COMMENT SERVIR AUJOURD'HUI

 

Raymond Rizk - 1962


Vous avez, probablement, durant les causeries qui ont précédé, cerné la notion de service sous toutes ses formes. Vous avez affirmé que la vie du Serviteur par excellence, Jésus, est axée sur Dieu et que son service l'amène à donner, par l'amour, sa vie pour les hommes. Trois dimensions donc du service : Dieu, hommes, amour. "Je vous ai donné l'exemple… Le Serviteur n'est pas plus grand que le Maître" (Jean 13, 15 ss) et le chrétien se doit de répéter sans cesse cette phrase de Jésus : "Je suis au milieu de vous comme celui qui sert" (Luc 22, 27). Ce service quand il est rendu en toute humilité, donne la joie et la paix et donc réalise l'épanouissement de l'homme.

Si ce sont là les fondements qui rendent le service nécessaire, comment parler de "comment servir aujourd'hui" sans essayer tout d'abord de cerner les caractéristiques de notre "aujourd'hui" ? Il n'est pas dans notre intention ici de faire une analyse très poussée de la situation contemporaine. Nous nous contenterons de faire ressortir les traits dominants qui donnent à notre époque son cachet et qui nous font parfois croire que nous sommes en train de vivre une révolution cosmique nouvelle.


• Un monde en changement

1. Notre époque est la première qui puisse espérer se libérer de la tyrannie de la nature physique. La technique scientifique moderne sait aujourd'hui où elle va. Elle permet à l'homme de contrôler et de transformer son cadre naturel et culturel et même de modifier sa propre nature biologique. 

2. Cette puissance qu'offre la technique est ambivalente. Beaucoup de signes nous montrent qu'aujourd'hui le pouvoir de l'homme augmente beaucoup plus rapidement que sa capacité de compréhension et d'utili­sation positive de ce pouvoir.

3. Cette puissance s'accompagne entre autres choses de la tentation d'affronter et en quelque sorte forger l'avenir en liquidant l'héritage culturel et éthique du passé. Le monde d'aujourd'hui, grisé par son pouvoir, désacralise à outrance et va à grands pas dans le chemin de la sécularisation.

4. Face à cette puissance nouvelle, et en partie à cause d'elle, le monde d'aujourd'hui offre le spectacle le plus désolant de différences dans le niveau de vie entre les pays et les hommes. Les moyens de communications mis à notre disposition par la technique ne peuvent plus nous éviter de comparer et de nous rendre compte. Il est un fait que 70 à 85% de la richesse et des avantages techniques du monde sont détenus par 18% de la population do la terre. La tension de la faim entre le Nord et le Sud de la Planète est un des cris d'angoisse de notre génération.

5. A cause de cette puissance technique détenue par une partie du monde et des relations de plus en plus ambiguës entre nations riches et nations pauvres, la séparation du monde en zones d'influence entre les deux super-puissances, un néo-colonialisme hypocrite et encore plus destructeur que l'ancien impérialisme entrave le développement politique, social, culturel et économique des pays du Tiers Monde et même d'autres régions du monde dit "développé". Cette limitation de la liberté des individus et des peuples accompagnée par ailleurs par les possibilités plus vastes du réveil individuel et national, font de notre époque, une époque révolutionnaire par excellence. Pour beaucoup d'hommes aujourd'hui qui ont désespéré de toute réforme, la révolution est la seule voie de libération réelle.

6. Ces révolutions et les contre révolutions qu’elles engendrent, nous font retomber dans un monde où la "raison du plus fort est la meilleure" et où la force matérielle et la violence sont présentées comme les moyens les plus sûrs et les plus efficaces.

7. L'évolution de la technique commence de plus en plus à poser des problèmes sociaux et éthiques en soumettant les hommes à de nouvelles pressions et à de nouvelles tentations les incitant à faire un mauvais usage de leur plus grande liberté. Le vaste mouvement de populations qui draine les hommes vers les centres urbains, met en question les structures sociales traditionnelles et coupe l'homme de la terre, engendrant chez beaucoup l'apathie, la solitude ou la détresse. Le rythme infernal du changement avive les tensions entre les générations. Le travail des femmes mariées met en danger les structures familiales. Bien d'autres aspects de la vie de tous les jours indiquent les grandes difficultés inhérentes à notre civilisation d'aujourd'hui.

8. Comme une réaction contre cet état de choses, de plus en plus une certaine jeunesse se livre à la drogue comme moyen de libération et d’oubli de la situation impersonnelle présente qui aliène sa liberté. Le culte du sexe et la liberté sexuelle prônée ouvertement de nos jours n’est-elle pas aussi un ultime recours à la nature ? Aspects divers qui ont commencé à se cristalliser durant les deux dernières années pour déboucher sur une crise de large envergure. Cette crise de la jeunesse le plus souvent exprime un sentiment révolutionnaire général, de contestation globale d'une société fondée sur la production ct la consommation des biens matériels, une remise en question du système (quel qu'il soit, de gauche ou de droi­te), et démontre assez que notre époque commence à vivre une crise de l'esprit et que les jeunes se révoltent contre l'absurde de la société technologique telle qu'ils la vivent dans les pays les plus développé.

9. Tous ces phénomènes s'accompagnent, est-il besoin de le rappeler, d'une désintégration de la "chrétienté" historique. Les Eglises, qui se sont si souvent tellement bien ancrées dans le monde, tellement bien liées au système en oubliant souvent leur rôle prophétique, commencent à être désertées et passent aujourd'hui par une des crises les plus difficiles de leur pérégrination terrestre. Le monde chrétien aujourd'hui se trouve à bien des égards appelé à vivre une période pré-constantinienne et dans la mesure où il se voudra fidèle à l'Esprit, dépendra le salut du monde. Ici ou là d'ailleurs, commence et se poursuit un renouvellement en profondeur.

 

• Tentations des chrétiens face à un monde en changement

Devant cc monde en changement, ou en sont les chrétiens ? Je dirais que les Eglises et leschrétiens qui les composent sont d'abord placés devant deux grandes tentations.

1. Confrontés avec un homme qui remet tout en question, qui est imbu de sa puissance technique, qui emploie un langage nouveau, qui ne parle plus de Dieu, et pour qui la seule réalité est le monde en quête de son progrès, certains chrétiens éprouvent une sorte d'horreur devant la puissance de la machine et dénoncent dans la mécanisation de la vie un aspect du règne de l'Anté-Christ. Ils se replient dans un isolement statique et qui ne manque pas d'orgueil et de paternalisme et qui s'exprime en une excommunication pure et simple du monde moderne (De Lanza del Vasto, A. Huxley et tant d'autres moins célèbres, la liste serait longue à énumérer). Une "aristocratie de la prière", comme l'appelle le Père Georges KHODR qui s'arme des prophéties de l’Apocalypse et qui en arrive rapidement à comprendre à sa guise l’exclusive johannique : "N'aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde", car tout ce qui est dans le monde… n'est pas du Père mais est du monde" (1 Jean 2, 15, 16) en oubliant que "monde" dans la pensée johannique est corrélatif à la notion

biblique de la chair. Cette tentation est bien plus apparente dans l'Orient chrétien sans toutefois être complètement absente de l'Occident.

2. A l'autre extrême, l'activisme de certains qui célèbrent dans le technicien le nouveau "liturge" d'un achèvement de la création sans poser au-delà de l'éthique, le problème du sens spirituel et cosmique de la machine. Pour ces chrétiens, l'Eglise, alliée du pouvoir et de la puissance d'oppression et parfois de l’obscurantisme doit être détruite pour que naisse un homme nouveau, une éthique nouvelle créés par le sociologue, le psychanalyste et les autres savants. Cette attitude de plus en plus répandue en Occident, prend des proportions inquiétantes et réduit le christianisme à une éthique où souvent le Christ et la vie spirituelle n'ont plus droit de cité.

Il est évident, vous vous en doutez, que la véritable attitude chrétienne se trouve quelque part entre ces deux positions extrêmes. La sobre et patiente confrontation du christianisme avec les taches cultu­relles, économiques et politiques et les problématiques morales n'est pas nécessairement une regrettable concession à l'esprit du monde. Elle n'est certes pas une perte d'enthousiasme dans le pouvoir de Dieu seul et de sa Parole. Nous devrions pouvoir bannir le double soupçon du théologien qui redoute que l'anthropologue ne relativise le message au niveau des syncrétismes, et de l'anthropologue qui flaire dans l'assurance théologique une inculture qu'il tient souvent pour dévastatrice.

 Laissez-moi vous citer un texto de Fédorov, philosophe russe de la fin du siècle dernier, commentant les prophéties de l’Apocalypse qu'il qualifie de conditionnelles. Il dit que si l'humanité chrétienne ne s'unit pas pour l'œuvre commune, pour la régulation de la vie cosmique et la victoire sur la mort, si elle ne crée pas un royaume du travail d'inspiration chrétienne, si elle ne dépasse pas le dualisme de la raison théorique ct de la raison pratique, du travail intellectuel ct du travail physique, si elle  ne réalise pas la justice et la fraternité chrétienne dans la vie, si elle no vainc pas la mort cet ne collabore pas par tout son amour, toute sa conscience et toute sa technique alors viendront le signe de l'Antéchrist ct la fin du monde". 

Il est évident qu'il nous faut être au plus haut point conscient des dangers inhérents à la civilisation actuelle dont les plus importants sont les suivants :

1. La tentation prométhéenne : on a commencé par vouloir comprendre Dieu à partir de l'homme pour en arriver à vouloir expliquer l'homme à partir de la nature, la nature étant supposée s'expliquer par elle-même (du marxisme à l'évolutionnisme tout un éventail de théories ct de systèmes philosophiques pouvant être énumérés). En somme dans toute cette perspective la tentation est de se limiter au quoi et au comment des relations entre les êtres et les choses, en oubliant le pourquoi interne de ces relations, leur fin ultme.

2. Il existe, nous l'avons déjà mentionné une confusion rationaliste entre la vérité religieuse et la réalité scientifique résultant en un manque d'équilibre entre le progrès technique et le développement moral. La montée vers la Lune dans un monde de plus en plus cruel n'évoque-t-elle pas une nouvelle tour de Babel où les hommes découvrent et contrôlent le monde extérieur en devenant de moins en moins capables de découvrir et contrôler leur monde intérieur. Il t’est facile aujourd’hui d'arriver à la lune et combien difficile d'arriver à te comprendre toi mon frère, mon vis-à-vis.

3. La technique est une arme à double tranchant. Pensons aux problèmes des armements de plus en plus perfectionnés et efficaces. La technique exige la force de l'Esprit pour que l’homme ne soit pas détruit par elle : c’est là une question de vie ou de mort.

4. Comme nous l'avons déjà esquissé, les vrais problèmes de la techni­que ne sont pas techniques mais géo-sociaux et spirituels. "Le pain pour moi est une affaire matérielle, pour mon frère c’est une affaire spirituelle" disait déjà Berdiaef. Olivier Clément, un penseur orthodoxe français écrit: ''Laisser à elle-même c'est-à-dire à la volonté de profit et de domination des riches ct des puissants, la technique devient l’opium du peuple" et les exploits des cosmonautes deviennent une fuite devant les urgences des hommes, la faim de pain et la faim de sens".

Mais face à ces dangers immenses qu'il ne s'agit pas de mésestimer, comment pouvons-nous ne pas admettre le positif do la civilisation technique et rendre grâces des "libérations" multiples dent elle a été l'instrument ?

1. Elle nous aide à nous détacher dos images et dos concepts si courants dans la pensée chrétienne occidentale pour transcender le monde vers une toute autre rencontre. Elle tue les images de Dieu qu’un monde chrétien avait forgé au cours de l’histoire. "La mort de Dieu" quo Nietzsche et tant d'autres après lui proclament, ne me gêne guère. Ce n’est pas le Dieu Vivant de Jésus Christ qui est concerné mais les multiples imagos que les chrétiens en ont formées au gré de leurs intérêts et de leurs faiblesses. Il est enfin ct combien heureusement apparu que Dieu ne se démontre pas par la raison qui ne peut qu'aider à cerner et clarifier ce qui n’est pas Dieu et donc éviter de fausses espérances. L'opposition science et religion est une alternative inconsistante. Pour la théologie orientale Marx, Freud ou Nietzche ou tant d’autres sont des "idoloclastes" des démystificateurs. Ils nous ont rappelé à nous aussi qui avons tellement tendance à l'oublier que la grande théologie orientale procède dans une négation encore plus radicale dans l'approche de l'absolu. St Grégoire de Nysse affirme que Dieu est "celui auquel il appartient de no pouvoir être comparé à rien" et que toute image relative à Dieu est une idole mentale . "Ce n'est qu’en se voyant contraint de renoncer à savoir ce qu'est Dieu, que l'esprit crucifié ressent que Dieu est au-delà même de l'être, l'existence personnelle absolue" écrit O.Clément commentant Grégoire de Nysse. C'est là la voie de la théologie apophatique dont a vécu l'Eglise d'Orient et pour qui c'est une cause d'étonnement douloureux de voir que les progrès de l'exploration spatiale semblent empêcher par exemple un Dr. Robinson, évêque anglican, auteur de Honest to God de croire au Dieu personnel et vivant.

2. La science est positive dans la mesure où elle détruit aussi les images de l'homme. Le dualisme esprit-corps de la scolastique qui a marqué toute la civilisation des pays dit "chrétiens", qu'en reste-t-il après les découvertes do la biologie, do la sociologie et de la psychanalyse? Là aussi la science nous rappelle le réalisme des Pères de l'Eglise pour qui la personne humaine ne peut se définir par aucune partie de sa nature, ni par le corps ni par l'âme, ni même par l'intelligence contemplative. Elle transcende cet intellect qui semble maintenant en continuité avec la matière. Elle est le tout autre, l'incomparable qu'on ne pout connaitre qu'en se donnant, dans le risque de la rencontre. Là aussi la nécessité d'un ressourcement, d'un retour à la vigoureuse pensée chrétienne de l’Eglise primitive, à cette pensée apophatique mais expérimentale des Pères du Désert et des moines qui font croire quo certains do cos Pères semblaient avoir déjà découvert les principes mêmes de la psychanalyse moderne et de la psychologie des profondeurs. La science nous rappelle bion à propos quo l'homme que nous avons présenté au monde, quo nous avons si souvent incarné n'est pas celui des évangiles et qu'il s’agit aujourd'hui de reformuler l'anthropologie chrétienne.

3. La science nous aide à nous débarrasser aussi d'un type de religiosité, mêlée den superstition ct de formalisme si commune aux masses chrétiennes. Elle a été l'occasion d'un examen honnête de la réalité chrétienne où le caractère religieux s'évapore, où l'aspect païen reparait et s'affirme, où le pittoresque ct un folklore religieux s'est substitué au spirituel et où des symboles ct des rites que nous avons vidés de leur sens ont remplacé les mystères. Honneur à la science et à la raison qui la sous-tend si elle nous apprend à distinguer entre le merveilleux et le miracle, si elle nous rappelle, avec son langage les paroles de Notre-Seigneur, "quel est donc le plus digne, l'or ou le sanctuaire qui a rendu cet or sacré? L'offrande ou l'autel qui rend cette offrande sacrée ? (Matthieu 23, 18-19),

4. Dans la mesure où les progrès techniques peuvent se traduire par une croissance de la productivité économique, il nous faut les accueillir comme un don de Dieu qui donne aux hommes do nombreux pouvoirs dont il faut user pour le bien commun .

 

Eglise ct monde

Pour compléter cette toile de fond que j'ai cru nécessaire de dévelop­per avant d'en arriver aux applications pratiqués de notre service aujourd’hui, je crois qu'il serait bon de résumer la vision théolo­gique de la relation entre Eglise et Monde. Je vous demanderai pour de plus amples lectures à ce sujet à vous referrer à un article de

Paul Evdokimov paru dans la revue Contacts N° 59-60, 1967, et aussi à une conférence du Père G. KHODR dont certains extraits sont utilisés ci-dessous. Nous nous contenterons ici de faire ressortir los points importants suivants :

1. "Il n'y a aucun dualisme ontologique entre l'Eglise et le monde. "Dieu a tellement aimé le monde qu'Il a livré son Fils Unique" (Jean 3, 4). L'Eglise est le lieu où l'amour de Dieu pour le monde est manifesté et reconnu, celui où son Nom est invoqué comme Père de Jésus-Christ, mais ce Seigneur a d'autres modes de présence quo son Nom et son grand signe qui est l'Eglise. L'Eglise est ainsi l'icône de ce que l'humanité est appelée à être". Parce que l'humanité se réalise en elle d'une certaine manière, dans le moment sacramentel au moins, l'Eglise est appelée à se poser comme la conscience morale de l'humanité.

2. Dans l'Eglise tout effort vers la perfection ou la sainteté personnelle est inséparable de sa dimension sociale. Jean Chrysostome disait : "chercher seulement le salut de soi-même est le moyen le plus sûr de le perdre... Notre vie est un combat très dur. Notre Roi nous ordonne de nous tenir debout dans les rangs de tous sans poursuivre nos propres intérêts". Il dit aussi : "l’amour du prochain est un sacrement". "Après Dieu, estime les hommes comme Dieu même" disent les spirituels et ils ensei­gnent ainsi un infini respect pour ce "lieu de Dieu" qui est l'homme.

3. Aucune forme sociale ne peut jamais être "dogmatisée". Pour l'Eglise elle sera toujours relative. Cela veut dire aussi qu'il n'y a pas une politique, une économie ou un art chrétiens, que l'Eglise en tant qu’institution n'a pas de recettes infaillibles dans ces domaines, mais "il peut et il doit y avoir une présence personnelle des chrétiens dans la politique, l'économie et l'art, une présence ouverte, qui transfigure"  (0.Clément), une présence qui rappelle et cherche toujours dans et par l'amour le visage de Dieu dans l'homme, et travaille dans le sens du dessein de Dieu sur l'humanité et le cosmos.

4. Dans l'héritage culturel de l'Eglise, une attention toute particu­lière devrait être portée aux Pères du 4 et 5 siècles (un Basile le Grand, un Jean Chrysostome, un Grégoire de Naziance et d’autres). Nous trouverons si nous voulons nous donner la peine de les relire et de les traduire à nos réalités d’aujourd'hui une doctrine de la propriété (qui par exemple renie la propriété privée partant du principe que tout est à tous et quo l'homme est gérant pour les autres des biens qu'il possède) qui pourrait acheminer le monde chrétien vers une réalité sociale vécue et peut-être  résoudrait certaines fausses oppositions de notre monde contemporain.

 

Comment servir aujourd'hui

Ceci dit comment servir aujourd'hui. Je crois que les réponses sont multiples et l’on peut déjà les lire en filigrane dans tout ce qui précède. Je ne voudrais pas parler de méthodes ni même de formes définies, celles-là étant laissées à chacun dans le  milieu où il vit dans le sens où les charismes de l'Esprit l'orienteront, s'il fait le silence pour savoir et pouvoir écouter. Je me contenterai d'indiquer des orientations. La voie royale du service du chrétien aujourd'hui comme toujours passe par l'aventure de la sainteté. Le même Olivier Clément disait qu’on ne répond aux héros de la pseudo­ totalité ou de la mort que par l'appel à une sainteté renouvelée. 

"Seuls les saints savent intérioriser ln violence en métamorphose… diffuser par l'amour actif ou la simple action de présence la communion qui sape les murs de la séparation et travaille au salut do tous". Et cet effort vers ln sainteté veut aussi dire une recherche assidue du Christ dans toutes les différentes formes de sa présence. Cet effort commence par la prière. "Si vous ne priez plus, ce n’est tout de même pas do la faute des machines" écrivait Denis de Rougemont. En d'autres termes si vous ne priez plus, ce ne sont pas les machines qui vous donneront et se donneront un sens. Dans un monde qui traverse une crise de l'esprit ct qui rejette consciemment  et souvent inconsciem­ment toute vie spirituelle, ce n'est justement pas le moment pour les chrétiens de dénigrer l'importance de cette relation personnelle avec Dieu dans le secret de leur rencontre. La prière "art des arts et science des sciences" salon l'adage des Pères est l'arme par excellence que les chrétiens ont de plus en plus honte semble-t-il d'utiliser et qui devrait à mon avis être une pierre de base de notre service. Le monde est surtout séduit par la figure du Christ vivant et mangeant parmi les hommes, humble et serviteur, mais il oublie que ce même Christ se retirait souvent seul pour parler avec son Père.

Cette prière doit être accompagnée d'une conversion personnelle à l'essentiel du christianisme, dépassant les formes pour redécouvrir dans la liturgie, la fréquentation des mystères et la méditation de la Parole, le Christ personnel ct cosmique, et pour réaliser en union avec la communauté dans l'Eucharistie la jonction du temps et de l'Eternité.

Cette participation à la vie de l'Eglise, si elle se fait dans la présence de Dieu, par une métanie permanente tout notre être, nous permettra de vivre existentiellement la joie de la Résurrection et donc nous donnera plus d'amour rayonnant et plus de conviction personnelle de la "Bonne Nouvelle" quo nous avons à annoncer : celle de la Seigneurie du Christ sur le monde.

Cette bonne nouvelle nous sommes conscients qu'il y a plusieurs moyens de la faire parvenir et pas nécessairement par la parole. Les moines et les cloitrés témoignent aussi par leur silence s’il est rempli d'amour pour Dieu et les hommes. Mais les intellectuels chrétiens devraient être capables, par le truchement d'une culture religieuse poussée et par la fréquentation des Pères de l'Eglise, de se débarrasser des scories de la pensée religieuse actuelle si vite qualifiée de chrétienne pour arriver à exprimer dans un langage accessible les vérités essentielles souvent déformées du christianisme sur Dieu, l’Homme et le Monde.

C’est là la première dimension de notre service aujourd'hui. Elle consiste en une reconversion personnelle au Christ, recherchée dans un effort de tous les instants. Elle ne contredit pas, bien au contraire, celles qui vont suivre, mais  elle est pour moi, une nécessité sans laquelle toute autre forme de service risque de déboucher sur un activisme stérile et de courte haleine. Ce sont los hommes "à l’intérieur" qui font les révolutions disait Péguy, et les hommes d'aujourd'hui qui ne trouvent plus le temps de "sortir dans l'instant" selon l'expression de Kierkegaard, ont surtout besoin de spirituels qui, sans nécessairement parler, témoignent par leur vie interne, dans le travail de tous ls jours. Le chrétien est ainsi appelé de plus en plus à incarner le commandement nouveau : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Cc dont le monde a besoin aujourd'hui c'est de dire de nouveau : "Regardez comme ils s’aiment " ou plutôt en paraphrasant quelque peu la phrase antique : "Regardez comme ils aiment".

La seconde dimension de notre service est notre embrigadement au renouveau de l'Eglise. La tentation très courante des jeunes chrétiens aujourd'hui est de couper les ponts avec l'Eglise qu'ils associent et limitent à une "institution" réactionnaire, sclérosée et figée dans un passéisme dévastateur. Souvent pour beaucoup "l'Eglise c'cst eux", c'est-à-dire les prêtres, les évêques et les nantis. Il faut faire là un grand effort de réalisme spirituel et se rendre compte que l'Eglise, que je compose avec les prêtres et les évêques, a souvent exposé mes propres faiblesses et que l'humain dans l'Eglise a souvent failli mais qu’elle reste quand même et malgré tout l'endroit où la relation entre Dieu et l'homme est connue et réalisée et que l'Esprit qui y souffle et qui attend d’être accepté par nous la renouvelle en permanence. Le baptême nous rend responsables de cette Eglise et de son renouveau. Il s'agit de convaincre par nos vies et notre expérience le plus grand nombre à se reconvertir pour que justement l'Eglise qui nous assemble reprenne sa voix prophétique et redevienne l'icône du monde, un monde où l'on s'aime, d'où jaillit l'amour. Le renouveau de l'Eglise est l'œuvre de tous ses membres, tous prêtres dans le sacerdoce royal de service ct d'enseignement.

Ceci nous amène à œuvrer, chacun selon ses possibilités et ses moyens dans les domaines suivants :

1. Exiger que l'Eglise sorte de son silence complice face à l’injustice et à la tyrannie des nantis. L'Eglise n'a pas à bénir ou bannir tel ou tel autre système politique mais elle a à dire non - un non prophétique - à toute injustice, à toute oppression, à toute limitation de la liberté et de la dignité humaines.

2. Exiger que l'Eglise redevienne l'Eglise des pauvres, elle-même pauvre pour qu’elle puisse vraiment redire avec l'apôtre aux paralytiques de ce monde : "De l'argent et de l'or, je n’en ai pas mais ce que j'ai, je te le donne, au nom de Jésus-Christ, marche'' (Luc 3, 6).

3. Exiger que l'Eglise abandonne son ton paternaliste pour redevenir vraiment servante, sachant écouter et profiter de tout apport. Qu'elle abandonne aussi tous les signes et les formes du pouvoir temporel dont elle s'est souvent attifée au cours des siècles, à partir de l'ère constantinienne.

4. Amener l’Eglise à s'intéresser à l'élan créateur de l’homme et à l'assumer et en profiter dans la réévaluation de ses méthodes d'enseignement ct do formation. Le théologien et le pasteur dans l'Eglise ne peuvent plus se passer des services du sociologue s'ils veulent parler un langage intelligible, qui ait le plus de chance possible d'être accepté et reçu. La réforme du langage dans l'Eglise est une des nécessités de sa mission aujourd'hui, et toute l'initiation chrétienne et la catéchèse devrait profiter sans honte des découvertes de ln sociologie, de la psychologie des masses et des sciences de communication.

5. Convaincre l'Eglise de prendre un rôle actif dans le problème du développement. Un impôt substantiel et régulier parmi les chrétiens qui constituent tout l'éventail des nations riches peut résoudre radicalement la situation du Tiers-Monde. Pourquoi l'Eglise ne s'attacherai-elle à convaincre les nations riches de cette nécessité ?

6. Convaincre l'Eglise d’adopter une attitude plus prophétique pour promouvoir la Paix (pressions sur les gouvernements, éducation dos masses, défense des objecteurs de conscience, etc.)

7. Enfin assurer l'ouverture et le dialogue avec toutes les tendances et les idéologies, refusant toute exclusive, tout racisme, etc…

8. Rappeler à l'Eglise son charisme de réconciliation entre les hommes, en son sein et à l'extérieur. L'Eglise a à lutter contre la tentation courante de se transformer en une "confession", une ethnie dans laquelle les chrétiens seraient une race privilégiée et supérieure.

9. La faire œuvrer en vérité pour l'unité entre les chrétiens. Les murs de la séparation no montant pas jusqu'au ciel, comment les Eglises chrétiennes peuvent-elles vraiment redevenir la voix prophétique dans le monde, si elles continuent d'admettre entre elles les signes les plus viles de la dissension et de la rivalité ?

Evidemment, ce ne sont là que quelques orientations. Les circons­tances locales do chaque chrétien ct de chaque Eglise souligneront les urgences. Ce qui importe pour nous est de comprendre qu'une des dimen­sions de notre service, est justement de rendre les Eglises plus présentes au monde et plus ouvertes à l'Esprit, toujours prêtes à se placer sous le jugement de Dieu dans un mouvement permanent de repen­tance et d'amour. Cela suppose une participation personnelle de chaque chrétien et en particulier les jeunes au travail d'éducation et d'ensei­gnement entrepris par l'Eglise. J'ai le devoir d'enseigner tout autant quo le prêtre et l’Esprit - si je me fais humble et docile – parlera à travers moi.

La troisième dimension de notre service en tant que chrétiens vivant dans le monde est l'engagement dans le socio-politique. Cette dimension d’ailleurs est toujours liée aux deux premières. Il faut clarifier une fois pour toutes que l'Eglise en tant que communauté n'a pas à adopter des options socio-économiques ou politiques bien définies, mais qu'elle a à rappeler par sa vie d'abord et aussi par la parole à temps ct à contretemps les exigences de la Justice, de l'amour et de la Paix. Il n'y a pas de sphères d'activités qui soient tabous pour le chrétien et c'est au plus profond du monde, là où les hommes pleurent, souffrent ct s'entretuent qu'il a à porter sa mission d'humanisation de l'ordre terrestre. Le chrétien ne devra jamais avoir peur de se salir les mains. Là aussi les possibilités sont multiples et le chrétien choisira sa voie en fonction de l'heure et de la nécessité. Mais je pense qu'il y a quelques options importantes qui doivent être communes et peut-être caractéristiques du chrétien d'aujourd'hui.

1. Le travail professionnel quotidien est une offrande à Dieu ct le chrétien à quelque poste de responsabilité qu'il soit est celui qui humanise les rapports avec les autres brisant ainsi la monstrueuse machine bureaucratique et administrative qui forme la trame de notre monde moderne.

2. Le chrétien travaille avec les autres citoyens quelles que soient leurs convictions (même s'il n'en ont aucune) et sans aucune exclusive, à chercher à promouvoir des possibilités de vie humaine plus complètes grâce à la croissance économique et aux transformations sociales. Je n'en dirai pas davantage pour éviter d'entrer dans la technique économique et dans les rouages souvent étouffants d'une société basée sur la production et la consommation et dont certains principes de base devraient être radicalement modifiés.

3. Le simple fait de voter n'exprime pas la responsabilité du chrétien dans sa participation à la vie publique. Il doit aussi trouver sa place dans les partis (jamais des partis chrétiens !), les syndicats et autres instruments de la vie publique. Il faut noter ici que le chrétien sait qu’aucune structure sociale, aucun système de pouvoir humain ne sont parfaitement justes et que tout système tombe sous le jugement de Dieu dans la mesure où il n'est pas capable de se reformer lui-même en réponse à l'appel vers la justice. Ni le changement ni le statu quo en tant que tels ne sont forcément bons.

4. Lorsqu'un système est injuste, lorsque la dignité humaine y est bafouée, qu'une classe possédante opprime les autres, lorsqu'un changement radical - tel au Liban par exemple - devient nécessaire, le devoir des chrétiens est de s'opposer à l'exploitation de l'homme par l'homme. Cette opposition prendra diverses formes et si cela exige une révolution rien n'empêche le chrétien d'y participer y apportant dans la mesure du possible une libération de la haine. Ce combat soulève la question capitale des méthodes d'opposition qu'un chrétien peut employer. L'essence même de la vie chrétienne engage le chrétien à rechercher tous les moyens pacifiques et non violents pour son action dans la société. Il faut qu'il se familiarise avec les formes de la non-violence qui ont été employées efficacement dans d'autres situations (Ghandi, Martin Luther King etc…) et user de son imagination pour découvrir les formes qui conviennent à sa propre situation. J'ai tendance à croire que c'est là la seule attitude possible. N'oublions pas que le Christ a insisté sur deux exclusives et a exprimé deux refus : l'épée et l'argent en termes très nets. Je sais que parfois devant une force qui opprime des millions de personnes, il semble qu'il n'y ait aucune autre voie que la violence. On ne peut émettre un jugement général, chaque chrétien décidera dans le secret de son cœur, mais s'il décide d'user de la violence, il est essentiel qu'il la considère comme un moindre mal comme une "dernière ressource" qui ne se justifie que dans des situations extrêmes.

5. Le chrétien dans son pays doit lutter contre toutes les formes in-sinueuses de l'impérialisme (de droite ou de gauche) et du néo colonialisme et œuvrer à une unité et une indépendance nationales ouvertes. Il doit sympathiser, participer ou aider dans la mesure de ses moyens, sur le plan local et international, les mouvements de libération des pays d'Asie, d'Afrique, d'Amérique Latine et du Moyen-Orient. Il ne peut garder le silence devant des faits aussi importants que la guerre du Vietnam, celle du Moyen-Orient et les problèmes raciaux d'Afrique du Sud, ainsi que les évènements d'Europe Orientale et d'Amérique Latine. Il doit acquérir une conscience pan-humaine qui fasse fi des répar­titions factices des "mondes libres", des rideaux de fer ou de bambou… expressions qui ne dénotent souvent rien d'autre que des caricatures d'une réalité infiniment plus complexe.

6. Le chrétien doit se joindre par tous les moyens à ceux qui cher­chent à éveiller la conscience de leurs semblables au sujet de la Paix. Un acte do repentir chrétien collectif est à faire pour le fait historique de la justification par l'Eglise de toute guerre et de la bénédiction des armées. Le monde d'aujourd'hui aurait certes été différent si l'histoire chrétienne n'était pas remplie de "guerres justes". L'objection de conscience, à mon avis, devrait être généralisée et acceptée et un régime de service social devrait remplacer le service militaire. Il faudrait évidemment ajouter ici le rejet par la conscience chrétienne de toute l'industrie des armements nucléaires, biochimiques autant que traditionnels.

7. Le chrétien doit exhorter par sa parole et son exemple les hommes à dire "non" à certains aspects de l'évolution sociale qui aliènent l’homme et lui font perdre les valeurs positives de son héritage culturel et éthique. Une pensée chrétienne simple et libérée des tabous et de la dichotomie du passé devrait remettre en valeur l'importance d'une chasteté rayonnante, la nécessité du maintien mais aussi du renouveau de la famille "petite église domestique" selon l’expression de Jean Chrysostome et d’autres aspects de notre vie sociale d'aujourd'hui. Il s'agit aussi de réclamer la véritable libération de la femme tout en n'esquivant pas les graves problèmes que pose le travail à outrance des femmes ayant des enfants.

8. On pourrait certes allonger la liste. J'ajouterai seulement que le chrétien, dans ce monde de technocrates, doit lutter pour "garder à la science sa démarche spécifique qui est d'ouverture et de recherches nues sans métaphysique de contrebande. Il sai qu'il n'a rien à redouter de la démarche scientifique ct que le fait que le monde soit la création de Dieu, que l'énergie divine pénètre et cherche à transfigurer l'univers, que l'homme soit à l'image de Dieu, une existence personnelle inobjectivable, que tout cola ne signifie nullement que la science doive trouver des bornes, mais que le réel se présente à elle comme inépuisable et qu'elle doit rester interrogation et mouvement" (O. Clément). Il sait aussi qu'il est appelé à témoigner sans exclusive, ni fausse modestie dans sa vie à ce Dieu vivant dont il se nourrit dans l'Eglise par la prière, la Parole et les mystères et que les formes de son action, que toute forme, si elle n'est pas transfi­gurée par l'Esprit, ne lui permettra pas de refléter la joie de la résurrection dans un amour humble des hommes. En définitive, je voudrai terminer avec cette phrase du poète communiste Paul Eluard : "Il ne faut pas de tout pour faire un monde, il faut de l'amour et rien d'autre", et rappeler qu'il nous a été donné de connaitre la source de cet amour.

Notre service donc aujourd'hui est essentiellement de savoir ne pas éteindre la flamme de cet amour qui, si nous le prenons au sérieux, ne manquera pas de nous brûler, et par nous le monde, comme un immense feu de joie.

 

 













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