eglise par la conversion et le "petit reste" de ceux qui, par la repentance, l'écoute de la Parole et la fréquentation des mystères, ont réalisé que depuis qu'ils sont devenus le corps du Christ ils ne peuvent vivre qu'ensemble. Ceux-là, clercs et laïcs, sont responsables ensemble - chacun selon son charisme - du gouvernement et de la vie de l'Eglise.

Demandant que les prêtres ne soient pas chargés de tout mais que "nous ayons tous soin de toute l'Eglise comme d'un corps qui nous est 1 commun", St Jean Chrysostome s'adressant au laïc lui dit : "Toi aussi 1 tu as été fait roi, prêtre et prophète dans les fonts baptismaux".

Donc, comme l'écrit Yannaras (La liberté de la morale, p.209), "le retour de l'existence ecclésiale à l'axe de la vie de la communauté ecclésiastique signifie de toute manière un refus (difficile à appliquer) de l'institutionnalisation centralisée (naturelle aujourd'hui) de l'organisme ecclésial" pour pouvoir revenir petit à petit – dans l'amour, le respect mutuel et la reconnaissance sans raille que l'évêque est "l'un en qui la multitude unie devient 'de Dieu' " (Zizioulas, L'être ecclésial, p.120) - à revivre la synergie expérimentée à l'origine et ici et là à divers temps de grâce de l'histoire de l'Eglise.

3. - Le mangue d'audace spirituelle pour interpeller les tradi­tions diverses qui ont parfois obscurci, dans notre vie liturgique et ecclésiale, la véritable Tradition, laquelle ne peut être authentique que si elle est source de vie car le Seigneur n'a pas dit, comme nous le rappelle Tertullien : "Je suis la Tradition mais je suis la vérité" et la vie.

Il s'agit donc d'avoir le courage de retrouver une créativité liturgique - liée à une profonde vie spirituelle - pour rajeunir des textes écrits entre le Ve et le XIe siècles dans une langue et des catégories de pensée qui ne sont plus nécessairement les nôtres.

Ce n'est pas manquer de respect à l'édifice merveilleux de l'en­ semble de la liturgie byzantine que d'en élaguer les herbes mortes et les surenchères verbeuses teintées de sentimentalisme, que des dévotions particulières d'ailleurs tardives y ont introduites. Ce n'est certes pas renier le sens profond de cette liturgie que d'y introduire des demandes qui touchent les problèmes contemporains qui nous assaillent, et d'appeler à ce que les symboles qui y sont utilisés pour signifier le Royaume et y inviter cessent de devenir écrans.

Les problèmes sont multiples. En plus des textes, citons-en encore quelques-uns, les plus urgents :
- Il est nécessaire que les prières qui sont devenues "secrètes" à partir du VIe siècle, avec d'ailleurs l'effritement de la communauté eucharistique vivante, soient redites à haute voix pour rappeler à la
communauté entière son sacerdoce royal et pouvoir se vanter à nouveau- comme le faisait saint Jérôme au IVe siècle à propos des basiliques romaines - que l'amen y résonne comme le tonnerre (Commentaire Galates 1,2).

- Dans une Eglise orthodoxe qui s'est toujours prévalue du fait qu'une des priorités de son travail missionnaire a été de traduire le kérygme dans la langue indigène, voilà que dans de nombreux pays la langue liturgique n'est plus la langue normalement utilisée par la com­ munauté, encourageant par là la dichotomie entre beauté/habitude/senti­ mentalisme d'une part et la compréhension, donc la participation vivante, de l'autre.

- Le respect aveugle du Typicon - si courant dans les milieux ortho­ doxes et qui, pour de nombreuses personnes, se trouve être le seul critère d'orthodoxie - est un autre risque d'une perte de conscience
de la liturgie comme d'une action commune, régie certes par l'expérience de tous ceux qui nous ont précédé sur le chemin de la sainteté, mais qui reste cependant attentive aux interpellations de l'Esprit. Car l'Eucharistie n'est pas seulement, comme le dit si bien le père Boris Bobrinskoy, "le sacrement de la présence réelle du Fils par l'Esprit mais aussi et non moins celui de la présence réelle de l'Esprit Saint par le Fils".

Pourquoi donc maintenir - hors des monastères - un typicon monastique qui ne correspond pas au rythme de vie de nos communautés ?

Pourquoi faire perdre aux fidèles l'avantage de s'imbriquer dans les faits de l'année liturgique et de respirer à son rythme, en main­ tenant exclusivement dans les offices de vêpres et matines - qui ne sont plus que rarement suivis hors du temps de Pâques - les lectures et tropaires qui lient chaque dimanche au cycle annuel ? Ne serait-il pas possible de les introduire dans la liturgie dominicale de la Parole, les rendant ainsi accessibles à un plus grand nombre ?!

De même, là où ces offices sont célébrés, pourquoi ne pas tenter de résoudre le paradoxe des vêpres chantées le matin et des matines le soir, alors que la raison d'être de ces offices et de tout le cycle des offices des Heures, est précisément de sanctifier une tranche donnée du temps quotidien ?

- L'esthétisme qui donne lieu parfois à une réelle "autocratie" des chantres et des chorales, faisant de nos liturgies l'occasion de véri­ tables concerts qui encouragent les fidèles à confondre encore plus entre le plaisir esthétique et "l'ivresse sobre de la joie indescriptible" à laquelle ils sont conviés durant la liturgie eucharistique par un dosage inspiré des divers éléments matériels utilisés - voix humaine, parole, encens, icône, art, etc. - et dont aucun ne doit éclipser les autres dans une harmonie signifiant la beauté du Royaume.

Le chant se doit de porter le texte et de le rendre encore plus compréhensible au cœur, et quand il l'escamote - comme cela se passe trop souvent - au profit de mélodies, il devient écran.

De même peut-il en être de la profusion de l'encens, de la surabon­ dance des icônes (et là se pose le problème de l'iconostase), du fleuris­ sement incontrôlé du symbolisme, sous couvert de vouloir faire vivre le "ciel sur la terre".

La liturgie devient parfois, dans beaucoup de nos grandes et belles cathédrales, un spectacle où le ritualisme est roi. Est-ce là le spec­ tacle de l'Esprit venant transfigurer le monde ?

- Redécouvrir ou inventer des gestes nouveaux dans notre célébration liturgique pour encourager les fidèles à préparer ensemble la liturgie, par la pratique des prosphores individuelles accompagnées de la liste des vivants et des morts (qui n'est pas connue dans certains pays ortho­ doxes et qui est à encourager), et aussi par d'autres pratiques pour définir les intentions de prières particulières et communes, et donner aux membres les plus jeunes de la communauté la possibilité d'exprimer les soucis et les interrogations qui sont leurs.

Pratiques pour préparer certes mais aussi pour mieux participer : pour cela certains gestes anciens comme le baiser de la paix, les métanies (pratiquement inconnues dans certains pays orthodoxes), et d'autres à inventer devraient être adoptés ou reinstitués. La participation du corps à notre prière est une autre façon d'exprimer notre foi en l'incarnation.

4 - La quatrième grande tentation qui obscurcit notre vie liturgique est celle qui nous fait considérer que la célébration de l'acte liturgique auquel nous sommes appelés à participer se limite à l'espace de l'église. Or pour qu'une communauté eucharistique puisse réellement actualiser l'Eglise et vivre un avant-gant du Royaume, il est essentiel que ses membres soient convaincus que la liturgie se prépare avant l'enceinte du temple et qu'elle se continue après. Avant: par la pénitence et un mode de vie philocalique ; après : par la participation au sacrement du frère.

N'est-ce pas ce que nous demandons quand, à la fin de la liturgie, nous disons : "Garde-nous dans ta sainteté afin que jour entier nous apprenions ta justice". Or la justice de Dieu est justement celle qui l'a mené à tant aimer le monde qu'Il a donné son Fils unique pour que le monde ait la vie et l'ait en abondance.

Il s'agit alors de ne pas nous leurrer les uns les autres et nous tranquilliser par de fausses sécurités : la vie communautaire et le sacrement du frère ne peuvent être vécus et réalisés uniquement par les quelques rares agapes fraternelles et les collectes qu'il nous arrive d'organiser ! Il nous est demandé beaucoup plus car la joie de la ren­ contre eucharistique, si elle est authentique, ne peut nous faire oublier le frère avec lequel il nous faut la partager.

Sur ces deux plans essentiels de la vie liturgique - avant et après la liturgie-, nous sommes invités à réévaluer nos pratiques, en parti­ culier dans les domaines suivants :

a) Tout d'abord celui de la formation des Pères spirituels et des confesseurs, de la "direction" spirituelle et de la réconciliation personnelle et communautaire avec Dieu, pour maintenir toujours active en nous l'exigence de la sainteté et le désir d'acquisition du Saint­ Esprit.

b) Puis, celui d'amener les membres de la communauté en plus des réunions et des conseils paroissiaux traditionnels (et qui d'ailleurs le sont si peu dans de grandes portions du monde orthodoxe), à faire l'apprentissage de la fraternité en vivant plus ensemble par le moyen d'équipes, de groupes de familles, de veillées de prières, de rencontres (comme la nôtre) etc.... et par là arriver à une mise en commun et un partage réels.

A cet égard il nous faut sérieusement considérer certains mouve­ ments qui ont vu le jour hors de l'Eglise orthodoxe (les Focollari, les communautés de base, certains mouvements charismatiques) où la vie en commun, prise au sérieux, a mené à une mise en commun des biens et à une caisse commune.

Il est évident que demander pareille chose à toute la communauté eucharistique peut paraître utopique, mais il est peut-être nécessaire qu'existe, au sein de chaque communauté, un petit groupe, un "petit reste" qui soit décidé à faire revivre le modèle des premières commu­ nautés chrétiennes, non seulement dans les paroles et les vœux pieux, non seulement dans l'exigence personnelle de sainteté, mais dans le partage total.


C'est peut-être là que le bât blesse le plus. Et c'est là une des interpellations les plus exigeantes auxquelles se doivent de répondre les foyers de renouveau dans le monde orthodoxe.

c) Celui de la mission, car une telle communauté deviendra naturel­ lement missionnaire et considérera qu'il est de son devoir d'essayer de partager son expérience.

Cet élan missionnaire débutera par un appel des baptisés à la conversion, et de l'Eglise au renouveau. C'est là ce qu'on peut appeler la mission interne de la communauté eucharistique. Elle aura le souci de transmettre le kérygme dans un langage intelligible, mais aura aussi pour priorité d'amener les institutions dans l'Eglise à se rapprocher du seul modèle qui peut leur être proposé : celui de l'Evangile.

Ce renouveau des institutions ne se limitera pas à l'assainissement des relations entre les divers membres du peuple de Dieu mais devra aller aussi dans le sens d'une remise en question de certaines struc­ tures actuelles en vue d'avoir des paroisses et des diocèses plus petits où tous les orthodoxes d'un même lieu - sans distinction aucune - se reconnaîtraient frères dans la même Eucharistie et reconnaîtraient en leur évêque un père aimant et proche, et non l'administrateur doublé dans certains pays comme le mien du chef politique que les structures actuelles le forcent souvent à devenir.

Ce renouveau devra aussi amener l'Eglise à sortir de son silence - considéré souvent comme complice - face à l'injustice parfois tyran­ nique des puissants et des nantis. Œuvrer pour que l'Eglise redevienne l'Eglise des pauvres - non en excluant les riches, bien au contraire, mais en les amenant avec les autres à expérimenter la richesse indes­ criptible du don, du partage et du service.

Travailler à ce que l'Eglise abandonne son ton paternaliste pour devenir vraiment servante, prête à communier à la souffrance des hommes, sachant s'intéresser à l'élan créateur et profiter de tout apport humain. La rendre plus sensible aux scandales qu'elle suscite ici et là par la tentation courante de se transformer en une ethnie, une "confession" ayant oublié que le charisme de la réconciliation lui est inhérent, que dans son service, il n'est pas censé y avoir d'opposition entre juif, grec, russe, français ou arabe, car elle est l'endroit où, dans le Christ et par l'Esprit, les divisions sociales et naturelles sont reconnues dans leur apport positif mais transcendées dans l'unité - qui se doit d'être visible et vécue en un même lieu - du seul troupeau et du seul pasteur.

La situation scandaleuse dont nous souffrons partout dans l'Orthodoxie contemporaine - les hiérarchies parallèles, la rivalité entre les Eglises, l'impossibilité de se réunir en concile - ne semble pas causer des insomnies, et pourtant la résolution de ces problèmes est une "condition" "pour que le monde croie" et prenne au sérieux le mes­sage dont nous sommes porteurs et gérants.

Un autre domaine que doit englober l'élan missionnaire de la com­ munauté eucharistique est celui de la désunion des chrétiens. Il s'agit de sensibiliser tout d'abord le plus grand nombre qu'il y a là un véritable scandale et qu'il est nécessaire d'œuvrer, dans la prière, la rencontre humble et confiante, la recherche de la Vérité dans la charité et le service en commun - sans exclusive, sans complexe, sans syncrétisme ni œcuménisme sentimental de mauvais aloi - à rapprocher le jour où il sera de nouveau vraiment possible à tous les chrétiens d'un même lieu de former la seule et unique communauté eucharistique, par laquelle les chrétiens prouveront au monde qu'ils incarnent réel­ lement le commandement nouveau. Ce dont le monde a besoin aujourd'hui c'est de pouvoir dire de nouveau : "Regardez comme ils s'aiment" ou plutôt en paraphrasant quelque peu la phrase antique : "Regardez comme ils aiment".

Evidemment ce ne sont là que quelques orientations de l'action que doit mener une communauté eucharistique. Les circonstances locales de chaque paroisse et de chaque Eglise souligneront les urgences. Ce qui compte pour nous est de comprendre qu'une des dimensions de notre service est justement de rendre l'Eglise plus présente au monde et plus ouverte à l'Esprit, toujours prête à se placer sous le jugement de Dieu dans un mouvement permanent de repentance et d'amour.

d) Finalement - et ce n'est pas le moins important - nous avons à agir avec nos concitoyens - là aussi sans exclusive - à l'œuvre d'huma­nisation de l'ordre terrestre. Il est vrai que l'Eglise en tant que communauté n'a pas à adopter des options socio-économiques ou politique partisanes ; mais cela ne doit pas l'empêcher de rappeler, par sa vie d'abord mais aussi par sa parole, à temps et à contretemps les exigences de la justice, de l'amour, de la réconciliation et de la paix.

Ce faisant, l'Eglise retrouverait les accents des plus grands parmi ses Pères et les exigences de la pensée évangélique qui sont infiniment plus sévères, comme le note Berdiaev, envers les excès de la richesse, de l'exploitation et du désordre social qu'envers le désordre sexuel par exemple, sans pour autant minimiser les dangers de ce dernier. N'est-ce pas un Basile le Grand qui m'interpelle, disant : "Tu es un voleur si tu transformes en ta propriété ce que tu as reçu en économat... Le pain que tu gardes appartient à l'affamé...".

L'Eglise a donc à rappeler ces exigences, et c'est aux chrétiens de s'engager sans peur de se salir les mains, au plus profond du monde, là où les hommes travaillent, luttent, souffrent et s'entretuent pour promouvoir des possibilités de vie plus humaines, un refus des aspects aliénants de notre société de consommation, et assurer une présence transfigurante dans les rapports humains ainsi que dans la politique, l'économie et l'art.

Tout en sachant qu'aucune forme sociale ne peut être dogmatisée et que tout système tombe sous le jugement de Dieu dans la mesure où il n'est pas capable de se réformer lui-même en réponse à l'appel vers la justice, chaque chrétien, à sa mesure, se doit de participer à changer les structures, à s'opposer à toute exploitation de l'homme par l'homme. Cette opposition prendra diverses formes car l'Evangile n'est pas une recette sociale mais un événement historique de vie pour l'homme.

Le chrétien ne proposera pas des lignes d'action politique qui seraient les seules valables du point de vue chrétien, ni même des "perspectives" plus générales si par perspectives on entend la réduction de l'événement évangélique à certaines valeurs dynamisantes. Le chrétien, avec d'autres, vit sa foi dans le politique. Il l'assume, cherche à le transformer non pas essentiellement dans sa structure propre mais dans sa relation à l'homme.

Il existe donc une certaine diversité de choix pour un chrétien au niveau de la politique et un pluralisme politique à l'intérieur d'une même foi est possible, peut-être souhaitable à condition que la méthode d'action ici et là soit résolument évangélique et basée, comme le dit Olivier Clément, sur "l'amour actif, inventif, résolu, sans espoir d'une réussite totale et stable dans l'histoire... mais animé par une vision totale de l'homme en Christ, de l'homme qui a besoin de pain, mais aussi de responsabilité, d'amitié, de beauté et d'éternité" (Evangile et révo­ lution, p.114).

Il me semble que l'essence même de la vie chrétienne engage le chré­ tien à rechercher tous les moyens non violents dans son action politique. Pour cela il faut qu'il se familiarise avec les formes d'action non violente employées efficacement dans d'autres situations (Gandhi, Martin Luther King, Solidarité...) et user de son imagination pour actualiser avec ses frères les formes que Dieu lui inspirera et qui conviennent à sa propre situation. J'ai tendance à croire que c'est là la seule atti­ tude possible.

Je sais que parfois, devant une force qui opprime des millions de personnes, il semble qu'il n'y ait aucune autre voie que la violence... N'oublions pas toutefois que si le Christ a insisté sur deux exclusives et a exprimé en termes très nets deux refus : celui de l'épée et celui de l'argent, c'est pour mieux mettre en valeur l'essence même du message évangélique qui est la révolution de la personne par l'amour.

Ne nous hâtons donc pas de faire des théologies de la violence. Admettons humblement qu'elle est un mal de notre condition déchue mais ne nous lassons pas de la contester, car il est certain que l'histoire du monde eut été différente si l'Eglise ne s'était trop souvent hâtée de justifier la guerre et de bénir les armées.

Voilà, je pense, les principales tentations qui obscurcissent le témoignage de nos communautés eucharistiques. Les méditer peut laisser rêveur... et mener à une tentation encore plus grande : celle d'être saisi de crainte et de tremblement et, au lieu de s'atteler ensemble à l'œuvre du renouveau, de s'en laver les mains, se réfugiant dans un piétisme sécurisant ou un activisme étourdissant, ou encore de se rabat­ tre sur l'éthique du "juste assez pour être en règle"...

Le miracle permanent

Mais parce que "l'Eucharistie est un miracle perpétuel" (Jean de Cronstadt), que Dieu dépasse nos faiblesses et qu'il nous a promis que par Lui nous vaincrons le monde, parce que nous avons été blessés par son amour, "nous ne pouvons pas ne pas publier ce que nous avons vu et entendu" (Ac 4,20) et ne pas faire nôtres les paroles du Cantique : "Je me lèverai donc et je circulerai dans la ville, dans les rues et sur les places. Je chercherai celui que mon cœur aime" (J,2) et ceux en qui il habite.

L'expérience charismatique du MJO

Et l'expérience, ancienne mais aussi contemporaine de notre Eglise, est là pour nous rappeler que chaque fois qu'un "petit reste" du peuple de Dieu décide de répondre à l'appel et dans la pénitence veut prendre au sérieux toutes les règles de la vie communautaire, l'Eglise entière s'enflamme de nouveau et le miracle charismatique se produit derechef. Je pourrais citer ici plusieurs exemples, dont la vie de certaines des paroisses de la diaspora, et l'expérience vécue dans les divers congrès et conférences tant de la Fraternité orthodoxe que de Syndesmos...

Laissez-moi cependant vous parler de l'expérience charismatique qu'il a été donné à l'Eglise d'Antioche de vivre en plein vingtième siècle, justement parce qu'une poignée de jeunes ont voulu, dans des conditions ecclésiastiques et sociales très difficiles, former dans et par le Mouvement de la jeunesse orthodoxe :
- une communauté pénitente, se regroupant le Jour du Seigneur en un même lieu, pour participer à l'Eucharistie et communier

- une communauté de recherche et de vie en commun, se réunissant au moins une fois la semaine pour étudier la Parole de Dieu et les écrits des Pères et d'en discuter l'application dans sa vie de tous les jours

- enfin une communauté partageant une même responsabilité, celle du renouveau de l'Eglise et de son témoignage.

Il a été donné à ces jeunes, qui se voyaient d'une part combattus par un épiscopat jaloux de ses prérogatives et qui avait oublié les exi­ gences du sacerdoce royal, et d'autre part par des lacs influents que les appels de ces jeunes à la pénitence et au renouveau dérangeaient dans l'idée qu'ils se faisaient de leur appartenance à l'Eglise comme communauté sociologique, il leur a été donné de retrouver spontanément dans leur vie et leur pratique les principes essentiels sur lesquels se basait la vie de la communauté primitive, à savoir: la pénitence et la vie de détachement, le partage et la mise en commun, la communion fréquente, la nécessité du témoignage et du service.

Ces principes sont très éloquemment résumés dans ce que me disait il y a une vingtaine d'années un petit garçon de 12 ans membre d'une équipe du MJO : "Je vis dans le souvenir permanent de la communion du dimanche précédent et dans l'attente de celle qui vient, et j'essaie d'y conformer ma vie avec mes co-équipiers...".

Quand une communauté veut vivre de la sorte, le Saint-Esprit n'est pas avare de ses dons, et il se répand à profusion donnant à beaucoup de vivre le sentiment d'une Pentecôte renouvelée.

C'est d'ailleurs ce même sentiment que nous avons souvent l'occasion d'expérimenter durant nos réunions et congrès où d'un même cœur et dans un même esprit, "assidus à l'enseignement, fidèles à la communion fraternelle, à l'Eucharistie et aux prières", nous nous réunissons pour mettre en commun notre louange, notre expérience, nos espoirs et notre espérance, et notre désir de témoigner et servir ceux que Dieu a fait nos prochains.

L'expérience vécue par le MJ0 nous rappelle aussi que l'Esprit n'intervient pas seulement comme baume et consolation ou distributeur de charismes mais et surtout comme coparticipant à notre diaconie. C'est pourquoi des choses se réalisent qui tiennent du miracle.

Pour ceux d'entre nous qui connaissent la faiblesse des personnes et la pusillanimité des moyens mis en œuvre, il n'y a d'explication à l'explosion de grâce qui a secoué le vieux Patriarcat d'Antioche que par une action du Saint-Esprit rendue possible par une vie communautaire et eucharistique intense, poussée à certaines de ses conséquences les plus exigeantes par un "petit reste" du peuple de ce Patriarcat.

Autrement comment expliquer qu'en l'espace de 30/40 ans, une Eglise assoupie, étrangère aux angoisses de son peuple et aux interpellations de la modernité, se soit dotée d'un nombre d'évêques acquis à la cause et à la problématique du renouveau, et ait renoué, tant par le nombre de ses prêtres, jeunes et cultivés, les monastères qui se repeuplent, le nombre de plus en plus vaste de laïcs engagés, se regroupant dans des équipes d'enfants, d'adolescents, d'étudiants, d'ouvriers et de familles, que par un rajeunissement de certaines de ses institutions, avec son passé lourd de sainteté et de martyria?

Une Eglise de nouveau à l'écoute des croyants, esquissant un début de réforme liturgique, s'acharnant à faire passer le message évangélique par son institut de théologie, par les campagnes missionnaires dans les villes et dans les bourgs, par l'édition, dans une langue et une forme accessibles au plus grand nombre.

Une Eglise qui considère que les centres médico-sociaux fondés par le MJ0 font partie intégrante de sa mission...

Une Eglise qui, de par sa mise à l'écoute des exigences du Seigneur, ici et maintenant, se trouva naturellement comme un ferment de rappro­ chement tant entre les chrétiens qu'avec ceux qui ne le sont pas.

Enfin, une Eglise qui, au milieu de la tourmente et de la grande détresse que vivent nos pays a su - presque seule - continuer à prêcher la non-violence et - malgré ses nombreuses blessures - à bénir ses persécuteurs.

J'ai lu, il y a quelques semaines, avec une grande émotion, dans un des plus grands quotidiens libanais, une lettre ouverte adressée par un grand penseur musulman au métropolite Georges Khodr, évêque du Mont­ Liban, dans laquelle il commentait certaines propositions avancées par celui-ci dans la rubrique hebdomadaire qu'il assure dans le même jour­ nal et dans laquelle il regarde avec les yeux de la foi la réalité libanaise dans toutes ses dimensions humaines, sociales et politiques.

Et ce penseur musulman en profitait pour écrire que le métropolite Georges est une des rares voix - peut-être la seule - qui, du milieu du bourbier/charnier de la crise libanaise, gardait la sérénité de ceux qui ont été brn1é du feu de l'amour divin et sont - en soi - un "appel à la réconciliation, la fraternité et au dialogue dans le respect de l'autre et de son altérité".

"Viens et vois"

"Viens et vois...". Tu verras certes beaucoup de faiblesses et de défaillances. Tu verras le vieil homme rejaillir ici et là, tu verras les tentations du pouvoir, de l'argent, de la politique partisane... qui tentent toujours de semer la zizanie au sein du peuple de Dieu...

Mais tant qu'il y aura des hommes et des femmes, clercs et laïcs, qui se reconnaissent frères et co-responsables de l'Eglise de Dieu, et qui veulent dans la communion et le partage se réunir autour de leur évêque en communauté eucharistique..., il te sera donné de voir - avec les yeux du cœur - les langues de feu redevenir agissantes... Tu verras- que les grains de sénevé font toujours bouger les montagnes...

Tu réaliseras qu'au milieu des menaces et des dangers qui ne peuvent que tuer le corps, la joie de la Résurrection fait reculer la peur et qu'une grande espérance jaillit du fond des ténèbres...

Tu verras qu'un "petit reste" qui a décidé de chercher Jésus dans tous les endroits de Sa présence, se retrouvera certes au Jardin des Oliviers et au Temple pour méditer la Parole et prier, il participera certes à la Cène se souvenant toutefois qu'elle a été accompagnée du lavement des pieds, mais il se devra aussi de parcourir avec le Seigneur les routes du monde à la recherche des samaritains, des femmes pécheres­ ses, des blessés et des affamés... afin d'avoir réellement part à Sa croix et à Sa Résurrection...

Et tu réaliseras aussi que "celui qui connaît le mystère de la croix et du tombeau connaît le sens des choses... et que celui qui est initié à la signification cachée de la Résurrection connaît le but pour lequel Dieu créa le tout" (Maxime le Confesseur).

Et alors tu constateras que devant une telle authenticité les autres ne se tromperont pas et ils retrouveront par toi, ou plutôt par celui qui t'habite, le gant de la liberté, de la beauté et de l'amour.

Ah si les orthodoxes pouvaient, comme le rappelle Olivier Clément dans son dernier livre, Orient-Occident - Deux passeurs, "triomphant de l'isolement et de la peur, (assumer) le défi de l'Occident pour décras­ ser la Tradition vivante, des traditionalismes qui l'immobilisent", alors ils pourraient redevenir de plus en plus un signe pour les nations et une réponse d'espoir à l'attente fiévreuse des hommes. Et alors leur communauté eucharistique réapparaîtrait comme un avant-goût du rassem­ blement de l'humanité dans le Royaume...

Il s'agit de prendre l'Orthodoxie et surtout de prendre le Saint- Esprit au sérieux••• et des torrents d'eau vive jailliront de nos cœurs et des nouvelles paroisses que nous sommes appelés à vivifier.

Il s'agit d'avoir confiance, de vouloir vivre ensemble dès ici-bas et dès maintenant notre "petite résurrection", mort à l'homme ancien et résurrection au Nouveau, sans laquelle il nous sera impossible de ganter vraiment à la joie de la Résurrection du Christ...

C'est là notre vocation ! C'est en cela que réside la preuve de notre fidélité à l'Orthodoxie.

C'est aujourd'hui qu'il faut réactualiser notre conversion et celle de nos communautés pour que notre Eglise redevienne le ferment du monde, préfiguration et annonce du Royaume où le Christ sera tout en tous.

Qu'il nous soit donné d’être conscients à tout instant que par la sainteté de notre vie nous "hâtons" la venue du Royaume (2 Pi 3,12).

"Viens Seigneur Jésus, Viens...) car à qui d'autre irons-nous Toi seul tu as les paroles de la vie éternelle" (Jean 6,68).
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(1) L'Epouse et l'Agneau, L'Age d'homme, p. 214






















































































































































 

 



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