Lettre au MJO

Raymond Rizk

Mars 1995


Quand le Secrétaire Général m'a demandé de m'adresser à vous à l'occasion du 53ème anniversaire du MJO, je ne sais pourquoi trois situations vécues à différentes périodes de ma vie se sont éveillées en moi. Je voudrais donc vous en faire part.

Tout d'abord, cette pensée contenue dans un "florilège" que m'avait adressé un vieux moine catholique français, peu de temps avant sa mort, il y a de cela une dizaine d'années qui comportait : "Sors de l'avenir, tu ne sais pas le regarder. Tes yeux n'y voient que des croix et il ne renferme que de l'amour".

Puis cette phrase balbutiée avec une grande douceur par un évêque orthodoxe roumain, il y a près de quarante ans, en réponse d'âpres critiques que j'avais formulées devant lui - à une époque où fier d'avoir redécouvert mon Orthodoxie, je me définissais comme tout néophyte en m'opposant - contre ce que j'avais alors appelé' la "torpeur" des Eglises Orthodoxes d'Europe de l'Est. Et le vieil évêque, dont les yeux reflétaient toute la souffrance du monde, m'avait dit : "C'est aux jeunes orthodoxes qui vivent dans les pays dits libres de se ressaisir dans la foi pour que leurs Eglises sortent de leur propre torpeur et deviennent les témoins de la véritable Orthodoxie.

Enfin le cri d'une amie protestante américaine, rencontrée il y a bien longtemps, lors d'une assemblée œcuménique, à la suite d'une réunion où les orthodoxes avaient eu l'occasion de parler de la liturgie comme source de toute vie communautaire. Elle nous dit : "Tout cela est très beau. Vous dites que c'est là la vision de l'Eglise primitive. Je veux bien vous croire, mais nous est-il possible de l'incarner de nos jours ? Et vous qui en parlez si bien, dites-moi où je pourrais la voir vécue aujourd'hui ?".

Il me semble que notre raison d'être, la raison d'être du MJO et la nécessité impérative de le voir continuer d'agir, avec une vitalité renouvelée, me semble . résider dans ces trois phrases, car elles éclairent – chacune à sa façon - les tentations qu'il faut continuer à éviter et laissent entrevoir les voies du renouveau. '


Hommes de peu de foi: Notre torpeur

La première phrase :"l'avenir n'est pas plein de croix, mais d'amour", rappelle la tentation de l'abattement (citée, avant l’oisiveté en tête de liste par saint Isaac le Syrien dans sa prière du repentir) qui nous prend fréquemment devant l'urgence, la difficulté et l'immensité de la tâche d'être chrétien, et qui nous éparpille dans une mauvaise curiosité avide des choses de ce monde, nous faisant oublier notre foi en l'efficacité de Dieu, le véritable protagoniste de l'œuvre du renouveau et qui nous appelle sans cesse à y participer en tant que co-acteurs.

Or, le semeur a à semer, il n'a pas à connaitre le temps - ni l'étendue - de la moisson, mais il se doit de vivre dans la conviction et l'espérance que le Dieu de la moisson est ressuscité et qu'il est source éternelle de la résurrection. L'avenir est le fruit fructifié par l'Esprit de notre engagement d'aujourd'hui. Nous devons donc être et rester fidèles, mettant notre confiance en Celui qui a vaincu le monde.

La foi, la vraie, pas celle dont on parle et dont on se prévaut, mais celle qui agit de l'intérieur dans un mouvement d'infinie confiance dans la sagesse de Dieu et dans un appel à nous "abêtir" aux yeux du monde, cette foi peut toujours "déplacer les montagnes" car, somme toute, les miracles sont à la portée – et à la mesure - de l'homme "christophore", de celui qui "porte le Christ" en son cœur.

Or il nous faut, je crois, avouer que nous manquons de cette foi-là, et que des paroles de l'Evangile comme "Demandez le Royaume de Dieu et sa justice et tout le reste vous sera donné par surcroît", ou bien "Ne vous souciez pas..." de telle ou telle autre chose, qui sont autant d'invites à sortir de nous-mêmes, de notre suffisance, de notre embourgeoisement, de la sécurité trouble de !'argent, du pouvoir, de l'autorité, à la limite de la raison, et autant d'appels à nous détacher de tout pour suivre Jésus. Il nous faut admettre que ces paroles de l’Evangile nous semblent souvent comme des sortes d'hyperboles, des surenchères verbales, des commandements "contre-nature", car nous oublions que la "vraie" nature, que les vrais critères ne devraient plus être pour nous, après la Résurrection, ceux de notre nature cassée, déchirée, mais ceux du Dieu-Homme qui a assumé cette nature et l'a fait asseoir dans la gloire à la droite du Père.

La torpeur de nos Eglises

La deuxième phrase, celle du vieil évêque, nous rappelle la "torpeur" qui ne cesse d'assaillir notre Eglise, et la nécessité pour tous les membres de Peuple de Dieu - en insistant davantage sur les jeunes - de se considérer en commun responsables de cette torpeur et de s'atteler à l’œuvre du renouveau. Cela suppose l'abandon du rôle si confortable de spectateur au doigt accusateur - tellement fréquent dans nos milieux orthodoxes - qui pourfend de ses critiques les divers "ils" dont il affuble les autres - qu'ils soient clercs ou laïcs de "l'autre bord" - pour assumer le stade du "nous" qui devrait être le seul pronom chrétien.


Mais pourquoi cette insistance sur les jeunes au sein du Peuple de Dieu, quand nous savons que devant le Seigneur il n'y a ni jeunes ni vieux ? Tout d'abord parce qu'ils en sont membres de plein droit et qu'on ne les y prend pas toujours au sérieux, ce qui crée un déséquilibre dans la vision et l'action pastorales plus particulièrement perçues comme l'apanage des adultes et de gens "plus assis". Or s'il est vrai que le rôle des adultes, quand ils sont fidèles, est de conserver vivante la tradition qui leur a été transmise et de l'enrichir par l'expérience des saints que Dieu peut susciter parmi eux au terme d'une vie passée à le servir, il n'en reste cependant pas moins qu'ils ont parfois trop tendance à s'attacher aux statu quo sécurisants et qu'un excès de prudence les amène à ne pas distinguer assez entre les divers éléments de cette tradition qu'ils veulent à juste titre préserver, pour pouvoir en élaguer les branches mortes.

Les jeunes, par contre, ont tendance, de par leur tempérament, à remettre en question tout ce qui leur est proposé. Pour cela, un de leurs rôles dans l'Eglise - dans la mesure où ils veulent vraiment être fidèles,
c'est-à-dire se lancer de tout cœur, comme eux seuls savent le faire, dans l'aventure de la sainteté -, c'est justement de poser des questions l'Eglise, de l'interpeller, de la "gêner" en lui rappelant à temps et à contretemps ses compromissions, et par la-même et par leur engagement humble à son service de l'aider à retrouver son éternelle jeunesse.

De plus les jeunes sont les mieux placés au sein du Peuple de Dieu pour sentir dans leur chair la souffrance et les angoisses du monde, et pour comprendre les formes nouvelles dans lesquelles ii ne cesse d'évoluer. C'est 'eux donc d'expérimenter et de suggérer le langage et les gestes nouveaux à adopter par l'Eglise pour être mieux comprise dans le monde d'aujourd'hui. En cela, les jeunes sont les intermédiaires de toute l'Eglise. Il ne s'agit pas pour eux de se mettre en vedette, ni de se croire privilégiés. Il faut qu'ils restent au plus profond du monde ceux que la vérité interpelle et qui la suivent, contre vents et marées.Leur fonction dans l'Eglise est justement d'être sans honte et sans peur - "que nul ne méprise ton jeune âge" (1 Tim 4,12) - 1'écho de ces interpellations afin que l'Eglise devienne plus elle-même et remplace les scories que sa Tradition vivante a charriées au long de sa pérégrination terrestre, par les humbles pépites que l'Esprit met entre les mains de chaque nouvelle génération quand elle se remplit de lui.


Ce qu'on attend de nous

La troisième phrase - la vision orthodoxe est attirante, mais où et comment la vivre ? - nous rappelle que parfois, peut-être trop souvent, nous avons tendance à ''faire", nous les orthodoxes, de la "belle" théologie sans nous donner la peine d'en vivre.

Cela pose certes le problème des responsabilités énormes qui sont les n6tres pour traduire dans un langage accessible les trésors de l'Eglise primitive dont nous sommes les indignes dépositaires. Mais il me semble que le monde a beaucoup plus besoin de nos jours de chrétiens qui soient bien plus des témoins et des vivants, des "théologiens à la manière des pécheurs-apôtres" (Saint Grégoire de Nysse) que de professeurs d'histoire des religions ou d'archéologie théologique. II a besoin de s'entendre dire : "Viens et vois". II s'agit d'expérimenter nos dires théologiques ici et maintenant dans le vécu de nos paroisses, humblement, sans triomphalisme, dans une ouverture attentive aux g6missements que l'Esprit nous laissera - si nous restons en éveil - capter et peut-être transmettre en paroles de vie.


Notre vocation: Quelques jalons

Dans cette perspective, j'oserais suggérer à votre réflexion quelques jalons anciens, qui me semblent rester très actuels, pour orienter de plus en plus notre témoignage.


1. Etre de plus en plus conscients de notre véritable identité orthodoxe

Cela veut dire que nous devons réaliser que nous sommes chrétiens avant que d'être étudiants, ouvriers ou fonctionnaire chrétiens, c'est-à-dire serviteurs, frères adoptifs et imitateurs du Christ qui est, avec son Père et son Esprit très saint, le but ultime de notre vie et son sens. Ainsi le Christ et son service ne peuvent être pour nous un passe-temps, un bouche-trou, mais ce par quoi, ou plutôt Celui par qui tout prend sa véritable signification.

Etre conscients de notre identité veut aussi dire que nous devons réaliser que nous sommes des chrétiens orthodoxes avant que d’être libanais ou syriens, grecs ou russes, notre véritable patrie - la seule ou nous ne sommes pas des étrangers - étant l'Eglise du Christ dans laquelle nous naissons à la vie éternelle.

Cette prise de conscience de notre véritable identité ne refuse certes pas les autres identités, mais elle devrait les illuminer de l'intérieur, nous permettant de ne pas sombrer dans les "ismes" de tous genres (nationalisme, phylétisme, chauvinisme, racisme etc.) qu'elles ont tendance à générer quand elles sont laissées à elles-mêmes.

Pour connaitre et vivre notre Orthodoxie, ii n'y a d'autre voie que celle qui a été "livrée une fois aux saints", et expérimentée par des générations de nos frères dans la foi. Il nous faut beaucoup d'humilité, de confiance, mais aussi beaucoup d'audace pour accepter de suivre une voie qui semble à beaucoup, selon les critères prévalant de nos jours, "désuète", "dépassée", pour ne pas dire "obscurantiste". 11 nous faut oser faire ce défi à nous-mêmes - et à ce monde - et vouloir devenir chrétiens, car on ne l'est jamais assez, mais on le devient en permanence, encouragés en cela par les traces lumineuses de ceux qui nous ont précédé sur les voies de la sainteté et qui sont encore aujourd'hui nos compagnons de route.

Sans cette volonté, tout attachement à l'Orthodoxie est futile. A la limite c'est un contre-témoignage. Est témoin celui qui a fait silence pour entendre la Parole à transmettre, s'en est rempli, en a vécu et s'est fait transparent pour qu'elle illumine à travers lui.


Devenir orthodoxe, aujourd'hui comme hier, passe donc forcément par :

a) La pénitence et l'acquisition de "l'esprit du Christ" par la prière, la fréquentation assidue des Ecritures et des Pères et par la rigueur de notre style de vie, car "nul n'est digne d'aller vers toi, 0 roi de gloire, s'il est lié - comme dit notre Liturgie - par les passions et les voluptés charnelles".

b) La participation à1a vie de la communauté eucharistique comme ressourcement, enracinement dans le Christ et son Eglise, mais aussi réalisation et prise de conscience de l'unité et de la coresponsabilité de tous les membres du Peuple de Dieu, apprentissage d'amour fraternel, mise en commun et service, et par l'expérience de vie continuelle en la sainte présence de Dieu, avant-goût d'éternité.

c) Le témoignage et le service car l'amour, source et contenu de toute diaconie, "nait de la prière" (St. Isaac le syrien) et "la vie et la mort dépendent de notre prochain... et si nous scandalisons notre frère nous péchons contre le Christ" (St Antoine le grand). II s'agit pour nous d'être les témoins de la résurrection expérimentée par nous, non pas uniquement la nuit de Paques, mais aussi et surtout à travers le déroulement de cette vie dans l'Eglise que nous venons de mentionner et qui est faite de morts résurrections continuelles.

Témoins de la Résurrection, non seulement par la parole, mais surtout par le fait d'être devenus nous-mêmes "tellement ressuscités" que la Résurrection cesse d'être pour les autres une hypothèse de discussion ou un axiome de foi mais une réalité évidente. Devenir rayonnants, présents aux préoccupations de l'homme, sans peur, ni fausse honte, ni compromission, dans une attitude de service et de témoignage.Devenir somme toute plutôt que des "liturgistes", adorateurs de typicon, des hommes ouverts, "au visage et au sourire liturgiques" (P.Evdokimov), des hommes-louange, des hommes-appel.


2.Amener notre Eglise à briser les carcans et se mettre à l'écoute de l'Esprit

La deuxième facette de notre vocation est d'amener notre Eglise à briser les carcans divers - anciens et nouveaux - dans lesquels elle se laisse enfermer et se mettre à l’écoute de l'Esprit pour déchiffrer les signes des temps, prêter une oreille vigilante aux cris des hommes et sentir l'urgence du renouveau, à tous les niveaux de la vie ecclésiale. Je citerai ceux où cette urgence de renouveau me semble être la plus criante.

a) Hâter l'avènement de communautés eucharistiques vivantes, par un renouveau liturgique en profondeur pour retrouver au-delà des traditions diverses qu'il faut savoir interpeller, le véritable sens de la liturgie comme œuvre commune. Cela implique un renouveau des textes et des pratiques, une affirmation de la place centrale de l'Eucharistie et de la communion pour réunir et réaliser l'Eglise et de la nécessaire préparation des cœurs et la convergence de la foi qu'elle implique chez ceux qui y participent, un assainissement des relations entre tous les membres du Peuple de Dieu dépassant dans le
respect des charismes les tentations ö combien présentes du cléricalisme ou du laïcisme tout autant destructeur, et surtout une célébration de plus en plus réelle de la "liturgie après la liturgie" et du "sacrement du frère" par le partage.

Inventer des communautés où tous les orthodoxes d'un même lieu, sans distinction d'origine ou de rang social seraient appelés à se reconnaitre frères dans la louange, le témoignage et le service, chacun selon les charismes et les moyens qui lui sont donnés est une nécessité pour dépasser les dichotomies de plus en plus flagrantes dans nos milieux entre Eglise et confession, riches et pauvres, "spirituels" et "pragmatiques", notables et "hommes du peuple", en mettant en évidence que le plus grand titre de gloire pour tout orthodoxe, dans l'Eglise du Christ , au-delà de toutes les apparences et les clivages de ce monde, est justement de prendre conscience et d'activer son appartenance au Peuple de Dieu.


b) Encourager de plus en plus dans les rangs du MJO ce qu'il est convenu d'appeler les "vocations", en prenant cependant bien soin de donner à ce terme le sens qui est le sien dans la tradition orthodoxe. En effet la vocation de chaque baptisé lui est signifiée à sa chrismation quand il est oint du sceau du Saint-Esprit et "consacré" à Dieu. Sa vocation est alors de réaliser cette consécration dans le service auquel Dieu et son Peuple l'appellent selon les charismes qui lui ont été donnés. Des communautés eucharistiques vraies ne peuvent se former et survivre que si elles comptent parmi leurs membres un noyau conscient de cette consécration et qui travaille à la réaliser en soi et dans les autres.

Nous avons un besoin de plus en plus pressant de ces orthodoxes "consacrés qui soient près à répondre "présent" et être disponibles à servir là où les appelle l'Eglise.

Nous avons besoin de laïcs pleinement engagés Ils n'ont pas, comme le laissent entendre les tenants d'un cléricalisme de type occidental que l'Occident lui-même commence à récuser, une place accessoire de citoyens de seconde zone dans l’Eglise, car Dieu lui-même, quoiqu'en disent certains de ses porte-parole, les responsabilise et les appelle à participer en communion parfaite avec l'Evêque aux affaires de toute l'Eglise. La nécessité de former les divers "conseils" paroissiaux , épiscopaux ou antiochiens requis par les Canons n'est pas un luxe, ni l'expression d'un souci purement administratif, ni parce que les clercs ne savent ou ne doivent pas s'occuper des choses matérielles, mais au-delà de tout cela pour aider à exprimer la réalité conciliaire et de "sobornost" de toute l'Eglise.
Mais, au-delà des laïcs engagés, nous avons un besoin encore plus pressant de prêtres et de moines selon le cœur de Dieu. Cette exigence doit se faire toujours plus présente et insistante dans les rangs du MJO. 1l nous faut comprendre que le prêtre pieux et cultivé, normalement marié selon nos sages traditions séculaires, est la cheville essentielle de base de toute communauté eucharistique et que toute l'Eglise vit de la prière des moines. Devant cette urgence, il nous faut lutter contre les réticences qui se font jour, ici ou là, parmi les jeunes, à cause d'un certain nombre de pratiques relationnelles et des considérations matérielles, car celui qui veut se consacrer se consacre à Dieu et non pas un homme, et Dieu, qui pourvoie à la subsistance des oiseaux du ciel et ne donne pas des pierres au fils qui demande du pain, finira toujours par faire comprendre aux hommes d'en faire autant avec les siens, surtout dans l'Eglise où l'appel au partage est sens être le thème favori des sermons!


 c)Vivre la véritable unité de l'Esprit dans l'obéissance réciproque des membres du People de Dieu

Ces suspicions et les nombreux manquements à l'amour fraternel entre les divers membres du Peuple de Dieu m'amènent à penser qu'il semble y avoir une crise de l'unité au sein de notre Eglise. De nouveau des courants se forment, les zizanies prolifèrent, des alliances se nouent et se dénouent, des démons qu'on croyait à jarnais vaincus réapparaissent et sèment la discorde. Je sais que beaucoup de ces "petits qui croient" sont profondément scandalisés par cet état de choses et les calomnies, les jalousies, les luttes d'hégémonie qui l'accompagnent et qui laissent parfois penser que notre Eglise est en passe de perdre l'amour, donc sa raison d'exister. Saint Basile, devant une situation semblable, en tout cas dans ces résultats pratiques, écrivait à ses pairs - mais ses paroles devraient s'adresser aujourd'hui chacun d'entre nous, indifféremment clercs ou laïcs - cette phrase qui devrait nous secouer: "Il est préférable que nous disparaissions et que les églises vivent dans une mutuelle concorde plutôt que de voir nos puériles et mesquines querelles causer un si grand mal au peuple de Dieu" (lettre 204,7). Sommes-nous capables de faire nôtre son cri et de crier à notre tour au scandale. Ne faudrait-il pas penser sérieusement à organiser des jeûnes, publics ou privés, et des prières continues afin que Dieu nous pardonne et nous donne la force de nous ressaisir et de revivre en Eglise.

Les structures ecclésiales doivent être des structures de communion et de service et rien d'autre. Elles n'ont pas pour but principal d'assumer un ordre de type juridique, ni même l'unité de type purement institutionnel, mais l'harmonie dans l'amour fraternel et par là l'unité qui est en commun en tant que don de soi réciproque, reflet du don de soi réciproque qui existe entre les personnes de la Trinite' ("Qu'ils soient un comme nous sommes un"). "Frères, vous êtes appelés à la liberté... et par l'amour à vous mettre au service les uns des autres" (Gal. 5: 13). C'est dans ce contexte qu'il nous faut veiller à rester obéissant, en donnant cependant à ce terme son véritable contenu ecclésial, car il me semble que nous vivons actuellement une crise dans notre compréhension commune de l'obéissance. "Le but de l'obéissance dans l'Eglise n'étant ni d'assurer l'ordre en détruisant l'amour fraternel ou en dépersonnalisant les "plus petits", ni d'élever celui qui commande et d'abaisser celui qui obéit, mais de faire de Ia vie des deux un don de soi à travers un service mutuel et libérateur dans une responsabilité commune pour l'édification de l'Eglise où rayonne la vie du Christ" (D.I. Ciobotea). Un des Pères du désert disait: "Obéissance pour obéissance, si quelqu'un obéit à Dieu, Dieu lui obéit". Dans la vie chrétienne celui à qui on doit obéissance doit toujours en donner l'exemple. Abba Pimène, répondant à un moine qui allait assumer la charge de Supérieur auprès de ses frères, lui dit : " Sois pour eux un exemple et non un législateur".

Notre Eglise semble avoir peur de vivre pleinement de !'Esprit qui souffle en elle. Compris dans l'Eglise primitive comme étant la vraie vie de l'Eglise, l'Esprit y est maintenant surtout vu "comme une sanction et une garantie. Là où l'autorité a été accentuée comme principe formatif de l'Eglise, il (est) présenté comme garantie de cette autorité. Là où la liberté individuelle (est) accentuée contre l'autorité, ii est devenu garantie d'une telle liberté. Rien d'étonnant si l'Esprit Saint, non seulement en tant que source mais vraiment comme le contenu de cette liberté qui est l'Eglise, en même temps don et accomplissement de la liberté, ou pour mieux dire comme étant la liberté elle-même a été oublié" (A. Schmemann, Church, World, Mission).

Prions donc pour que notre Eglise soit de nouveau balayée par le grand vent de la Pentecôte. Et œuvrons à hâter ensemble, dans l'humilité, l'obéissance et l'amour réciproques, cette Pentecôte renouvelée en acceptant de nous laisser modeler par l'Esprit qui, seul peut nous apprendre "comment vivre dans l'Eglise en tant que fils et garder l'audace, comment préserver le mystère et en même temps le communiquer, comment introduire le monde dans le secret de Dieu...sans l'arracher à son dynamisme propre" ( G. Khodr).

3. Témoigner de notre espérance dans un monde brisé

C'est à cette condition que nous pourrons continuer à témoigner de l'espérance qui nous habite dans notreamonde brise et aider, avec toutes les âmes de bonne volonté, à apporter plus de justice, de liberté et de paix En fait le monde actuel n'a essentiellement besoin ni des uns ni des autres. II a besoin surtout d'hommes pleinement humains, c'est-à-dire ouverts aux problèmes de leurs contemporains et les ressentant dans leur chair et dans leur cœur, mais des hommes qui se veulent en même temps, des "hommes en Christ", qui n'ont pas peur dans leur mode de vie, fait de rigueur personnelle et de mansuétude pour les autres, de se vouloir différents qui n'ont pas honte de proclamer que le péché, avant que d'être transgression est un retard à rendre grâces, et qu'il est vrai que "l'homme n'est grand qu'à genoux", car c'est dans cette posture qu'il se fait le plus proche du Dieu kénotique qui nous aime "d'amour fou" et nous appelle à laver, comme lui, les pieds des hommes.

Le monde a besoin de chrétiens qui soient aussi "fous" que leur Dieu, car "si le sel s'affadit", il est normal que la vie n'ait plus de saveur et que s'accroisse le goût d'amertume.

Dire aujourd'hui, et le confirmer par une vie rayonnante joie et de disponibilité, que la prière incessante, cette conscience de vivre continuellement dans la présence de Dieu, que le jeûne, l'ascèse, la chasteté, l'humilité" continuent d’avoir droit de cité et sont des valeurs de vie pour des jeunes, en cette fin du 20ème siècle, par ailleurs libres de tout complexe, est en soi-même un témoignage.

Dire que le Christ ne nous a pas appelé à la facilité, mais dire aussi que son "joug est doux", car il n'est pas avare du Consolateur dont "l'acquisition", selon le grand témoin de la sainteté au tournant du siècle passé que fut saint Séraphin de Sarov, est le "but" de notre vie et nous donne cette "paix intérieure" qui, toujours selon lui, sauvera "des multitudes" autour de nous.

Dans cet esprit il nous faut sortir des tours d'ivoire que nous bâtissons si facilement-autour de nous au gré de nos paresses, de nos peurs, de nos intérêts et de nos compromissions, et de ne pas nous suffire de l'exemple de rectitude que nous pouvons donner dans notre travail et notre comportement de tous les jours pour nous "mouiller" dans des actions concrètes contre la pauvreté, la violence et l'injustice. Je n'ai pas trouvé de mots plus convaincants que ceux lancés, il y a quelques années par la commission inter orthodoxe préparatoire au Grand et Saint Concile pour nous rappeler cette exigence :

"Nous, chrétiens, du fait même que nous avons eu accès au sens du salut, avons le devoir de lutter pour alléger la maladie, le malheur, l'angoisse; parce que nous avons eu accès à l'expérience de la paix, nous ne pouvons pas rester indifférents face à son absence dans la société actuelle; parce que nous avons été les bénéficiaires de la justice de Dieu, nous luttons pour une justice mieux répandue dans le monde et pour la disparition de l'oppression; parce que nous faisons l'expérience chaque jour de la divine condescendance, nous luttons contre tout fanatisme et toute intolérance entre les hommes et les peuples; parce que nous proclamons continuellement l'incarnation de Dieu et la divinisation de l'homme, nous défendons les droits de l'homme pour tous les hommes et tous les peuples; parce que nous avons reçu le don divin de la liberté grâce à l'œuvre ,rédemptrice du Christ, nous pouvons annoncer de manière plus complète sa valeur universelle pout tout homme et tout peuple; parce que nous sommes nourris spirituellement par le Corps et le Sang du Seigneur, nous comprenons mieux la faim et la privation; parce que nous attendons une terre et des cieux nouveaux où régnera la justice absolue, nous combattons ici et maintenant pour la renaissance et le renouveau de l'homme et de la société". )

Je n'ai rien à ajouter à ce texte lumineux qu'espérer qu'il sera entendu et que le MJO redevienne une pépinière d'hommes toujours prêts à trouver, avec les autres, et dans chaque situation particulière, les moyens inventifs et pratiques pour mettre en œuvre cet humble amour des hommes que ce texte voudrait susciter.


Conclusion
Rien n'a donc changé. Les problèmes, les urgences et les interpellations sont de plus en plus là. Si nous avons l'impression de nous trouver dans une impasse, si nous sommes blessés dans notre confiance, dans notre amour, dans nos espoirs à cause des critiques et des insinuations souvent iniques et injustifiées vis-à-vis du MJO, souvenons-nous que le Christ, lui aussi s'est senti abandonné. Mais souvenons-nous aussi que lui n'abandonne point et qu'il a toujours les bras étendus, attendant, si nous le voulons, de nous serrer sur son cœur. Souvenons-nous aussi que dans la Bible, chaque fois que tout semblait perdu, il s'est trouvé un "reste" fidèle qui a permis de nouvelles envolées. Ce "reste", il existe. Je le vois en certains de nos "vieux" et "jeunes" hiérarques, en ce nombre toujours plus grand de moines et prêtres qui se donnent sans compter, en tous ceux qui passent des nuits en prière et dans les balbutiements de notre MJO qui, du milieu de ses grandes interrogations et de sa blessure, reflète humblement, ici ou là, l'éclat de l'Esprit. Ce "reste" agira comme un ferment, un catalyseur, comme le "grain de sénevé " dont parle l'Evangile.

Si Dieu le veut - et nous savons qu'il le veut -, et si nous persistons à le vouloir, le vieil arbre de l'Eglise d'Antioche continuera de refleurir. Il nous faut donc vouloir et ne pas faire la sourde oreille aux gémissements de l'Esprit. Ne durcissons pas notre cœur et des torrents d'eau vive en jailliront. Qu'il nous soit donné d'être conscients à tout instant que par la sainteté de notre vie, non seulement nous œuvrons le mieux pour le renouveau de notre Eglise, mais nous "hâtons" la venue du Royaume (2 Pi 3, 12). "Viens, Seigneur Jésus, viens... car à qui d'autre irons-nous : Toi seul tu as les paroles de la vie éternelle" (Jean 6, 68).







































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